« No more lies. » Tel est le credo de Rage Against The Machine. L’origine hardcore de ce projet explique entre autres la radicalité du groupe. Une radicalité qui, de manière a priori surprenante, prit un caractère fédérateur. Car a posteriori, cette radicalité est ce qui a permis au groupe de se faire connaître.
Il faut d’ores et déjà les poncifs : oui, Rage Against The Machine est une aventure musicale enlevée et ahurissante, d’autant plus surprenante que le nu-metal qui lui succéda, et qui s’en réclama, n’a que très rarement dignement porté le flambeau. Il n’est point de lycée où le t-shirt Evil Empire n’était arboré (nom du second album des zozos), nul air qui nous soit étranger dès lors que l’on revisionne Matrix. Un son unique, malgré les affreuses copies consécutives.
« Un son unique, malgré les affreuses copies consécutives. »
Le renouvellement se fait attendre. L’analyse d’un courant musical n’est pas un simple « copier/coller » statique d’albums auxquels on accole une étiquette. Ce qui est passionnant, en revanche, c’est la dynamique, les concerts fréquentés, les influences, les genèses et les héritages. Direction Los Angeles, à la fin des années 1980. La musique y est alors infectée de formations alternative rock toutes plus hasardeuses les unes que les autres. Il est évident que Black Flag et les Germs auront laissé une trace difficilement délébile chez les mélomanes californiens. Une émulation salutaire qui en fit le coin de tous les névrosés. Il s’agissait également de ne pas nier l’habitus de la ville, concurrente bien qu’en marge de San Francisco, bourgade d’artistes aisés et utopiques.
L.A. est un reliquat de côte Est au sein de la côte Ouest, malgré les dires des caciques fantasmatiques actuels. L’histoire d’amitié nouée depuis le lycée entre deux joyeux lurons, Zack de la Rocha et Tim Commerford, allait bientôt prendre forme musicale. Zack vient de quitter Inside Out. Mais qu’était donc Inside Out ? Un groupe de hardcore comme on en fait encore. Car le jeune Zack, loin de mépriser le métal, vient d’une autre impulsion : le straight edge. La substantifique moelle de Rage Against The Machine (RATM, plus bas) vient de ce mouvement. Explications : le straight edge est né sous les amplis de Minor Threat. Ce groupe est non seulement réputé comme étant l’un des fondateurs du hardcore (id est le passage du punk hardcore au hardcore pur), mais a également initié le mouvement straight edge. Ce dernier préconise une vie d’ascèse, tournée vers l’introspection, condition sine qua non du changement : pas d’alcool, pas de drogues, pas de relations sexuelles sans amour. Un look particulier également : des crânes rasés, beaucoup de crânes rasés.
C’est un doux euphémisme que de dire que les scènes punk puis hardcore de l’époque n’étaient pas forcément adeptes de ce credo. Pourtant, force est de constater que le mouvement, bien qu’ayant montré ses limites intellectuelles, fut suivi en masse. Le détour punk, puis hardcore de Zack l’amena à fonder Inside Out. L’ascèse esquissée par le straight edge vire à la spiritualité : le groupe en fait une excellente démo, No Spiritual Surrender. Lors d’une écoute de leur démo, le lien avec RATM est évident et direct : on est absorbé par la basse distincte du reste des sonorités, envoûté par la rythmique délicate mâtinant le crypto-hardcore des Bad Brains et le heavy metal burné de Motörhead. Minute, papillon : n’y verrait-on pas pas là la musique de RATM ? Il manque quelques éléments de funk, des soli de guitare, puis du rap. Cela vient. Inside Out était très prometteur pour un groupe de hardcore. D’aucuns commentateurs aux raisonnements alambiqués évoquent même cette démo comme étant l’une des contributions majeures au hardcore, et ce malgré leur situation géographique. En effet, le hardcore relaissa place au punk, du moins dans la Côte Ouest, afin de renaître de plus belle à New York quelques années plus tard. Le pêché originel de RATM survient en 1991. Le guitariste Vic DiCara d’Inside Out se convertit à l’hindouisme et quitte le groupe dans le cadre d’un trip spirituel digne de citations de Jean-Claude Vandamme, malgré la volonté de Zack de sortir un nouvel album baptisé…
« RATM a su conserver une “ éthique ” qui lui était propre : entre Rage Against The Machine (1992) et The Battle of Los Angeles (2000), difficile d’y déceler autre chose que leur marque de fabrique. »
Rage Against The Machine. Le travail d’introspection entamé par le straight edge en a inconsciemment posé soi-même les limites. L’abstraction est agréable dans le cadre d’une introspection, mais devient spiritualo-spirituelle dès lors que celle-ci trouve sa mue ailleurs que dans l’action. La révolte n’a pour autant pas bougé d’un cran chez le chevelu Zack, qui vit assez mal le départ de son gratteux. Blasé par la séparation du groupe, il se laisse aller au rap. Bien lui en a pris. Bien en a pris à la musique.
