Les luttes sociales mais aussi les querelles sociétales qui nous passionnent, en disent long sur l’histoire d’une société. Pourtant, depuis les années 1970, il semblerait qu’on ait plutôt tendance à privilégier le sociétal, c’est-à-dire les mœurs, les modes de vie, peut-être parce qu’ils sont plus susceptibles d’être révolutionnés à moindre frais qu’un mode de production aux multiples conséquences sociales.
Au sortir de mai 68 et à la fin des Trente Glorieuses, les politiques ont fait le choix d’entamer un nouveau virage : celui des réformes des mœurs dont l’office était à la fois de garantir l’avancée moderne de notre société, mais aussi la protection d’un domaine qui allait devenir le dernier bastion de nos luttes : le domaine privé. Suivre les impulsions d’une société, l’évolution de la famille, la place des femmes, prôner une sexualité libérée et bannir l’ordre moral qui, un peu partout, n’en finit pas de menacer : voilà les grandes lignes de cette période enthousiaste au cours de laquelle ces réformes, en adoptant les inspirations d’une société, devaient être les témoins d’un progrès inéluctable.
L’individualisme à tout crin
Pour dire vrai, depuis les années 1970, il semble bien que nous n’ayons jamais été aussi passionnés, voire divisés, par ces querelles qui se montent en puissance autour du domaine privé. Lieu d’une farouche liberté à défendre, il a trait avec le domaine du corps, de l’épanouissement personnel, des relations entre les sexes, et c’est précisément au sein de ce domaine privé que se trame ce que l’on peut encore appeler « lutte ». Cette chère liberté qu’on nous scande sur tous les fronts n’est autre que celle de l’individu faisant émerger ce que l’on pourrait considérer comme l’apothéose de l’individualisme.
Sans aller jusqu’à les récuser ou leur porter courroux, on peut toutefois mettre en doute l’habilité de ces luttes. Que dire des étudiants de mai 68, heureux de prolonger une révolte héritée des ouvriers, brandissant fièrement leurs pancartes « Jouissez sans entrave » au nom d’une liberté assumée des corps et qui visait à tourner en ridicule l’ordre et la morale bourgeoise jugée trop poussiéreuse ? Et comment, à présent, ne pas esquisser un rictus devant un slogan repris par une armée de publicitaires avides de faire fructifier leur chiffre d’affaires ? En écrivant « Prenez vos désirs pour des réalités » sur les murs du Quartier latin, les étudiants de mai 68 ne se doutaient pas qu’ils inventaient, par anticipation, une flopée de slogans qui deviendront chers à la réclame. C’est pourtant très exactement ce qui s’est passé : « Exigez tout, tout de suite ! » Partis en croisade contre l’argent, voilà qu’on se retrouve à servir ses intérêts.
Marcel Gauchet, afin de décrire l’époque que nous vivons, n’hésite pas à l’expliquer par le recours à la fameuse difficulté d’être soi. Notre moi névralgique est à ce point émancipé qu’il en est devenu tout bonnement solitaire après la grande rétraction du collectif. Le moi triomphant : voilà notre cheval de bataille, voilà qui mérite d’être défendu bec et ongles. Ces conquêtes qui participent à l’individualisme ont encore un long chemin à accomplir, et malgré la couverture médiatique qui en a fait son sujet de prédilection, elles restent fragiles : il est patent, par exemple, que l’acceptation de l’homosexualité ou la libération de la femme, ont encore du progrès à faire. Mépriser ces causes et s’en moquer ne saurait être, là encore, qu’une mauvaise gageure.
Cependant, on ne peut que déplorer le fait qu’en portant un intérêt massif à ces querelles sociétales, nous entamons de l’autre côté un sacrifice. Si les années 1970 sont l’amorce d’une vague de réformes des mœurs, et si notre regard ne se porte que sur le domaine privé, nous avons fermé les yeux : sans vraiment nous l’avouer, nous avons accepté que le monde soit principalement gouverné par des fatalités sur lesquelles nous avons peu de prise. Marchés financiers, commerce international, c’est en effet au début des années 1970 que prirent place la dématérialisation du système financier et le système des changes flottants, lesquels marquaient la fin de l’étalon-or (auparavant, l’or était la marchandise sur laquelle étaient indexées les monnaies du monde).
« Il est toujours facile, finalement, de faire mine de regarder en face une réalité sociale, ce qui n’a jamais empêché de mettre des œillères pour maintenir hors-champ ce qu’elle pourrait avoir de politiquement gênant. »
Les réformes des mœurs ou la bonne ritournelle
Or, n’y aurait-il pas un moment pressant où les politiques ne peuvent plus se cantonner à des réformes sur les mœurs ? Il faut aussi s’intéresser à l’économie, et c’est sans doute ce virage que les socialistes ont mal négocié, au détriment de toute une compréhension du monde social – qui en pâtit. Lorsque Hollande, au meeting de Bourges, quelques jours avant d’être élu, prophétise que « notre ennemi, c’est le monde de la finance, celui qui n’a pas de nom, celui qui n’a pas de visage », un an après, le résultat est finalement aux antipodes, en pinçant plutôt pour le sociétal, les mœurs, les modes de vie – plus susceptibles, il est vrai, d’être révolutionnés à bon compte et à moindre frais que le mode de production capitaliste.
