La crise de l’UMP s’éloigne et le typhon médiatique qui a entouré cet épisode tragi-comique a laissé peu de place à l’analyse. 42mag.fr est allé s’entretenir avec Gaël Brustier, co-auteur notamment du très remarqué Voyage au bout de la droite, pour une mise en perspective de cette crise historique de la droite parlementaire française. Éclairant.
Quand il y a un enjeu de pouvoir relatif à la maîtrise d’un appareil politique considéré comme la clé de l’élection présidentielle, il est évident que la lutte est rude. C’est ce qui s’est passé lors de l’élection à la tête de l’UMP, où rien n’a été facilité par un manque évident de rigueur dans l’organisation, ce qui a prêté le flanc à toutes les contestations possibles de part et d’autre…
Au-delà des deux personnalités de Jean-François Copé et François Fillon, y a-t-il fondamentalement une différence idéologique entre les deux ?
Idéologiquement non. Il est amusant de voir que le combat à lieu à front renversé par rapport à il y a quelques années. François Fillon était un proche de Philippe Séguin et reprochait, avec lui, à Alain Juppé et ses soutiens (parmi lesquels le jeune député Jean-François Copé) d’éloigner le RPR des classes populaires… Sinon, ils ont participé tous deux à la mutation de la droite, occidentaliste, obnubilée par l’identité, néolibérale etc. Il n’y a pas de différence idéologique fondamentale entre les deux.
Finalement, est-ce que l’UMP nous a refait un remake droitier du Congrès de Reims du Parti Socialiste ? Pourquoi est-il si difficile d’obtenir un résultat net lors des récentes élections internes des deux grands partis politiques français ?
Les résultats ont été nets pour la désignation du candidat socialiste en 2011. Il y a eu des congrès socialistes avec des résultats nets. Les résultats entre Aubry et Royal puis entre Fillon et Copé ont été serrés parce que les forces qui les soutenaient s’équilibraient, parce qu’incontestablement ce sont des candidats dont l’envergure politique est comparable…
Le combat contre le « mariage pour tous » n’est-il pas l’ « heureux » événement qui met tout le monde d’accord à l’UMP ? Pourquoi ?
Tout le monde n’est pas d’accord à l’UMP sur cette question… ni d’ailleurs au Front National. On entre dans le domaine de la symbolique et des « paniques morales ». C’est un terrain complexe… Il faut s’interroger, à la manière de Gramsci, sur le fait de savoir si la crise ne favorise pas une vague puritaine et d’ailleurs, sans doute convient-il de se demander si cette vague ne touche que les opposants au « mariage pour tous »…
Dans Voyage au bout de la droite, vous expliquez que la contestation de l’ordre établi n’est plus à gauche mais à droite. Que voulez-vous dire ?
On constate que, du vote FN en France aux Tea Parties aux États-Unis, en passant par la Lega Nord, la contestation est passée sur le flanc droit de notre vie politique. Les droites préemptent, en Occident, la contestation. On peut se moquer de la manifestation anti mariage pour tous mais, en toute objectivité, elle a rassemblé énormément de monde au cœur d’une ville, dont on peut dire qu’elle est largement acquise à l’idée du « mariage pour tous ». Ce n’est qu’un des aspects. La droitisation n’est pas la réédition des droites d’hier, elle conjugue contestation et conservation. L’idée de Copé de faire descendre le peuple de droite dans la rue est emblématique de la prise de conscience de la droite française de cette réalité… Les années 1970 ont été marquées par le foisonnement de groupuscules gauchistes, comme le montre bien « Après mai » de Assayas. Rien de tel aujourd’hui. La gauche actuelle est quand même très sage…
La récente étude du CEVIPOF démontre le paradoxe dans lequel nous nous trouvons : tous les pouvoirs nationaux et locaux sont à gauche, l’imaginaire du pays se radicalise et évolue vers la droite, notamment sur les questions liées à l’immigration, à l’autorité et, plus troublant sur la nécessité de réformer le capitalisme ou sur l’acceptation du libéralisme économique. Il y a un paradoxe en France, le pays pense à droite et vote à gauche. Le rejet de Sarkozy y a beaucoup contribué. Sarkozy était la négation des « Deux corps du Roi », il ne s’en est jamais remis. D’autre part, le PS a réussi a remplacé la droite comme parti de la gestion des collectivités locales. Avec succès, les majorités socialistes ont su apparaitre comme de bonnes gestionnaires des municipalités, conseils généraux ou régionaux. C’est une tendance que l’on a constaté depuis 1977…
Quel est l’apport du « sarkozysme » dans l’histoire idéologique de la droite française ?