On a souvent comparé les Red Hot Chili Peppers à RATM. Si l’on peut déceler quelques similarités venant principalement d’un jeu de basse exceptionnel et très présent (car porté par des musiciens hors pair, Flea bassiste des Red Hots, n’est pas en reste), la comparaison s’arrête assez rapidement : en effet, le metal n’est pas une volonté intrinsèque. Or, chez RATM, les chansons sont souvent ponctués de soli metal. Les Red Hot Chili Peppers conservent une virtuosité à la basse, mais les solos sont plus épurés. Par ailleurs, si ces derniers ont connu une notable mutation dans les années 1990, RATM a su conserver une « éthique » qui lui était propre : entre Rage Against The Machine (1992) et The Battle of Los Angeles (2000), difficile d’y déceler autre chose que leur marque de fabrique. Une similarité réelle, et non médiatique, est celle à établir avec le groupe Suicidal Tendencies. Un groupe californien d’abord punk, puis évoluant vers des accents thrash metal et funk. Plus extrême, plus politisé que les Red Hot. Signature chez Epic également, qui, à l’époque, a bizarrement eu le don de capter les musiques extrêmes.
Das Kapital, dès l’adolescence : une fédération qui dépasse Nirvana
RATM est donc un groupe de « fusion », si tant est que l’on accepte cette terminologie. Certes. Un groupe estampillé « années 1990 » aux accents et à la nostalgie sépia. Tout le monde aime RATM, à la manière de Nirvana, autre groupe avec qui l’on a tendance à les comparer. Si les deux groupes se ressemblent en ce qui concerne le caractère fédérateur, les Californiens sont, eux, politisés. Et rappellent inlassablement la révolte. Souvenirs : la parenthèse des années 1990 traduisait une hégémonie étatsunienne théorisée par Fukuyama et son erreur monumentale La Fin de l’Histoire. RATM, comme vu plus haut, est issu en partie du hardcore, dont les thématiques anti-capitalistes subsistent jusqu’à aujourd’hui. Certains virent en RATM du « crypto-alter-mondialisme ». Cette parenthèse des années 1990 allait être structurante pour le chaos des années 2000, en ce sens que, lors de la malheureuse conférence du G8 en 2001, à Gênes (où une répression massive s’abattit sur les manifestants : RIP Carlo Giuliani), on vit également des blases RATM, aux côtés des logos de Crass ou The Exploited.
« Si la bande à Kurt Cobain susurre à l’oreille de chacun le mal-être lié à la puberté, RATM représente nos indignations adolescentes voire post-adolescentes, magnifiées par un patchwork de genres musicaux sans concessions. RATM combat le Capital, avec un grand K. »
Si la bande à Kurt Cobain susurre à l’oreille de chacun le mal-être lié à la puberté, RATM représente nos indignations adolescentes voire post-adolescentes, magnifiées par un patchwork de genres musicaux sans concessions. RATM combat le Capital, avec un grand K. Du 1er album éponyme au dernier, le groupe adjoint la radicalité musicale à l’action politique.
Quelques exemples médiatisés jalonnèrent la légende : le premier est le soutien en faveur de Mumia Abu Jamal aux côtés des Beastie Boys ou Bad Religion, également coutumiers du fait politique dans la musique. Une autre illustration demeure celle de ce concert mythique donné en face de Wall Street, allant jusqu’à attirer les employés même de la bourse américaine ! Enfin, nous pouvons épiloguer sur les vicissitudes de l’infortuné Tom Morello en face des magasins Guess.
