Technologie bobo réservée à une élite initiée, tyrannie du temps court et de la « petite phrase », virtualisation du politique, pullulement des egos, surveillance collective… Les réseaux sociaux ont parfois mauvaise presse dans le camp populaire. Si certaines de ces incriminations ont leur part de vérité, la gauche révolutionnaire doit-elle pour autant délaisser ces nouvelles technologies au camp adverse, ou doit-elle au contraire s’en emparer pour mener bataille ? Quelques éléments de réponse, tirés de mon expérience de Community Manager de Jean-Luc Mélenchon.
Commençons par répondre aux mandarins pontifiants qui ne verraient dans Twitter qu’un crépitement épidermique que La Rochefoucauld n’avait pas besoin de plus de 140 signes pour signer toute la profondeur de son esprit (cf. Les Maximes), que le slogan est depuis toujours la particule élémentaire du discours politique et que la concision est la première condition d’un énoncé efficace, qu’en outre une phrase courte ne correspond pas forcément à une « petite phrase », que Twitter et Facebook ont historiquement joué un rôle décisif dans le renversement populaire de deux dictatures solidement établies dans le monde arable (la Tunisie et l’Égypte), et que si nous abandonnons ces moyens de communication, d’autres se chargeront sans vergogne d’occuper le terrain à notre place. Enfin, mépriser les réseaux sociaux, c’est soit ignorer fondamentalement la dimension réticulaire prise aujourd’hui par la circulation du pouvoir (cf. Le nouvel esprit du capitalisme, 1999), soit abandonner carrément la lutte pour le pouvoir.
L’hégémonie culturelle
Tout d’abord, même en étant marxiste orthodoxe, considérant que tout ce qui relève de la superstructure (intellectuels, symboles, culture, messages en tout genre, normes juridiques, valeurs et références) procède directement de l’infrastructure, c’est-à-dire de l’état des rapports sociaux au sein du procès de production sous-jacent, il est parfaitement suicidaire d’abandonner la lutte directe pour l’hégémonie culturelle. Il faut être gramscien sur ce point : laisser le champ des nouvelles technologies libre à nos adversaires, c’est abandonner sottement la lutte culturelle, et donc tout espoir de renverser l’hégémonie néolibérale dont les positions idéologiques sont établies plus solidement que jamais. Gagner la bataille des représentations, c’est ce qu’avait compris Sarkozy en 2007 – nous ne le répéterons jamais assez.
« Laisser le champ des nouvelles technologies libre à nos adversaires, c’est abandonner sottement la lutte pour l’hégémonie culturelle. »
Il faut être d’autant plus gramscien que les réseaux sociaux n’ont pas le même degré de soumission à l’appareil capitaliste que les autres médias, aujourd’hui détenus à quelques exceptions près par la grande oligarchie. Ce faisant, les réseaux sociaux laissent la voie libre à une guerre de mouvement nettement plus féconde qu’une guerre de position perdue d’avance vu l’accumulation de puissance superstructurelle acquise aujourd’hui par le néolibéralisme. L’horizontalité et la neutralité du web, matrice des réseaux sociaux, garantissent en effet à chacun une liberté d’expression qui contribue à élargir l’agora démocratique vers des côtes idéologiques jusque là exclues – les nôtres, en l’occurrence. Si des hiérarchies finissent par se cristalliser, c’est dans le mouvement du discours lui-même plutôt que dans l’établissement monopolistique du capital. Relativement neutres, les réseaux sociaux sont donc un espace d’expression ouvert aux velléités politiques de la gauche révolutionnaire.
Contre-récit
Dans les faits, la désintermédiation permise par les réseaux sociaux nous a offert la possibilité (je parle ici pour le Front de gauche et Jean-Luc Mélenchon lui-même) d’être notre propre média et d’opposer un contre-récit au storytelling initial largement défavorable déroulé par les médias dominants. Il a fallu briser les digues qui réduisaient Jean-Luc Mélenchon au rôle classique du gauchiste archaïque légèrement énervé. Nous associer à ces nouvelles technologies nous a donc d’abord permis de désenclaver la candidature de Jean-Luc Mélenchon en la portant sur la ligne de faille médiatique ouverte par Twitter : nous étions bien présents dans le présent techno-médiatique. Les réseaux sociaux nous ont ensuite offerts un espace d’expression qui nous a permis de développer une narration alternative, autonome, en contact direct avec les citoyens.
Cette désintermédiation fait de Twitter, tour de contrôle des divers prescripteurs et relais d’influence qui travaillent l’information, la cellule de riposte la plus efficace qui ait jamais existé en cas de communication de crise : combien de temps et d’échecs successifs avant qu’un communiqué de presse ne se transforme bel et bien en dépêche AFP… Les réseaux sociaux offrent donc la possibilité aux forces politiques de composer leur propre parcours discursif dans l’espace public. Se passer de cette capacité de riposte libre et instantanée revient donc à saborder de manière bien hasardeuse sa propre armada.
