Concept souvent malmené, la patrie n’est pas toujours en odeur de sainteté à gauche. Accusé d’être un concept bourgeois qui divise les prolétaires ou renvoyant aux heures les plus sombres de notre histoire, le patriotisme est accablé de tous les maux. Entre les attaques de Marx & Engels dans Le Manifeste du Parti Communiste et le tristement célèbre « Travail, Famille, Patrie » pétainiste, on arrive aisément à comprendre d’où vient le malaise. Pourtant, Robespierre, Jaurès, Che Guevara, Lumumba, Orwell, Sankara : autant de grands hommes de gauche qui n’ont jamais hésité à se définir comme patriotes. Une question vient donc à l’esprit : Jaurès et compagnie étaient-ils des fascistes « rouges-bruns » ?
Rappelez- vous 1792, quand les troupes françaises repoussaient les Prussiens en scandant « Vive la nation ! ». La République naissait, le patriotisme avec. Défendre la patrie, c’était défendre un espace politique commun au nom de l’égalité et de la liberté de tous. Le lien du sang disparaissait et laissait place à un lien moral et social. Un nouveau concept émergeait à mi-chemin entre Du Contrat Social de Rousseau et La Théorie des climats de Montesquieu. Être patriote c’était surtout être républicain, universaliste, mais aussi internationaliste. Jusqu’à la IIIe République, protéger la patrie c’était protéger le peuple en commençant par sa base : le prolétariat. Mais le concept ne s’est pas arrêté à nos frontières hexagonales, puisqu’il a progressivement été repris aux quatre coins du monde par des révolutionnaires, notamment tiers-mondistes et anticolonialistes.
Entre patriotisme et internationalisme
L’histoire a commencé avec le plus célèbre des révolutionnaires et son bras-droit : Robespierre et Saint-Just. Toutes leurs actions n’ont été dictées que par l’amour du peuple. Celui que l’on surnommait l’Archange de la Révolution déclara même : « Un patriote est celui qui soutient la République en masse ; quiconque la combat en détail est un traître. » Cette donnée ne doit pas masquer qu’ils ont aussi été précurseurs de l’internationalisme socialiste. Ainsi, la version de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen que l’Incorruptible a proposée aux Jacobins le 23 avril 1793 disait dans l’article 35 : « Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entraider selon leur pouvoir comme les citoyens du même État. » Cette articulation entre patriotisme et internationalisme a existé très longtemps au sein de la gauche française. C’est ce qui a poussé Jaurès dans L’Armée nouvelle en 1911 à écrire notamment : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène », tandis que Clémenceau durant la Première Guerre mondiale appelle à un patriotisme intraitable dans le journal L’Homme enchaîné. Même si cette position s’est marginalisée à gauche, il existe encore des gens comme Régis Debray – ex-compagnon de route du Che – capable de s’en réclamer en se définissant par exemple comme « gaulliste d’extrême gauche ». De plus, un Mélenchon qui à chaque meeting chante La Marseillaise devant le drapeau tricolore ne peut-il pas être qualifié de patriote ? Au sein du socialisme, ce sentiment a réussi à dépasser nos frontières avec, par exemple, Georges Orwell qui parlait de « patriotisme révolutionnaire » tout en étant capable d’affronter le fascisme arme à la main en Espagne. Mais c’est surtout dans le Tiers-Monde que cette posture trouve le meilleur écho.
« Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. » Jean Jaurès
Le patriotisme libérateur du Tiers-Monde
Qui d’autre qu’Ernesto Che Guevara symbolise le mieux l’internationalisme socialiste ? Argentin de naissance, rappelons que son principal fait d’armes est sa participation à la Révolution cubaine. Une fois fait citoyen cubain, c’est au Zaïre aux côtés de Patrice Lumumba qu’il ira lutter avant de mourir dans les maquis boliviens. Cependant, beaucoup ignorent encore qu’il signait toutes ses lettres par la devise castriste : « Patria o muerte. Venceremos » (en français : « la patrie ou la mort, nous vaincrons ») . En 1967, le Che écrivît Message à la Tricontinentale dans lequel il parle de son projet de « grande patrie » pour l’Amérique latine. Cette idéologie fut plus tard celle du révolutionnaire burkinabé Thomas Sankara qui ira jusqu’à faire du slogan « la patrie ou la mort, nous vaincrons » la devise de son pays. Évidemment, le patriotisme n’est pas que le fait de Castro, Guevara et Sankara, mais c’est un sentiment libérateur pour l’ensemble du Tiers-Monde. C’est lui qui a guidé tous les grands mouvements de décolonisation dont Lumumba avec ses appels à « l’unité nationale » est l’un des plus illustres symboles. Même hors de la décolonisation, le patriotisme est puissant chez les différents mouvements socialistes dont l’ex-président égyptien Nasser est un leader. Actuellement, c’est le président Chávez qui représente le mieux cette tendance. Admiré par une grande partie de la gauche radicale d’aujourd’hui, le vénézuélien n’hésite pas à paraphraser de Gaulle pour expliquer que son souci est la grandeur de son pays. Donc, à moins d’imaginer que Jaurès et Robespierre n’étaient que des précurseurs du fascisme et que le Che ou Chávez en sont les successeurs, il n’y a aucune raison pour que le patriotisme soit un gros mot à gauche.
« La patrie ou la mort, nous vaincrons. » Che Guevara
« La nation, c’est le seul bien des pauvres » aurait dit Jaurès. Difficile de ne pas le croire. Le prolétariat n’a rien d’autre à revendiquer que le lieu où il vit et les gens qui l’entourent. Il n’a pas les moyens financiers de la bourgeoisie pour passer son temps entre voyages touristiques, étudiants ou professionnels. Il ne peut compter que sur l’État pour le protéger. Et cette donnée est vraie et universelle. Être patriote c’est vouloir d’abord protéger les plus faibles et revendiquer l’égalité. Il ne faut absolument pas confondre ce sentiment inclusif avec le nationalisme qui n’est qu’une de ses perversions comme l’amour-propre exclusif est une perversion de l’amour de soi chez Rousseau. Il préfigure l’internationalisme comme l’amour de soi préfigure l’amour des autres, toujours chez le même auteur. C’est par le respect des autres peuples et leur reconnaissance à pouvoir disposer d’eux-mêmes qu’on se sent concerné par leurs sorts et impliqué dans leurs destinées. Abandonner ce thème à l’extrême-droite, c’est la laisser se poser en seule protectrice des pauvres alors que l’on sait pertinemment qu’elle ne peut fondamentalement pas l’être. Malheureusement, chez trop de « gauchistes » – au sens péjoratif du terme – cette posture juste et égalitaire est assimilée à des relents de fascisme.