Le point d’orgue demeure l’incident avec Limp Bizkit lors des MTV Video Music Awards de l’année 2000. Contexte : jouissant d’un regain de popularité avec la B.O. De Matrix, l’objet du présent article pouvait s’enorgueillir d’avoir son entrée au sein de cette délétère cérémonie. RATM a empêché Fred Dust et ses sbires de se produire. Bien fait pour leur gueule, d’ailleurs, comme pour celle de tout le nu-metal dans sa version rap-metal, qui ne survécut que quelques années de plus.
Si tant est que nous pouvons considérer le nu-metal comme un genre homogène – postulat éminemment faux, car ce mouvement relève plus d’un coup marketing que d’une scène spontanée – celui-ci doit tout à RATM : la musique, les arrangements, le phrasé des chanteur, jusqu’aux distorsions de guitares. Presque tout : en effet, nonobstant le caractère politique de leur influence, Limp Bizkit et Linkin Park effectuèrent du saucissonnage parolier, afin d’attirer les adolescents fragiles, avec de la pseudo-introspection. Une culpabilité qui se paya cash quelques années plus tard, dès lors que les cheveux en pique de Chester Bennington, n’étaient plus à la mode dans les lycées des classes moyennes. Le rap-metal s’était comporté à l’égard de RATM comme l’héritier immature d’un grand personnage fortuné : salissant le nom et l’honneur de ce dernier à des fins hédonistes, il reviendra bredouille à la maison après une jeunesse pathétique.
System Of A Down et Korn peuvent échapper à ce constat. Sauf que ces deux derniers ne taillaient pas trop leur bûche dans le bois du rap-metal ; de plus, leur volonté de renouveler le metal au vu des travaux plus extrêmes de Pantera partait d’un sentiment honnête, contrairement à Limp Bizkit et Linkin Park. Le nu-metal est quasiment mort et enterré. Échec et mat.
Indépendance et rage
Un écueil dans le raisonnement musical est de proférer que RATM aurait vendu son âme, du fait des multiples apparitions télévisuelles, médiatiques, etc. Ce qui est juste, c’est qu’ils ont bénéficié d’un large écho médiatique. La dualité majors/labels indépendants est une vue de l’esprit. Avant de leur jeter cette pierre, il faut se remémorer que le parcours d’un groupe de musique, même au sein d’un label indépendant, n’est clairement pas une sinécure. Maintes épisodes assez glauques peuvent d’ailleurs se produire, dans des petits labels. Le choix est plus complexe et moins manichéen que cela.
« La jeunesse gronde, et elle a raison. Et justement, RATM a sublimé cette révolte par son son, que l’on pourrait qualifier de hardcore revisité. »
Reste le Do It Yourself. Petite précision : le Do It Yourself n’est pas une idéologie, mais un pragmatisme. Par ailleurs, le Do It Yourself des années 1990 était très opérant et efficace pour des groupes de grindcore ou d’anarcho-punk ; pour le reste, c’était plus complexe. Les majors ont des relations étriquées avec les groupes de musique “extrême”. Néanmoins, systématiquement jeter la pierre à l’industrie des majors sans en accepter les belles exceptions telles que Suicidal Tendencies ou RATM relève au mieux du truisme, au pire du déni.
Toujours est-il que la rage subsiste. Dans ses paroles, dans sa musique, la radicalité de RATM est de mise. Nous autres générations paumées exécrant le postmodernisme, avons eu le temps de nourrir notre réflexion, et selon les fortunes, apprécier les musiques apportant du grain à moudre à notre vision du monde. Quelques marketeux hipsterisant auront beau disserter sur la génération Y, cool et désintéressée, le seul dénominateur commun est la révolte. Les faits sont têtus, plus têtus que votre mépris de la jeunesse par la valorisation de quelques bouffons apolitiques, Messieurs-Dames. Cette jeunesse gronde, et elle a raison.
Et justement, RATM a sublimé cette révolte par son son, que l’on pourrait qualifier de hardcore revisité. Partir de la musique dès l’adolescence, aller aux bouquins, puis revenir vers la musique, dans le cadre d’une catharsis indignée. Partant de cela, la révolte peut prendre plusieurs formes. Enfin, la rage peut épouser les contours d’un magazine politique et culturel, où l’on jalouse l’indépendance, alliée à la radicalité ainsi que la réflexion, et où le seul dogme consiste à ne jamais mettre de côté le peuple.