« Les réseaux sociaux permettent de développer une narration politique alternative et autonome. »
Les réseaux sociaux permettent donc de communiquer de manière indépendante, sans passer par le filtre romanesque, capricieux et réducteur des médias traditionnels. Indépendante, c’est-à-dire en maîtrisant tant la temporalité que le format et la teneur du propos. Car s’il est possible de manipuler de manière spécieuse une parole orale en la sortant de son contexte, il est plus délicat de faire dire à un tweet ce qu’il n’a pas voulu dire : un message formulé sur Twitter est en effet travaillé pour être compréhensible d’où qu’on le prenne. La concision d’un tweet décourage qui plus est la coupe journalistique, exercice à double-tranchant admis dans la manipulation des propos oraux sous prétexte justement de gommer leur oralité, quitte à subvertir complètement le sens du message initial.
Ainsi, à ceux qui pensent que Twitter affaiblit le débat démocratique et l’argumentation politique, je signalerai simplement qu’une série de tweets reflète de façon nettement plus fidèle et complexe les propos d’un homme politique qu’une citation intégrée à l’emporte-pièce dans un article politique, bien souvent escamotée pour coller à l’angle préalablement sélectionné.
Élargir l’aire d’engagement
Twitter et Facebook permettent ensuite de toucher toute une population qui ne regarde plus les journaux télévisés ou radiophoniques, n’a jamais lu la presse écrite, mais s’informe exclusivement sur les réseaux. En priorité : les jeunes – les digital natives.
Ils permettent également de proposer une prise politique peu coûteuse à des gens peu à l’aise avec le poids non négligeable des formes traditionnelles de militantisme, des gens qui n’étaient pas prêts à distribuer des tracts soir et matin dans les rues battues par l’hiver (parfois parce qu’ils ne savent tout simplement pas comment prendre contact avec une organisation politique concrète), mais qui pour autant désirent soutenir activement Jean-Luc Mélenchon. Élargissement de l’aire d’engagement, donc.
En l’occurrence, Twitter nous a permis de brancher les discours de Jean-Luc Mélenchon sur des territoires discursifs inatteignables via les moyens de communication traditionnels. J’ai par exemple pris le risque de tweeter des messages avec des hashtags placés en TT apparemment très éloignés de la politique et plus encore du politiquement correct : #topchef, ou #thevoice, pour ne citer qu’eux. Objectif : introduire sur la fréquence politique des audiences populaires qui s’en étaient détournées.
Réarmer
Horizontaux et réticulaires, Twitter ou Facebook sont aussi des médialités qui permettent aux récepteurs de s’approprier les énoncés qui leurs sont proposés et de devenir ainsi, de manière concomitante, des émetteurs. De passif, le récepteur devient actif à son tour. Il peut manipuler, modeler et remodeler un discours libre à son tour de relayer, d’enrichir, de mettre en scène. Des munitions neuves parviennent aux nuées de combattants. Propulsé sur l’erre des reprises et commentaires militants, s’amplifiant d’écho en écho, germination inépuisable, le discours mis en circulation ne s’épuise pas dans l’acte d’énonciation mais demeure dynamique. Sa force de frappe s’en trouve démultipliée.
Politiquement, cette forme de communicabilité est intéressante dans le sens où elle génère des facultés militantes neuves et variées, favorisant des formes de viralité et de créativité parfois décisives. De manière bien plus prégnante qu’avant ou qu’ailleurs, ce sont les militants et les sympathisants qui font réellement la campagne sur les réseaux sociaux. Pas le capital et ses trafics d’influence.
« Twitter et Facebook sont des carrefours d’information où les militants peuvent librement actualiser l’état stratégique de la lutte. »
Véritables colonnes vertébrales organisationnelles – «organiseurs collectifs» pour reprendre la terminologie gramscienne – Twitter et Facebook sont aussi des carrefours d’informations où tous ceux qui soutiennent le Front de gauche viennent librement actualiser l’état stratégique de la lutte. L’une des premières qualités de la page fan de Jean-Luc Mélenchon sur Facebook est ainsi d’offrir une permanence à la communauté politique constituée. C’est un lieu où l’ont peut faire de la politique de façon continue, sans interruptions, une sorte de siège de campagne ou de village militant ouvert constamment. Ils permettent une mise sous tension tangible et perpétuelle de la lutte politique et des énergies vives qui la composent.
