Son nom signifie chef en breton. A défaut de gouverner la France, Jean-Marie Le Pen a régné sans partage sur le Front national pendant 40 ans. Philippe Cohen et Pierre Péan retracent le parcours de cet opportuniste dans une biographie, Le Pen, une histoire française, qui suscite la polémique. Le borgne le plus célèbre du pays n’aurait pas de cornes. Il ne porterait pas de brassard nazi au bras. Il ne serait même pas fasciste. Il n’en fallait pas plus pour que la gauche libérale libertaire vocifère ! Retour sur la personnalité d’un homme complexe, vaniteux, manipulateur et monstrueux à certains égards, en compagnie de Philippe Cohen.
Beaucoup de biographies ont été écrites sur l’ancien président du FN. Comment expliquez-vous qu’il suscite à la fois la fascination et la répulsion chez les journalistes ?
Notre livre est à ma connaissance la quatrième biographie sur Jean-Marie Le Pen. Les deux premières étaient des hagiographies, l’une réalisée par un journaliste de Paris-Match, l’autre par Jean Marcilly qui est ensuite parti avec Pierrette Lalanne, l’épouse de Jean-Marie Le Pen. Il y a eu, enfin, la biographie de Gilles Bresson et Christian Lionet publiée en 1994, voici près de vingt ans. Nous nous situons Pierre et moi dans la même démarche et dans la même tradition que ce dernier ouvrage.
Il y a eu des dizaines d’autres ouvrages, mais qui sont plutôt des essais et des pamphlets, en général très engagés contre Le Pen et le Front national. Il me paraît logique que Le Pen suscite de l’intérêt : le surgissement du Front national sur la scène politique française est l’un des événements les plus importants de la vie politique française de ces trente dernières années. Je vois cependant peu de fascination, et beaucoup de répulsion.
Vous considérez que l’homme politique Jean-Marie Le Pen est une coproduction à laquelle ont participé François Mitterrand, SOS Racisme, Jacques Chirac et bien d’autres. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Il a existé et il existe encore toutes sortes d’usages de Le Pen et du lepénisme dans la vie politique française. Notre livre fourmille d’histoires d’ententes locales secrètes avec le Front national, bien loin des grandes déclarations de principe faites à Paris, qui concernent non seulement le RPR ou l’UDF mais aussi le PCF. Mais le plus important se situe au début de la percée lepéniste, au milieu des années 1980, lorsque François Mitterrand, en grande difficulté face aux échéances électorales de 1986 et 1988, décide de pousser simultanément deux fers au feu : d’un côté la mise en place d’une forme dure de proportionnelle qui permet à 35 députés frontistes d’entrer au Parlement en 1986, le RPR ne récupérant que de justesse la majorité ; de l’autre la mise sur les fonds baptismaux de SOS Racisme dont l’une des fonctions principales est de diaboliser le Front national, d’en faire un parti infréquentable pour la droite parce que Mitterrand sait très bien que c’est en empêchant les électeurs frontistes de voter Chirac au second tour qu’il peut espérer se faire réélire en 1988.
Précision utile : François Mitterrand s’autorise cette stratégie car il ne croit pas que Le Pen soit un fasciste. Il dit de lui que c’est un notable. Le Pen lui-même va – sans doute involontairement – donner un coup de pouce décisif à la stratégie mitterrandienne par sa sortie sur le détail de l’Histoire du 11 septembre 1987, propos incontestablement antisémite et négationniste qui le rend infréquentable pour de bon.
« Notre enquête montre que, préalablement à cette fameuse émission du ”détail” sur RTL, Le Pen cherche à toute force à se rabibocher avec la communauté juive. »
Justement, vous affirmez que Jean-Marie Le Pen est vraiment devenu Le Pen (le diable) en septembre 1987, après sa célèbre gaffe sur les camps de concentration. On a du mal à comprendre comment un homme politique qui connaît si bien les médias et qui tentait de se rabibocher avec la communauté juive a t-il pu faire une telle bourde…
C’est d’autant plus étonnant que notre enquête – nous consacrons un chapitre entier à l’événement – montre que, préalablement à cette fameuse émission du « détail » sur RTL, Le Pen cherche à toute force à se rabibocher avec la communauté juive. Il se fait accueillir à New York par une grande association juive et on lui concocte un voyage en Israël. Comprendre pourquoi il lance sa fameuse saillie sur le thème « Les chambres à gaz, je n’en ai jamais vues personnellement ! » implique de pénétrer dans les arcanes du personnage, de démonter son cerveau en quelque sorte. C’est ce que nous tentons de faire dans le livre. Ladite phrase était-elle la marque de son antisémitisme congénital et obsessionnel ? Ou bien s’est-il simplement pris les pieds dans le tapis de sa propre vanité ?