Le « sarkozysme » avait été défini comme un « empirisme sans tabou » par un des Pères Joseph de l’ancien Président. C’est le « sans tabou » qui est effrayant, qui a abouti au discours de Grenoble et à l’effarante campagne de l’entre deux tours de la dernière présidentielle. Je ne suis pas de ceux qui hurlent au fascisme dès que Sarkozy apparaît, parce que telle n’est pas la question. Mais il faut constater que, cyniquement, l’ancien Président avait compris que la transgression lui était bénéfique… jusqu’à un certain point. Le « sarkozysme » a été le dissolvant des frontières entre les droites. Il a d’abord fusionné toutes les droites au premier tour de 2007 et a contribué à favoriser l’unification de l’électorat de droite et d’extrême droite. En ce sens le sarkozysme est devenu une partie du patrimoine génétique de la droite française. Quant à Sarkozy, il semble en vie et en bonne forme. Le donner pour définitivement écarté du pouvoir est une sympathique fable… On ne sait pas s’il reviendra ou non.
Que vous inspire le modèle américain des primaires que François Fillon veut importer à l’UMP ?
On n’importe pas un modèle comme les Primaires depuis Outre-Atlantique. Celles du PS ont été un succès, c’est un fait. Mais, elles n’ont pas été une importation du modèle américain, même si ses promoteurs les avaient rêvées comme telle. Les États-Unis, le Parti Démocrate, le Parti Républicain n’ont pas grand-chose à voir avec notre système politique… Quiconque a suivi, sur le terrain, une campagne aux États-Unis, d’un mid-term à une présidentielle, le sait. Par contre l’UMP peut importer le modèle de la primaire socialiste à l’UMP… Ils ont encore du progrès à faire sur l’organisation…
« De Gaulle a été une heureuse excentricité de l’histoire dont la France a bien su profiter. » Romain Gary
Que reste-t-il encore du gaullisme à l’UMP ?
Le Général de Gaulle est mort en 1970. Les derniers Compagnons de la Libération s’éteignent. Le gaullisme a été une idéologie qui a correspondu à une période donnée de l’Histoire de France, celle des Trente Glorieuses, de la sortie de la colonisation, de la nécessité de réconcilier les Français, fût-ce au prix de la vérité historique. Il bénéficiait de l’attitude héroïque de nombre des siens pendant la Guerre. Romain Gary en parlait, si je me souviens bien, comme d’une « excentricité » de notre Histoire. Cela n’a pas été la seule, cela ne sera pas la dernière et c’est heureux. Le RPR n’était, à bien des égards, plus un mouvement gaulliste, mais un parti de droite classique, nettement plus républicain néanmoins que l’UMP actuelle. Après 1997, la situation a empiré. Jacques Chirac avait largement enterré le gaullisme, avec l’aide d’Alain Juppé et d’Edouard Balladur, qui fut probablement l’un des idéologues antigaullistes les plus accomplis des trente dernières années. Le dernier, probablement, à avoir cru possible de faire en sorte que ce qui se situait « à droite » de l’échiquier politique ne soit pas « de droite », fut Philippe Séguin, qui se mit hors jeu en 1999, puis 2001.