Surfaces de diffraction et points d’effraction
Gramsci disait que l’hégémonie culturelle se conquiert par la « répétition », non pas mécanique, mais dynamique de la ligne politique ; chaque événement d’actualité renferme une nouvelle occasion de décliner concrètement une vision du monde alternative et de démontrer la cohérence globale de la vision dominante malgré la dispersion apparemment anodine de ces mêmes événements (autrement dit, d’élever en superstructure les points de manifestation de la structure) : « Il ne suffit pas de la prémisse de la diffusion cohérente par un centre homogène, d’une façon homogène de penser et d’agir. Le même rayon lumineux, en passant par des prismes différents, donne des réfractions de lumière différente : si on veut la même réfraction, il faut toute une série de rectification de chaque prisme. La répétition patiente et systématique est un principe méthodique fondamental : non la répétition mécanique, « obsédante », matérielle, mais l’adaptation de chaque concept aux différentes particularités », écrivait Gramsci dans les Cahiers de prison. Seuls les réseaux sociaux, et Twitter en particulier, permettent d’avoir une prise permanente sur l’interprétation des événements qui constituent la trame de « la réalité » et d’opérer une remise en perspective critique constante.
« La “réalité” médiatique comporte toujours une inscription idéologique. »
Souvenons-nous de l’observation de Roland Barthes, pour qui les médias ne reflétaient pas la réalité mais la représentaient : par cet acte de médiatisation, la « réalité » constituée par reconstitution présente toujours une tournure particulière, une inscription idéologique. Cette inscription idéologique est bien souvent le fait non pas des journalistes de terrain, mais des éditorialistes organiques (forme vulgaire et dégénérée des intellectuels organiques) produits par les positions hégémoniques prises par la classe dominante dans les médias traditionnels, dont le rôle est de maintenir une forme de consentement global vis-à-vis du cadre établi (l’indifférence en est une variété) et de maintenir des bornes fallacieuses au débat public afin de contrôler au mieux les conséquences éventuelles d’une perturbation démocratique. Objectif : garantir l’écoulement des intérêts matériels et stratégiques de la classe dominante en dépit des aléas provoqués par la consultation populaire. Qui ? Laurent Joffrin, FOG, Jean-Michel Aphatie, Christophe Barbier, Jean Quatremer, Dominique Reynié, j’en passe et des meilleurs. Ces relais d’influence de l’hégémonie néolibérale (dont le social-libéralisme est une nuance baroque) dans l’espace public ont tendance sur Twitter à s’exprimer plus personnellement et donc plus frontalement que dans leurs médias d’appartenance, où quelques oripeaux déontologiques, nécessaires à leur apparente légitimité, freinent encore leurs passions.
D’où l’intérêt du tweetclash. La politique, Foucault avait raison sur ce point, est une continuation de la guerre par d’autres moyens. Les mots remplacent les balles. « D’où parlez-vous ? » : la bonne question, donc.
Cartographier
Figure tutélaire, l’engagement offensif de @JLMélenchon dans ces micro-batailles nous a permis d’établir une cartographie précise des rapports de force réels qui sous-tendent l’espace public, d’en affiner les coordonnées, d’en éclairer les relais, les points de passage, les mailles. Une typologie explicite des différentes polarités politiques à l’œuvre dans l’espace public s’est dessinée d’elle-même. Clarification indispensable à toute entreprise révolutionnaire à visée majoritaire, car une position découverte est une position affaiblie. Exemple : l’engagement d’un tweetclash, signal et signalement à la fois, a pour effet de mettre en mouvement toute une « escouade » de twittos porteuse d’une résistance constamment renouvelée. Le tweetclash, que tout un chacun peut pratiquer – les militants ordinaires ayant désormais la liberté de se confronter publiquement aux paroles installées – se définit ainsi comme un point d’effraction dans les régularités discursives de la classe dominante.
« Le tweetclash se définit comme un point d’effraction dans les régularités discursives de la classe dominante. »
Quand on sait ce que tweete Jean Quatremer, quels sont ses adversaires sur Twitter et comment il se positionne lorsque l’on fait mine de faire émerger des antagonisme réels, on ne lit plus ses analyses europhiles, régulièrement mises en valeur par Libération, de la même manière. Le tweetclash, plus qu’un obscur réflexe narcissique, est une mise en lumière politique.
Un dernier mot, pour répondre à ceux qui accusent Twitter de fomenter une tyrannie nouvelle de la « petite phrase » et de la blagounette coupables d’envenimer la démocratie ; je dirais simplement qu’un mot d’esprit fulgurant contient bien souvent une charge heuristique plus détonnante que de longs et laborieux discours. À la faveur de quelques décalages sémantiques percutants, il est donc possible sur Twitter comme ailleurs de déstabiliser la vision du monde dominante en questionnant l’évidence sémiologique des mots qui constituent sa langue.
J’adjure donc tous les partisans d’une révolution populaire à élargir leurs rangs jusqu’aux territoires encore fluides constitués par les médias sociaux, avant que la sclérose idéologique du néolibéralisme ne finisse là encore par s’imposer définitivement. À éviter les atavismes paresseux et les postures esthétiques sous peine de rendre définitivement les armes.