Vous décrivez un personnage égocentrique, manipulateur, obsédé par l’argent. On a l’impression que Le Pen était plus intéressé par les billets de banque que par le pouvoir… Est-ce le cas selon vous?
Je ne sais pas si c’est au pouvoir qu’il faut opposer l’argent concernant le personnage Le Pen. Tout dépend de quel pouvoir il s’agit. Il a toujours soigneusement évité d’avoir à exercer des responsabilités politiques. D’un autre côté, il a veillé, à n’importe quel prix à exercer le pouvoir sans partage au sein du Front national, préférant, lors de la scission de 1999, détruire son jouet, un parti qui avait mis 17 ans à se construire, plutôt que d’accepter la critique ou de concéder une parcelle de pouvoir aux autres dirigeants du Front national. Ce qu’il y a de curieux dans son rapport à l’argent, c’est qu’on ne lui connait pas de loisirs ostentatoires ou de besoin considérables. Il mène une vie de bourgeois aisé mais sans plus. Si bien que personne ne sait ce qu’il fait de l’argent qu’il a accumulé.
N’y a t-il pas une contradiction chez Le Pen entre son nationalisme (son dégout du déclin de la France par exemple) et son individualisme ?
Évidemment, mais la contradiction devient éclatante quand le Front national connaît le succès et que lui-même est devenu une personnalité politique reconnue. À la base, Le Pen n’est d’ailleurs pas un nationaliste exalté. Dans la sphère de l’extrême droite, il se situe dans l’aile la plus modérée. Il a voté pour le traité de Rome, il est plutôt du côté du monde libre, qu’il estime menacé par le communisme et l’URSS dans les années 1980. Son patriotisme semble plus crédible en 1957, quand il s’engage en Algérie pour trois mois pour accompagner la remobilisation que vient de décider le Parlement que lorsqu’il tente, lors de la première guerre du Golfe de récupérer les otages français détenus en Irak.
« Le personnage est détestable d’un point de vue moral qu’il s’agisse de la vie publique ou de la vie privée »
Vous écrivez dans votre livre qu’il est le fils de Louis-Ferdinand Céline et Jacques Séguéla. Pouvez-vous développer ?
C’est une formule. Nous avons écrit que, davantage qu’un Mussolini français, il était le fils inattendu de Céline et Séguéla. Pourquoi ces deux-là ? Nous pensons d’abord au Céline obsédé par le déclin français. Le Pen a toujours été habité par l’idée que la France s’affaissait, s’abîmait, s’effondrait. Et les deux ont tenu des propos antisémites, même s’ils n’ont pas eu, chez Le Pen, un caractère aussi obsessionnel que chez Céline. Enfin, Séguéla parce que Le Pen a été un manipulateur de médias tout au long de sa carrière. Parfois les gens s’étonnent de ce qu’il m’ait reçu aussi longtemps ; mais il n’a jamais refusé un entretien à un journaliste, du moins à ma connaissance !
Vous dressez le portrait d’un homme détestable, notamment dans le privé. Mais son personnage de perdant magnifique ne lui donne-t-il pas un côté sympathique ?
Je ne partage pas votre point de vue : le personnage n’est pas « détestable dans le privé » et sympathique dans le public, et d’ailleurs, sa vie privée n’occupe pas une place si importante dans le livre. Le personnage est détestable d’un point de vue moral qu’il s’agisse de la vie publique ou de la vie privée. Par exemple, le fait de bannir sa fille Marie-Caroline des fêtes de familles depuis 1999 sous prétexte qu’elle est l’épouse d’un lieutenant de Mégret relève-t-il de la vie privée ou de la vie publique ? Ce qui choque chez lui est l’absence de hauteur de vue dès que son intérêt immédiat, son image ou son ego sont en jeu.