Il reste un gaullisme à l’UMP (comme d’ailleurs au Front National avec l’étrange Monsieur Philippot) : c’est le gaullisme de profanation. Une fois par an, on s’en va embêter les habitants de Colombey et asséner quelques mensonges éhontés sur la fidélité à de Gaulle…
Vous déclarez que la question sociale est une question spatiale et non ethnique. Pourquoi l’aménagement du territoire est-il alors souvent relayé en France comme une problématique secondaire?
Je ne pense pas que cette logique soit secondaire pour les élus locaux par exemple. Elle l’a certainement été pour certains gouvernements… La DATAR avait même été supprimée ou – du moins – avait changé de nom avant de reprendre son nom d’origine. La question centrale c’est celle de l’égalité. L’aménagement du territoire est lié à cette idée d’égalité. Et, quand on lit le dernier ouvrage de Laurent Davezies, on comprend que cet enjeu est majeur et… explosif. Ceci dit, il a fallu batailler pour faire comprendre que les zones périurbaines n’étaient pas dans une situation exceptionnelle et qu’il y avait de très lourdes difficultés sociales dans les zones rurales. Quant à l’idée aberrante que les espaces périurbains ou ruraux serait ceux de « petits Blancs », elle est inopérante sinon dangereuse… Cela traduit une méconnaissance complète des ressorts de notre société. La complexité des espaces périurbains ou le fait que les zones rurales soient d’abord peuplées d’ouvriers se heurtent à une série de représentations faussées mais puissantes, car commodes. En 2009, avec Jean-Philippe Huelin, nous avions fait un bouquin là-dessus. Mais il faut constater que la prise de conscience à gauche n’est pas encore totalement là…
L’abandon du dogme du libre-échange ne doit notamment pas tomber dans la folkorisation de la politique
Pourquoi le libre-échange fait-il consensus à la fois au sein du PS et de l’UMP ?
Le consensus au PS n’existe plus sur ce thème. Je dirais qu’il n’existe plus depuis les Primaires. La campagne des primaires de 2011 a été une réussite de ce côté puisqu’elle a permis à nombre d’intellectuels – Jacques Sapir, Emmanuel Todd, Bernard Cassen, Jean-Michel Quatrepoint – de se servir de ce moment de débats pour faire valoir leurs thèses. Avec succès…
Pour autant, je me méfie d’une ligne qui ne serait qu’uniquement protectionniste, pour des raisons techniques, économiques et politiques. L’abandon du dogme du libre-échange ne doit notamment pas tomber dans la folkorisation de la politique : l’idée de demander aux consommateurs « d’acheter français », qu’il s’agisse de mixeurs ou de marinières, ne doit pas permettre la défausse politique sur les citoyens, qui ne rempliraient pas leur caddie de manière « patriotique ». C’est une crainte que, personnellement, j’ai. Je crains aussi beaucoup l’actuel dévoiement du patriotisme (ce qui ne signifie pas que je ne sois pas patriote). On voit fleurir des trucs épouvantables : la « déchéance de la nationalité », le concept bizarroïde de « communauté patriotique » ou d’autres extravagances qui n’ont pas grand-chose à voir avec la nation civique ni d’ailleurs avec la nécessité de mettre des règles dans l’économie mondiale. On demande à la gauche d’être républicaine, on ne lui demande pas d’être nationaliste ! Quand j’entends cela, je repense toujours à Gustave Hervé, socialiste antimilitariste avant 1914 qui finit par écrire « C’est Pétain qu’il nous faut » et par soutenir son gouvernement… Ceci dit je pense que le protectionnisme européen est un moyen économique de défense et aussi un moyen pour le citoyen de retrouver foi en l’action politique… On a un peu progressé à gauche sur ce point.
