La rédaction est en émoi. Cette fois les bornes ont été définitivement franchies – par votre serviteur, cela va de soi. Quoi encore ? Une sombre histoire de pute juive séropo et lesbienne tabassée par des nazis noirs ? Un édito trempé dans l’acide pour se payer un con formolé des Inrocks ou de Libé ? Que nenni ! Pas de course aux clics, pas de haine falsifiée dégueulée sur la bande à Marquardt puis ravalée à sa table la semaine d’après. Des peccadilles en comparaison de l’offense faite en ces lignes, que réprouvent formellement notre groupuscule d’agités de la conscience. Le roi Arthur S. a des sueurs froides sur son trône et me bannirait ex tempore du bon royaume de Rage, si ma déjà célèbre chronique cinéma ne donnait pas un brin de crédit à ce torchon numérique auquel vous êtes de plus en plus nombreux à prêter allégeance. Attention les mirettes, je m’en vais révéler et pourfendre le plus vieux complot du monde : Papa Noël.
Comme tous les hivers depuis vingt-six ans, j’ai le cœur en joie. Le froid mordant et la nuit précoce désespèrent le commun des mortels, et les visages mornes qui défilent sur le pavé me donnent ce petit supplément d’énergie qui fait tant défaut l’été, lorsque tous se pavanent les miches à l’air, contents de suer leur eau pestilentielle de bovins libidineux au nez des usagers du métropolitain. Les rues s’enguirlandent de mille couleurs électriques et la frénésie consumériste bat son plein, au mépris des pauvres hères que la mort vient cueillir sur les trottoirs de nos villes insomniaques. Mais la chaleur humaine n’a cure du sort du monde, elle rassemble les gens qui s’aiment ou font comme si, autour d’une table bien garnie et d’un feu de cheminée, en excluant légitimement les autres. C’est la féerie de Noël, après laquelle soupirent tous les enfants païens.
« Mais la chaleur humaine n’a cure du sort du monde, elle rassemble les gens qui s’aiment ou font comme si, autour d’une table bien garnie et d’un feu de cheminée, en excluant légitimement les autres. »
Et ce matin comme chaque année, j’appelle mon idole barbue pour commander mes beaux joujoux, avant de transmettre la longue liste à ma génitrice, cette incorrigible commère fortunée. Mais ce matin hélas, la ligne directe du pôle Nord reste injoignable. « Le numéro que vous avez demandé n’est pas attribué », m’annonce l’opératrice. Comment se fait-ce ? Mon sang ne fait qu’un tour, j’appelle maman. Elle décroche immédiatement, comme de coutume, des fois que la vie de son chef-d’œuvre soit en péril.
« – Bonjour mon Nico chéri.
– Salut machine, c’est quoi ce bordel ?
– Quel bordel, mon petit chat ?
– Fais pas la maligne, le numéro du Père Noël est kaputt.
– Oh mais mon ange, tu sais bien qu’il n’existe pas… »
Le téléphone m’en tombe des mains. Mon enfance défile devant mes yeux et la trogne rubiconde du gros barbu, jadis amène, prend maintenant des airs de franche goguenardise…
Le père Noël n’existe pas. Tout le monde le sait, sauf les enfants. Mais les enfants sont des cons, comme disait l’autre. Ça aussi tout le monde le sait, et rien n’est plus beau que de les voir sourire et s’émerveiller devant les fantaisies les plus grotesques. Quand ils tremblent de peur sous la couette à l’idée que des monstres horribles les guettent dans le noir, chacun s’empresse de les rassurer en remarquant qu’ils n’existent pas. Mais quand leur crédulité naturelle les pousse à fantasmer l’existence du Père Noël, tout est mis en œuvre pour faire du mythe une réalité. À ce titre, les adultes sont pire que des curés qui ont encore l’excuse de croire à leurs sornettes.
La joliesse de l’esprit de Noël ne suffit pas, il faut y ajouter le mensonge, sciemment délivré à l’intention des petits chéris, qui ne tardent généralement pas à s’apercevoir de la supercherie pour peu qu’un camarade plus éclairé leur révèle fièrement le pot aux roses dans la cour de récréation. Et quand les petits chéris deviendront de grands benêts, eux aussi feront croire à leurs bambins joufflus qu’une grosse baudruche en manteau rouge descend par la cheminée pour apporter les beaux cadeaux que papa et maman ont acheté en secret. Rien ne change.