Certes, il est toujours facile, finalement, de faire mine de regarder en face une réalité sociale, ce qui n’a jamais empêché de mettre des œillères pour maintenir hors-champ ce qu’elle pourrait avoir de politiquement gênant. Si le PS a annoncé le changement comme étant la pierre de touche de sa ligne politique, peut-être serait-il plus réaliste d’utiliser un autre terme pour caractériser cette dernière et parler plutôt d’adaptation : on s’accommode, la préférence va aux souplesses raisonnables, la raison modeste. Alors, nous dit-on, n’en demandons pas trop : contre mauvaise fortune, faisons tous bon cœur. Obéissons aux injonctions du monde. Il nous faut nous plier, semble-t-il, à quelque chose qui nous dépasse.
Redécouvrir la réalité du monde social
Parler de lutte des classes, voilà un branle-bas de combat dont on préfère sagement s’abstenir, à l’image de Cahuzac qui balançait crânement à la tête de Mélenchon : « La lutte des classes, je n’y ai jamais cru. » Un autre exemple qui peut être significatif : c’est la sortie en 1999 du film phare des frères Dardenne, Rosetta, qui porte au pinacle l’existence misérable d’une jeune femme se débattant comme elle peut pour continuer à vivre décemment face à l’abjection d’une époque où, désormais, toutes les perspectives sont fermées, rendues caduques par le cycle infernal du capitalisme. Ce film sera unanimement salué, littéralement adoubé par les médias, mais également promu par toute la classe politique, droite et gauche confondues. On est en droit de s’interroger sur cette curieuse adhésion très consensuelle de l’ensemble de la critique, sur l’engouement manifeste de nos politiques (Martine Aubry en tête recommandait de le visionner) pour un film qui donne à voir l’exploitation d’une population et la précarité d’une existence.
Il est à vrai dire frappant que, si les politiques s’accordent sur cette oeuvre, ce n’est pas tant parce que celle-ci leur aurait permis de redécouvrir la réalité d’un monde social, il n’y a point eu d’insurrection générale de la pensée contre un ordre social trop injuste. Non, ce qui les arrange, c’est finalement de prendre l’exemple de ce film pour évoquer l’exclusion qui fait main basse sur une partie de la population.
À l’image de Rosetta, 12 % des Français sont exclus du travail, relégués au ban des vaincus. Parler ainsi d’exclusion s’avère bien plus commode qu’on ne l’imagine : par définition, on ne rencontre pas d’exclueurs (mot qui n’existe pas), mais seulement des exclus, des laissés-pour-compte qui n’ont pas d’adversaires clairement identifiés. Se battre, lutter pour vivre normalement, pour se fondre dans le moule de la normalité sans avoir un ennemi distinct : voilà qui peut arranger certains de nos politiques qui n’apprécieraient pas vraiment qu’on leur parle d’exploitation, terme trop galvaudé qui renvoie à l’amorce de la lutte des classes depuis Marx. C’est d’ailleurs amusant de noter que jusque dans les années 1975-1980, la lecture du Manifeste du Parti communiste était au programme des terminales. Aujourd’hui, rares sont les lycéens qui peuvent encore se targuer de l’avoir ne serait-ce que feuilleté à la sortie du lycée ou encore de connaître de tête la phrase d’ouverture : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes. »
La lutte des classes, plus d’actualité ?
« Se battre, lutter pour vivre normalement, pour se fondre dans le moule de la normalité sans avoir un ennemi distinct : voilà qui peut arranger certains de nos politiques qui n’apprécieraient pas vraiment qu’on leur parle d’exploitation, terme trop galvaudé qui renvoie à l’amorce de la lutte des classes depuis Marx. »
À rebours, c’est en partant de l’exploitation que se comprend la nécessité d’une lutte des classes. L’exploitation se déroulerait ainsi : une partie de la population possède et jouit de la propriété des moyens de production, et l’autre partie, quant à elle, n’a rien (si ce n’est sa force de travail qu’elle vend comme marchandise). Et celui qui possède, part exploiter celui qui n’a pas. Or, en s’intéressant de plus près à des questions qui relèvent du domaine privé, qui atteignent même notre intimité (en abordant la sexualité, la religion, etc.), il serait légitime de se poser la question suivante : peut-on rabattre ces dernières sur la problématique de la lutte des classes ? Pour le dire mieux : ces luttes (féministes, antiracistes…) possèdent une certaine autonomie, mais pour autant n’est-il pas rare que celles-ci n’intègrent pas une dimension de classe significative ?
C’est notamment l’avis de David Harvey, qui s’évertue à montrer avec quelle intensité les écrits de Marx sont toujours aussi actuels et essentiels : « Prenons l’effet de la crise dite des subprimes sur la ville de Baltimore. Quantité de familles noires et monoparentales (à leur tête, des femmes) se sont vues privées de leurs droits et parfois de leurs biens, dans le cadre d’une accumulation par dépossession, c’est-à-dire d’une guerre des classes. On ne peut pas nier, dans ce cas, la pertinence de la notion de classe. Il faut cesser d’avoir peur de l’utiliser et bâtir des stratégies politiques fondées sur l’idée de guerre de classes ». D’où la nécessité de ne pas se retrancher sous des questions qui touchent seulement aux mœurs et aux modes de vie, une lutte semblant en dessiner toujours une autre, plus profonde.