Gilles Lellouche propose « L’Amour ouf », l’œuvre française la plus envisagée du concours. Tiré du livre de l’écrivain irlandais Neville Thompson, avec un financement très conséquent et une distribution de langue française de haut niveau, ce projet atteste la toute nouvelle position du metteur en scène dans l’univers du film français.
Pour une présence à Cannes, Gilles Lellouche n’a pas hésité à faire appel à son téléphone
Lorsqu’il finalisait le montage de son premier film en solo nommé Le Grand Bain, Gilles Lellouche, acteur et réalisateur, a pris la décision de contacter Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes, afin qu’il puisse visionner son film en vue d’une possible projection sur la Croisette en 2018. Cela est survenu malgré le désaccord de ses producteurs, Alain Attal et Hugo Sélignac. Comme rapporté par Hugo Sélignac dans Libération, ils souhaitaient le préserver, alors que lui était le seul parmi les trois à vouloir prendre cette initiative. Et finalement, il avait eu raison.
Le film Le Grand Bain, qui retrace l’aventure d’une équipe d’hommes se lançant dans une compétition natation synchronisée, a su convaincre près de 4,3 millions de spectateurs. Cette seule réalisation a conféré à Gilles Lellouche une assise en tant que réalisateur, lui qui avait déjà une carrière reconnue en tant qu’acteur. De plus, elle lui a permis de surmonter une première expérience difficile dans la réalisation avec le film Narco, qu’il a dirigé en collaboration avec son ami d’enfance Tristan Aurouet. Fort de cette victoire inattendue, il s’est ensuite lancé dans le film L’Amour ouf, qui a été projeté en compétition le jeudi 23 mai.
Gilles Lellouche, un cinéaste formé à l’école des clips
Ce projet de film était un rêve pour Gilles Lellouche depuis une quinzaine d’années. Cela remonte à 2006, lorsque Benoît Poelvoorde lui parle d’un livre irlandais écrit par Neville Thompson, mettant en scène une romance tumultueuse entre Johnser et Jackie. Cependant, pour retranscrire à l’écran ce qu’il avait en tête nécessitait d’avoir un budget conséquent, comme le reconnait-il dans l’édition de juin du magazine Première. « Je suis devenu conscient de l’ampleur et de l’immensité du projet (…) Aucun producteur n’aurait accepté de me donner les moyens de réaliser un film de cette envergure », affirme-t-il. Ainsi, il a mis en attente ses ambitions jusqu’à après Le Grand Bain, car « cela nous a permis de réaliser le film que Gilles souhaitait », confirme le producteur Hugo Sélignac dans une interview donnée à Ecran total. Le succès, comme à son habitude, a alors ouvert beaucoup de portes.
Dans son œuvre, Gilles Lellouche décide de transposer l’histoire dans le nord de la France, durant les années 1980 et 1990, et change le prénom de Johnser par Clotaire. Les rôles principaux sont incarnés par François Civil et Adèle Exarchopoulos. Autour de ces deux étoiles montantes du cinéma français, on retrouve également Alain Chabat, Benoît Poelvoorde, Raphaël Quenard, Anthony Bajon, Elodie Bouchez et les jeunes talents Mallory Wanecque et Malik Frikah. Un casting exceptionnel.
Mais atteindre ce niveau de réalisation a demandé à Gilles Lellouche de parcourir beaucoup de chemin. Il a découvert le théâtre à Fontainebleau grâce à un professeur de français lorsqu’il était en cinquième. Ensuite, il a intégré le cours Florent où, comme il le raconte dans Madame Figaro, on parle de Brecht, on évoque Chéreau, et soudainement, on se retrouve confronté à la réalité dure du métier : le chômage. Le film La Haine de Mathieu Kassovitz a été un électrochoc pour lui, avec son « esthétique hip-hop qui [lui] correspond », comme il le mentionne dans Le Monde.
Accompagné de son ami Tristan Aurouet et d’une amie rencontrée au cours Florent, Léa Drucker, il se lance alors dans la réalisation d’un court-métrage, 2 minutes 36 de bonheur.
« On fait un saut dans le vide. Je n’ai jamais touché une caméra auparavant. Mais je me sens vivant comme jamais! »
Gilles Lellouche,
dans « Le Monde »
Des publicités (Cegetel, McDonalds) et des clips pour MC Solaar, Saïan Supa Crew et NTM suivent. Après une vingtaine de réalisations, un producteur leurs propose de réaliser un deuxième court-métrage, Pourquoi… passkeu. Alain Attal tombe dessus, aime et offre à Gilles Lellouche et Tristan Aurouet l’opportunité de co-diriger leur premier film, Narco.
Le défi de la réputation à modifier
Nous sommes en 2003. Avec ses amis Guillaume Canet, Léa Drucker et Benoît Poelvoorde, qui connaissent alors un grand succès, Gilles Lellouche se lance dans l’aventure avec enthousiasme, avant d’être déçu. « Le tournage s’est très mal passé. J’avais une équipe pas très sympathique, qui n’avait pas beaucoup de compassion ni de patience. De plus, j’avais été très déçu par le résultat du film, qui était très éloigné de ce à quoi je rêvais », se souvient-il dans Première en fin 2023. « Donc, Narco a causé chez moi un certain traumatisme. »
Cette expérience l’a refroidi. « Plusieurs scripts n’ont pas vu le jour. Ma carrière d’acteur décollait et il était compliqué d’écrire avec des interruptions de trois mois », explique-t-il au Figaro. Ne le dis à personne, L’Instinct de mort, le premier volet du diptyque sur Jacques Mesrine réalisé par Jean-François Richet, Les Petits Mouchoirs, A bout portant, de Fred Cavayé, lui ont solidifié sa renommée en tant qu’acteur. Ainsi, il devient dans l’esprit du public le mec de bandes et l’acteur physique prêt à jouer les gros bras. Le film Les infidèles, qui est un film à sketchs dont il réalise un segment avec son ami Jean Dujardin, a également contribué à la construction de son image auprès du grand public.