Tout ceci ne l’empêche pas, à d’autres moments, de se montrer éminemment sympathique et séducteur, lorsqu’il n’y a pas d’enjeu ou lorsqu’il souhaite vous mettre de son côté. Le côté « perdant magnifique » peut jouer auprès de ses électeurs, eux-mêmes en grande difficulté et qui peuvent ainsi s’identifier aux défaites de leur champion.
« Cette radicalité, réservée aux thématiques de l’anti-lepénisme ou de l’antiracisme (parfois aussi aux thème sociétaux), fait pendant à une étrange modération dès que l’on aborde les questions économiques et sociales. »
Dans les années 1980/1990, Jean-Marie Le Pen privilégiait un néolibéralisme reaganien. Ce n’est pas le cas de sa fille. Le vote ouvrier a-t-il contribué a modifier la ligne du parti, où est-ce l’inverse ?
Soyons précis : la ligne ultralibérale a surtout fonctionné dans les années 1980, pendant la première percée lepéniste. A ce moment-là, l’électorat FN est celui de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie de province. On vote Le Pen, pour secouer la droite et lui dire de se bouger les fesses. Mais dès 1988, l’électorat ouvrier du FN est passé à 19%, contre 8% en 1984. Et le phénomène va s’accentuer dans les années 1990. Un tournant s’effectue lors du mouvement de novembre-décembre 1995 où Le Pen commence par éructer contre les grévistes avant de comprendre que beaucoup sont ses électeurs. Sous l’impulsion de Bruno Mégret, le programme et les thèmes de campagne évoluent déjà pas mal. Marine Le Pen va lui donner un contenu doctrinal avec la défense de l’État et une tentative systématique de rabibocher le FN avec les fonctionnaires contre lesquels Jean-Marie Le Pen tonitruait.
Alors finalement, le changement de ligne du FN est-il le fruit de la volonté de ses dirigeants ou du changement sociologique de son électorat ? Intuitivement j’opte plutôt pour la deuxième option, car il m’est sympathique que ce soit le peuple qui fasse bouger les partis et non l’inverse, même si, dans le cas du FN, il s’agit d’une tromperie évidente : le FN ne détient pas un programme capable d’améliorer le sort de ses ouvriers électeurs.
Votre livre a été très critiqué par certains journalistes, notamment Patrick Cohen sur France Inter, qui vous accusent de réhabiliter Le Pen. Vous n’êtes pourtant pas tendre avec lui. Comment l’expliquez-vous ?
Quand on y réfléchit avec un peu de recul, ce n’est pas très étonnant. Psyatrick Cohen n’a écrit qu’un seul livre dans sa vie avec Jean-Jacques Salmon, un intellectuel soixante-huitard, Son titre : 21 avril 2002 : Contre-enquête sur le choc Le Pen.
Renaud Dely, autre pourfendeur de notre biographie, a, lui, écrit moult articles et livres sur Le Pen, dans lesquels il affiche un engagement « anti-fasciste » de bon aloi. Il développe aussi dans l’Obs sa manie des listes : une semaine les décontaminateurs de Marine Le Pen, une autre fois, les néoréacs de gauche, les éditocrates de droite, les croisés de ceci ou de cela. Il serait amusant de constater à quel point une certaine gauche développe une sorte de passion des listes. Cette radicalité, réservée aux thématiques de l’anti-lepénisme ou de l’antiracisme (parfois aussi aux thème sociétaux), fait pendant à une étrange modération dès que l’on aborde les questions économiques et sociales. Au fond, elle fonctionne comme compensation (et comme cache-sexe) des abandons d’une certaine gauche. Mais je crois cependant que ces deux journalistes sont sincères : ils croient vraiment qu’il faut dénoncer la diffusion de ce qu’ils considèrent comme une sorte de virus qui ferait peu à peu adopter les idées du Front national.
