« La question à se poser avec un barillet plein, c’est ce que tu vas faire des six balles qui y dorment. La dernière elle est pour toi, ça tu le sais depuis le départ. Et faudra pas se louper, la vie est assez dégueulasse comme ça. Ouvre grand la bouche, presse le canon contre ton palais, ça devrait aller tout seul. Un flash, un larsen et plus rien. Mais la première, c’est pour ta mère. Si cette salope avait pensé avec sa tête plutôt qu’avec son cul, tu n’en serais pas là. La deuxième c’est pour ton père, l’esclave qui s’est couché entre ses cuisses pour s’assurer qu’un larbin lui torche le cul quand il n’en sera plus capable tout seul. La troisième revient de droit à la créature qui hante ta couette et te rabâche jour après jour qu’elle t’aime, comme si ça voulait dire quelque chose, comme si ça pouvait conjurer la solitude et la mort. La quatrième pour ton patron, l’enflé qui t’a fait croire que le sens de la vie c’était de remplir ses poches avec ta sueur. Et la cinquième ira se loger dans le cœur du pauvre con qui passait par là de bon matin, pour la beauté du geste, parce que tout ça n’a aucun sens et qu’il faut bien leur rappeler de temps en temps. »
Où c’est qu’j’ai mis mon flingue
Dans son Second manifeste du surréalisme, André Breton écrivait : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule ». God Bless America sort aujourd’hui dans les salles et c’est l’occasion de revenir sur ces films qui ravivent chaque fois le brasier des débats sans fin sur la violence fictionnelle. Alors bien sûr, le film susnommé est une comédie, mais il renvoie à des œuvres dont le rire n’est pas exactement l’ambition principale. Ce n’est pas de vengeance façon Vieux fusil dont il est question, pas d’une cavale meurtrière libératrice à la Bonnie and Clyde, mais de lâcher-prise total : la réponse désespérée de celui qu’on n’écoute pas et qui n’a rien à perdre, qui croupit dans sa solitude et ne voit pour se rappeler au monde que la déflagration mortelle d’un revolver. Car Travis Bickle et ses congénères sont les rejetons oubliés d’un système malade, broyés par ses rouages.
Dans Taxi Driver de Martin Scorsese (1976), De Niro incarne le chauffeur de taxi emblématique de tous ces suicidés sociaux. Enfermé dans sa tête, écœuré par l’état du monde et bouffé par la frustration, Travis cherche à faire tonner sa voix pour remettre de l’ordre dans un univers absurde et cruel. Mais son coup d’éclat dérisoire ne génère que davantage de chaos, un aveu d’impuissance face à la marche du monde, duquel il a été mis au ban. Ce motif sera repris par d’autres, au rang desquels le très mainstream Joel Schumacher avec Falling Down, où Michael Douglas « pète les plombs » après avoir perdu son boulot, sa femme et sa môme ; Gus Van Sant avec infiniment de subtilité dans Elephant ; et Gaspar Noé (une obsession assumée) avec Seul contre tous, le pendant français du chef-d’œuvre de Scorsese. Philippe Nahon y incarne un ancien boucher chevalin qui sort de prison après qu’on lui ait enlevé fille et boucherie. Tenu en laisse par une mégère engrossée par dépit, il craque et prend la fuite, errant dans une misère sordide en attendant de prendre sa revanche sur le monde. Le spectateur est enfermé avec lui dans sa tête, un flot de pensées tour à tour haineuses, désespérées ou vengeresses l’assaillant sans discontinuer. Qu’est-ce qui reste à celui qui voit le sol se dérober sous ses pieds et toutes les raisons qu’il s’était donné pour continuer à vivre se vider de leur sens ? Heureusement pour Travis et ses semblables, il y a la NRA.