Pour laver l’affront et plutôt que d’attendre la sortie des classes avec mon porte-voix, je décide de m’enfermer dans une salle de cinéma, lieu sain dans lequel il est encore possible de s’émerveiller sans croire. Qu’est-ce qu’on joue ? Les 5 légendes. Ma foi allons-y, Dreamworks déçoit rarement ces dernières années et à défaut d’un nouvel épisode de Kung Fu Panda, j’ai entendu le plus grand bien de celui-ci. Les premières minutes me font oublier ma peine, l’image est onirique et ce Jack Frost m’est d’emblée sympathique. Mais très vite, revoilà l’autre con ! Car que raconte le film ? C’est l’histoire d’un monde où les enfants ne croient plus au Père Noël et aux autres « légendes », et qui par conséquent sont livrés en pâture au Boogeyman, cette incarnation de la peur et du cauchemar que nos héros devront combattre.
« Le père Noël n’existe pas. Tout le monde le sait, sauf les enfants. Mais les enfants sont des cons, comme disait l’autre. Ça aussi tout le monde le sait, et rien n’est plus beau que de les voir sourire et s’émerveiller devant les fantaisies les plus grotesques. »
Nos héros, et tout spécialement Jack Frost, l’esprit de l’hiver, qui désespère d’être invisible aux yeux des enfants. Les petits ingrats ne croient pas en lui, et par conséquent ne le voient pas. Il faut attendre la fin du film pour qu’ils cessent de s’émerveiller bêtement de voir la neige tomber, et se décident enfin à entendre que la nature ne peut être belle en soi, sans quelqu’un derrière chacun de ses prodiges.
Les lumières se rallument et la foule rejoint la sortie en brayant son enthousiasme. Je prends le temps d’éponger le sang qui macule ma chemise – mon ulcère a aimé le film –, rassemble mes affaires et quitte en hâte le cinéma. Je marche au hasard des rues, le souffle court, des larmes glacées traçant des sillons de givre sur mes joues blêmes. Plus loin sur le trottoir, une mère et son marmot déambulent gaiement, oubliant pour un instant, pour un instant seulement, que la mort les attend. Parvenu à leur hauteur, leur conversation résonne distinctement à mes oreilles.
« – Dis maman, c’est vrai qu’est-ce qu’y disent les copains, que Père Noël il existe pas ?
– Et toi, qu’est-ce que tu veux croire ?
– Bah c’est trop triste si le Père Noël c’est pas vrai qu’il existe.
– Alors c’est qu’il existe. »
Les derniers mots de la marâtre me frappent de plein fouet. Sans réfléchir, je me jette sur elle et la plaque au sol, pesant de tout mon poids pour l’empêcher de réagir. Le blondinet encagoulé me regarde interdit. « Ne l’écoute pas, c’est une menteuse ! Fuis ! Ne te retourne pas ! », lui hurlé-je précipitamment. Et le voilà qui décarre à toute vitesse sur ses petites jambes, disparaissant au coin de l’avenue. À présent hors de portée du danger, je me relève et abandonne la vilaine à son inconscience. Le cœur léger, je regagne mes pénates avec au ventre un sentiment de plénitude que je croyais oublié. C’est toujours ça que les adultes n’auront pas…
Oh, je sais trop bien ce qu’on dira de cette jolie fable. Que je n’ai pas d’âme et que le Père Noël est un hymne à la capacité d’émerveillement des gamins. Que l’enfance s’évanouit avec lui, qu’il en incarne toute la magie et qu’un petit mensonge n’a jamais tué personne… C’est peut-être un peu les prendre pour des idiots, c’est peut-être un peu trop idéaliser ce que c’est que d’être enfant, et c’est peut-être l’aveu, finalement, d’une vision bien triste des années qu’il reste à vivre ensuite.
En vous souhaitant à tous un joyeux Noël, autant que faire se peut, et bien des occasions de vous émerveiller encore, même pour de faux. C’est encore meilleur.