Nous montrons dans le livre comment toute une génération de journalistes s’est lancé dans un anti-lepénisme hystérisé et, hélas, inefficace puisqu’il ne touchait que les ultraconvaincus et donnait, en revanche, l’impression aux électeurs lepénistes que tous les médias étaient contre eux, ce qui correspond exactement au discours de victimisation de Le Pen lui-même. Ils ont été, au fond, les idiots utiles – et involontaires bien sûr – du lepénisme.
« Bresson et Lionet étaient très gênés aux entournures de leur contre-enquête sur la torture »
Beaucoup de critiques semblent se focaliser sur le chapitre sur la torture en Algérie. Gilles Bresson et Christian Lionet de Libération doutaient déjà dans leur biographie qu’il eût pratiqué la torture institutionnelle…
Nous sommes en effet partis du travail de Bresson et Lionet. Nous nous situons complètement dans cette tradition. Christian Lionet est parti enquêter en Algérie pendant plusieurs semaines. Il a retrouvé les témoins, leur a montré des photos de Le Pen qu’ils n’ont pas reconnues, et surtout il a confronté les lieux et les emplois du temps avec ceux de l’unité dans laquelle était versé Le Pen. Il nous a déclaré : « Je suis parti persuadé que Le Pen avait torturé et je suis revenu persuadé du contraire. » Bresson et Lionet étaient très gênés aux entournures de leur contre-enquête sur la torture : c’est un de leurs collègues qui avait réalisé le scoop pour Libération en 1985. En tout cas, quand leur livre paraît avec ces révélations, personne n’en parle, ça passe complètement inaperçu.
Que pouvions-nous faire de plus ? Nous avons consulté les pièces des procès, interrogé des militaires. Impossible d’enquêter en Algérie : les archives ne sont plus disponibles et la plupart des témoins sont morts.
Du coup, nous avons été encore plus prudents que Bresson et Lionet : nous n’affirmons pas que Le Pen n’a pas torturé, nous expliquons pourquoi ces témoignages introduisent un doute. Les tortures ont évidemment existé, et ceux qui ont témoigné ont sans doute été torturés. Mais peut-être pas par Le Pen. Lequel, bien entendu, ne s’est pas facilité la vie en déclarant qu’il avait torturé (puis en démentant le lendemain) puis en déclarant approuver la torture.
« Le diable est resté le diable pour conserver son électorat diabolisé »
Maurice Szafran a vivement critiqué votre livre dans Marianne cette semaine, affirmant qu’il était indigne des valeurs du magazine. Comment réagissez-vous ?
Marianne n’est pas l’UMP (et je ne suis pas Copé), mais un journal auquel je suis attaché et dont j’ai participé à la création avec Maurice Szafran et Jean-François Kahn. Je ne dirai rien qui puisse nuire au journal ou à son directeur. Par ailleurs, le journal a toute une tradition de débats et de polémiques, y compris entre des membres de la rédaction. Exemple : le dernier livre de Jean-François Kahn a fait l’objet d’une critique assez rude.
Comment Le Pen a-t-il accueilli le livre ?
Assez mal pour un ouvrage qui selon certains, était censé le « réhabiliter » ! Dans une lettre publiée par le Point, il l’a qualifié de « boulevard à ragots » et a annoncé son intention de porter plainte contre le livre, ainsi que contre l’un des témoins qui y est cité. Outre l’argent, Jean-Marie Le Pen critique le fait que la proportionnelle ait été un « cadeau » de François Mitterrand. Mais il reste silencieux pour le moment sur beaucoup d’autres faits évoqués dans le livre.
Dernière question sur Jean-Marie Le Pen : finalement, en ce qui concerne sa carrière politique, la plus belle ruse du diable de la République ne fut-elle pas de faire croire qu’il existait vraiment ?
C’est une jolie formule, assez juste en plus. Pour deux raisons. D’abord parce qu’après l’affaire du détail, Jean-Marie Le Pen a pris acte de l’isolement de son parti et a déployé dès lors toute son énergie pour conserver et consolider ce « corner politique ». Il a ainsi congelé 10 à 15 % de l’électorat, souvent populaire dans une contestation stérile. Le fait de continuer à être mis au ban de la société politique, de ne pas être considéré comme un parti comme un autre, a sans doute contribué à réussir cette performance. En ce sens le diable est resté le diable pour conserver son électorat diabolisé (les « beaufs », comme on disait dans les années 1990).