Hitler n’est pas un monstre
Lorsqu’elles surgissent dans notre quotidien, ces manifestations de violence nous mettent toujours face à un abîme insondable de peur et d’incompréhension. Les lèvres s’agitent hystériquement avant de se pincer pour convenir à l’unisson de l’inhumanité de leurs responsables. Mais c’est oublier que tout ce qui est du fait des hommes est humain, n’en déplaise aux humanistes sirupeux. Le pire des criminels est fait de la même boue que vous et moi. Et c’est cette vérité que restituent les cinéastes, car en évinçant tout jugement moral catégorique, ils révèlent la mécanique complexe des événements qui peuvent conduire une âme perdue et ignorée de tous à se venger aveuglément des hommes. Car « la haine, [est] une lutte à mort contre soi-même, avec les autres pour prétexte » (Nada, Spoke Orkestra). Ces films, symptomatiques des maux de la société et de l’époque auxquelles ils renvoient, illustrent, en se penchant sur la gestation du désastre, la théorie de Siegfried Kracauer, qui voyait dans le médium cinéma une forme de « rédemption du réel ». On se fourvoierait en l’interprétant comme une justification des actes violents, mais plutôt comme une tentative de remettre l’humain au cœur de ses actes, si « monstrueux » soient-ils.
Pour comprendre cela, une séquence de Elephant vaut mieux que toutes les analyses psychosociologiques du monde. Lorsque Alex, l’un des deux tueurs juvéniles, se plante au milieu du réfectoire bondé pour établir son plan meurtrier, il est submergé par l’angoisse. Un rapide travelling arrière élargit le champ, l’ambiance sonore croît jusqu’à devenir assourdissante, il prend son visage dans ses mains… Une superposition d’éléments simples qui traduisent sans un mot sa rupture irrévocable d’avec son environnement. Et plus tard, dans une séquence pétrifiante de beauté où le même Alex interprète successivement la Lettre à Élise et la Sonate au clair de lune de Beethoven, Gus Van Sant évacue un à un les clichés dont furent affublés les jeunes auteurs du massacre de Columbine par les soi-disant experts de la question. C’est quand même bien foutu, le cinoche !
La catharsis cinématographique
La catharsis est un très joli mot dont la signification n’est pas moins séduisante. Ce n’est ni une fleur ni un instrument à cordes oriental, mais un principe défini par Aristote comme la « purgation des passions » au moyen d’une représentation dramatique. Grossièrement, c’est ce qui fait que nous nous satisfaisons de la médiocrité de notre existence au prix de quelques heures passées en compagnie de Mozart, Tolkien ou Leone. Naturellement, la catharsis tient une place prépondérante dans notre amour du cinéma, lieu de représentation de tous les fantasmes – même les plus inavouables. Ainsi, le spectateur verra ses velléités de meurtre s’envoler après le visionnage sur grand écran de Angst, de Gerald Kargl ; toute volonté de puissance se dissoudre après celui de Salò ou les 120 journées de Sodome, de Pasolini ; et ses tendances hypocondriaques se volatiliser après avoir vu l’éprouvant Halt auf freier Strecke (Pour lui, en français), de Andreas Dresen. Et l’on peut voir en quoi la pornographie n’échappe pas à ce concept, puisqu’elle est avant tout un formidable moyen d’épurer les frustrations de millions de mâles encagés dans leur solitude affective.
L’aspect cathartique du 7e art rend donc toute condamnation de la violence fictionnelle caduque. Qu’elle soit outrancière et grand-guignolesque, psychologique ou clinique, parfaitement gratuite ou l’expression d’une réflexion longuement mûrie, elle est toujours un moyen salutaire pour le spectateur de ritualiser la violence qui est en lui, à l’instar de celle pratiquée dans la musique, la littérature, les jeux vidéo ou le sport. La vie humaine est affaire de violences, et un moyen très sain de ne pas y céder à son tour est de trouver des exutoires pour canaliser ses pulsions. Vous sentez poindre la déprime saisonnière ? Seul contre tous pourrait bien être le coup de fouet dont vous avez besoin pour repartir gonflé à bloc ! Vous vous sentez constamment cerné par des cons ? God Bless America sera sans doute le défouloir dont vous rêvez devant votre poste de télévision.