Pour la droite, elle n’a pas toujours été pour le libre-échange. Elle n’arrive pas, désormais, à se défaire de ce dogme, même s’il faut constater que dans le discours de Villepinte, l’ancien Président a mis la thématique protectionniste au cœur de sa campagne, tentative sans lendemain mais qui lui a permis de remonter dans les intentions de vote. La droite a eu beaucoup de mal, après le discours de Grenoble, à faire comprendre qu’elle puisse pourchasser des humains et les empêcher de circuler alors que dans le même temps elle prônait un libre-échange échevelé… Son programme commun implicite avec le FN concerne notamment l’immigration, mais pas l’économie.
Qu’est-ce que la droite « hédoniste-sécuritaire » ? Qui sont les représentants de cette nouvelle droite?
Si on veut être grinçant, l’hédonisme sécuritaire peut être défini comme la volonté de mettre un planton devant chaque boîte à partouze. Pour le dire de manière plus politiquement correct, il s’agit de jouir sans entraves à l’abri d’un appareil sécuritaire renforcé. Ou bien, peut-on sans doute dire qu’il s’agit d’une modification de la subjectivité de l’homme occidental lié notamment à sa peur devant le conservatisme moral (réel, supposé, ressenti) des populations issues de l’immigration venant des pays d’islam. Certains acquis de 68 nourrissent de manière croissante un imaginaire occidentaliste qui perçoit dans « l’Orient », dans l’islam, une menace pour notre mode de vie… Cette droite a été incarnée par Pim Fortuyn, aujourd’hui par Geert Wilders aux Pays Bas. En France, c’est plus un idéal-type qu’une tendance politique organisée, mais on constate ailleurs notamment une nette inflexion des droites extrêmes dans ce sens, une nette orientation de certaines droites anciennement conservatrices ou un détournement de la laïcité en ce sens. Dans « La Guerre culturelle aura bien lieu », je reviens sur cet aspect des choses, notamment en abordant la question du rapport de « l’Occident » à « l’Orient » sur des questions comme les droits des gays. Ce qui se passe au FN avec le « mariage pour tous » traduit un malaise de l’extrême droite sur la question, lié au fait que certains de ses nouveaux militants et électeurs sont des « hédonistes sécuritaires ».
Le problème de la ligne Buisson est qu’elle exploite les paniques morales du pays pour créer une porosité entre les électorats.
Si Jean-François Copé, représentant de la droite libérale, est confirmé président de l’UMP en septembre, comment ce parti pourrait-il s’allier avec le Front National qui a « gauchisé » son discours, notamment sur le plan économique ?
Il faut se déprendre d’une vision trop centrée sur les organisations, les accords d’appareils etc. Buisson parle de « l’attractivité » des candidats et des partis. Je crains, hélas, qu’il ait raison. Nous vivons une phase de fusion des électorats de droite. Une des leçons des dernières partielles tient aussi à la tendance croissante à voir se constituer un seul électorat de droite. Évidemment, le rythme n’est pas le même sur tout le territoire. Achevée dans le Sud-Est, cette fusion est encore très relative dans le Nord-Est par exemple. Les lignes de clivage, puissantes dans le Nord-Est notamment, dans les mondes ouvriers, demeurent la question économique et sociale reliée à la question de la mondialisation, de l’intégration européenne, du libre-échange etc… Le problème de la ligne Buisson est qu’elle exploite les paniques morales du pays pour créer une porosité entre les électorats.
Quel est votre pronostic pour les prochaines élections municipales de 2014 ? Quelle sera la stratégie de la gauche si les digues entre l’UMP et le FN doivent officiellement tomber ?
Il est difficile de faire des pronostics à plus d’un an du vote. Je ne sais pas ce que sera la stratégie de la gauche, qui a une nette avance dans les grandes métropoles, dans ce que Mathieu Vieira et Fabien Escalona appellent les « idéopôles ». Pour l’heure, la question reste celle de sa prise de conscience… mais il va falloir travailler à fixer quelques lignes stratégiques directrices…