L’homme d’affaires et actionnaire du quotidien « Le Monde », Matthieu Pigasse, est notre invité économique de ce jeudi 16 novembre. Il a récemment fait paraître son ouvrage « La lumière du chaos » aux éditions de l’Observatoire.
Matthieu Pigasse, banquier d’affaires et ex-assistant de Dominique Strauss-Kahn au Ministère de l’Économie et des Finances, est également figure influente dans le monde des médias. Il possède des parts dans le journal Le Monde, détient Radio Nova et le magazine hebdomadaire Les Inrocks. Il est aussi impliqué dans l’organisation de différents festivals, comme Les Eurockéenes de Belfort et Rock en Seine. Récemment, Pigasse a sorti un livre intitulé La Lumière du chaos publié par les Éditions de l’Observatoire, portant le sous-titre « Pour une société du possible. »
franceinfo : D’après vous, nous vivons une époque de chaos car le contrat social a été brisé. Pouvez-vous nous expliquer votre point de vue ?
Matthieu Pigasse : Plusieurs problèmes sont à signaler, le chaos se manifeste de différentes manières. Le chaos mondial est évident avec la guerre en Ukraine et au Moyen-Orient, et le terrorisme en Europe, notamment à Arras et Bruxelles. Le chaos climatique est également une réalité avec les changements que nous vivons. Enfin, il y a aussi le chaos économique et social, qui est la fragmentation de notre société, causée principalement par un système capitaliste à bout de course.
Quels sont les signes que le système capitaliste est en train de s’effondrer ?
Il suffit d’observer autour de nous : la croissance s’arrête, les inégalités augmentent, le repli sur soi progresse et le sens collectif se perd. Le capitalisme libéral promettait un monde meilleur, l’idée que demain serait plus doux que hier pour nous et nos enfants. C’était l’idée du progrès. La réalité est aujourd’hui totalement différente. C’est la victoire de l’égoïsme. C’est le risque constant de tomber socialement, c’est l’augmentation de la pauvreté et la précarité. Un rapport récent de l’INSEE montre que la pauvreté a continué à augmenter en France ces dernières années. 15 % de la population française vit sous le seuil de pauvreté, soit avec moins de 1 160 € par mois. Pour donner une idée, cela représente 10 millions de personnes. Les symptômes de ce système capitaliste en fin de vie sont les inégalités. C’est une bombe qui est placée au cœur de notre société avec une concentration excessive du travail et du capital. C’est quelque chose d’aujourd’hui inexplicable, injustifiable et insupportable.
Votre regard sur les élites est très critique ?
Oui, je pense qu’il y a une défaillance généralisée de toutes les élites. D’abord, une défaillance des élites politiques qui ont démontré une forme d’impuissance et d’incapacité au cours des dernières décennies. Ensuite une défaillance des élites médiatiques avec la responsabilité des journalistes et une défaillance des élites judiciaires. Enfin, on a évidemment une défaillance des élites économiques. Mais pour autant, ce n’est pas un livre négatif. Ce n’est absolument pas un livre pessimiste. Je ne suis pas moins un déclinologue ou un décliniste. Je pense qu’il est très important de le préciser. D’où d’ailleurs le titre du livre, La Lumière du chaos, c’est que je pense que de ce chaos peut surgir la lumière.
Emmanuel Macron parlait du « ruissellement » de l’économie lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 2017. Cela a-t-il fonctionné ?
« Non, le ruissellement ne fonctionne pas. D’ailleurs, je pense même qu’il fonctionne en sens contraire dans la société. » (Matthieu Pigasse à franceinfo) Ce n’est pas une surprise pour moi car j’observe le fonctionnement du système capitaliste depuis plusieurs décennies.
Vous faites pourtant partie de ce monde capitaliste en tant que banquier d’affaires.
C’est justement parce que je suis un acteur de ce système que je peux le critiquer de cette manière. C’est précisément parce que je suis un acteur du système, que je le connais, que je le comprends et que je vois ces distortions et défauts. Je vois à quoi il faut s’attaquer à mon avis.
Quels changements devraient être mis en place rapidement et concrètement, selon vous?
Mon livre propose une gamme de solutions qui sont parfois individuelles ou personnelles, ce que j’appelle dans le livre, être soi, mais également collective, ce que j’appelle être ensemble. À mon avis, il y a deux directions principales : mieux distribuer et mieux redistribuer. Mieux distribuer, c’est mieux partager la valeur ajoutée, notamment au profit des salaires. Il est également question de distribuer un revenu minimum, soit un revenu universel. Mieux redistribuer, c’est à dire taxer non pas le risque, qui devrait être encouragé, mais taxer les rentes et les situations acquises.
Gabriel Zucman, économiste et directeur de l’Observatoire européen de la fiscalité, propose une taxe de 2 % sur la fortune des milliardaires. Est-ce une bonne idée ?
Je pense que nous devrions taxer la fortune lorsqu’elle est immobile ou stérile. J’ai d’ailleurs proposé la création d’une taxe sur la fortune immobile, l’IFI, mais révisée, réinventée. Par fortune immobile, j’entends le capital qui n’est pas utilisé dans l’économie productive, qui n’est pas investi en France, mais qui pourrait l’être. Par exemple, le capital placé dans des produits financiers, des fonds de fonds à l’étranger ou aux États-Unis. Je pense que ce capital inutilisé et immobile devrait être taxé. En revanche, l’investissement dans l’économie devrait être encouragé.
Le gouvernement actuel français dirait que cela repousse les talents et les grandes fortunes. Est-ce une mauvaise idée ?
Je ne pense absolument pas qu’il s’agit d’une mauvaise idée. Je pense que favoriser le risque et pénaliser la rente devrait au contraire attirer les entrepreneurs et les investisseurs.
Cela obligera donc les grandes fortunes à investir cet argent dans l’économie réelle plutôt que de le laisser dormir.
« Le problème, ce n’est pas de faire du profit, mais c’est son utilisation. » (Matthieu Pigasse à franceinfo) Il faut donc faire en sorte que ce profit soit orienté vers l’investissement et revienne plus aux salariés et par exemple pénaliser la distribution de surdividendes.
Un autre postulat que vous remettez en question est celui de la dette publique et le respect des critères de Maastricht. L’économiste Jean Pisani-Ferry souhaite financer les investissements verts par la dette publique notamment. Êtes-vous d’accord avec cette proposition ?
Je suis convaincu que l’État n’est pas un agent économique comme un autre. L’État n’est ni un simple acteur économique ni une entreprise. Il peut compter sur une banque qui n’est pas une banque ordinaire, qui est la banque centrale, qui est indépendante, ce qui est l’un des problèmes que je soulève car cette banque centrale devrait être au service de l’État. Je ne dis pas qu’il faut créer continuellement de la monnaie et la distribuer irresponsablement. Cependant, sous certaines conditions qui me semblent actuellement réunies, il serait possible de créer plus de monnaie et d’utiliser cette monnaie pour deux choses. Premièrement, comme le dit Jean Pisani-Ferry, pour financer de grands plans d’investissement, par exemple pour la transition écologique, pour la construction d’écoles ou d’hôpitaux. Deuxièmement, pour distribuer un revenu minimum universel.