« J’étais forcément un débile qui passait sa vie en boîte de nuit. »
Gilles Lellouche,
dans « Psychologies Magazine »
Quand Catherine Deneuve mentionne dans Première que la décision de Gilles Lellouche et de Jean Dujardin de se lancer dans la mise en scène était complètement absurde et que le métier de réalisateur ne se résumait pas à savoir faire un champ-contrechamp, il répond sur Europe 1 qu’il s’en fiche royalement. Avec ses clips et Narco, il affirme avoir acquis une légitimité en tant que réalisateur, même si celle-ci est encore minime.
Soucieux d’échapper à ces étiquettes de fêtard insouciant, d’homme viril ou encore de bon ami, Gilles Lellouche se lance alors dans le projet du Grand Bain. Pendant deux mois, il s’exile avec son ami et coauteur Ahmed Hamidi en Californie pour se consacrer à l’écriture. Comme il le détaille dans le magazine GQ, ils écrivaient « de 8 à 22 heures, chaque jour, sans amis, sans appel téléphonique, sans rendez-vous. »
Un rassembleur
Être « celui qui organisait les dîners, les vacances, qui appelait les gens », comme il le remarque dans le magazine Elle, fait partie de sa nature. Il se retrouve donc au centre d’une production conséquente de 16 millions d’euros rassemblant des acteurs et actrices de premier plan, provenant de parcours très variés. Il trouvait « intéressant de détruire les chapelles », comme il l’indique dans l’émission « Clique » sur Canal+.
« Je ne voulais pas tourner ‘Les Petits Mouchoirs à la piscine’. J’ai choisi des génies d’acteurs que j’estime. »
Gilles Lellouche,
dans « Madame Figaro »
Le premier acteur sollicité est Mathieu Amalric. Son accord, obtenu sans même lire le script, encourage les autres à faire de même. « Ce film a été une succession de feux verts assez hallucinante », se réjouit Gilles Lellouche dans « Clique ». Malgré l’idée de jouer le rôle tenu par Philippe Katerine ou Benoît Poelvoorde, il finit par refuser pour se consacrer entièrement à son long-métrage, comme il l’explique dans Première. Il y applique également ce qu’il a appris au contact de son ami Guillaume Canet, qui a aussi fait le passage d’acteur à réalisateur avec succès. « J’ai observé, avec beaucoup d’admiration, comment il rassemblait son équipe, l’énergie qu’il déploie sur un plateau de tournage », décrit-il dans Psychologies Magazine.
L’on sent sur son plateau de tournage la présence de la personnalité de Gilles Lellouche. Dans Première, Adèle Exarchopoulos commente, au sujet du tournage d’L’Amour ouf, « C’est un tournage très joyeux. Très solidaire. » « C’est le type le plus enthousiaste et le plus généreux que je connaisse ». Mais il arrive également au bon copain de devoir rétablir l’ordre lorsque c’est nécessaire. Pendant le tournage de Le Grand Bain, « Gilles n’a pas hésité à sévèrement recadrer les acteurs une ou deux fois » , confirme Alain Attal, le producteur, au Parisien. « Il leur a dit : ‘Vous êtes en train de nous embêter. Vous avez répété six mois pour faire ça !' » À la sortie du film, le public découvre un nouveau Lellouche. Dans le quotidien, il confie : « Les gens me disaient : On n’attendait pas ça de toi. J’avais envie de répondre : ‘Mais tu t’attendais à quoi ? À un film de kung-fu ?’ C’est là que j’ai compris le fossé entre ce que je suis et l’image que je renvoie. »
Le poids d’un film cher et ambitieux
Bien qu’il ait tourné seulement trois films en près de 30 ans de carrière, Gilles Lellouche aime endosser la casquette de réalisateur. L’écriture des scénarios, l’ambiance sur le plateau, « créer un monde qui n’appartient qu’à » lui, entrevoir ce monde créé comme une évasion de la réalité lui plait énormément, comme il le justifie dans Madame Figaro. Pour L’Amour ouf, il a opté pour travailler avec son fidèle acolyte Ahmed Hamidi, ainsi qu’avec la réalisatrice et scénariste Audrey Diwan, lauréate du Lion d’or à Venise en 2021 avec L’Événement. « J’ai tout de suite vu en elle un alter ego, » déclare-t-il dans Psychologies Magazine. « C’est une femme très forte, intelligente, une féministe éclairée porteuse de combats dans ce qu’ils ont de plus juste. J’ai toujours été admiratif de sa capacité à pouvoir raconter une pluralité d’histoires très différentes avec le même engagement et la même originalité. J’avais besoin de sa justesse, de sa poésie et de sa technique d’auteure, car elle écrit incroyablement bien. »
Ayant déjà été responsable d’un budget conséquent pour Le Grand Bain, Gilles Lellouche a eu encore plus de liberté pour ce nouveau projet avec un budget de 32 millions d’euros. De quoi ressentir une certaine pression ? « Faire abstraction de ce poids serait mentir », admet-il dans Première. Cependant, ses producteurs l’ont laissé travailler, malgré les trois heures de film annoncées. « J’ai vécu le tournage avec enthousiasme et sans doute une forme de naïveté face à la pression qu’un film aussi cher et ambitieux peut engendrer, » conclut-il dans le magazine. Et 18 ans après avoir découvert le livre, il a su en tirer le film qu’il avait toujours rêvé de voir.







