En France, les vacances d’été sont sacrées, les congés payés n’étant pas considérés comme un avantage mais comme un droit. Tout cela remonte à l’été 1936, lorsqu’un nouveau gouvernement progressiste a réécrit le code du travail français pour introduire des congés payés pour tous les salariés.
Les bases de la relation de la France aux vacances ont été posées il y a 88 ans, en quelques mois enivrants.
Tout a commencé en mai, lorsque les élections parlementaires ont porté au pouvoir les partis de gauche. Unis au sein d’une alliance appelée le Front populaire, ils ont promis des réformes audacieuses dans un contexte de dépression économique et de montée du fascisme.
Les travailleurs français, qui luttaient depuis plusieurs années pour de meilleures conditions de travail, ont pris cela comme un signal que le moment était venu de formuler des revendications.
Tout au long de ce mois, en attendant l’entrée en fonction du nouveau gouvernement, ils ont occupé des usines, des magasins et des lieux de travail dans tout le pays, dans ce qui est devenu connu sous le nom de « grève joyeuse » : non seulement provocatrice mais optimiste, voire festive.
Il y avait de la musique, de la danse, des pique-niques et des jeux de cartes sur les piquets de grève – presque comme si les vacances avaient déjà commencé.
Lorsque le nouveau Premier ministre socialiste français, Léon Blum, est entré en fonction début juin, plus de deux millions de travailleurs avaient cessé le travail.
Les congés payés ne faisaient pas initialement partie de son programme, et plusieurs tentatives pour les introduire au cours de la décennie précédente avaient échoué.
Mais les syndicats ont maintenant osé demander plus. En quelques jours, le gouvernement Blum a ajouté les congés payés à la liste des nouveaux droits qu’il entendait inscrire dans le droit du travail, aux côtés de la liberté de grève, de la négociation collective et d’une limitation de la durée du travail à 40 heures par semaine.
Un projet de loi accordant à chaque employé deux semaines de congé après une année de travail – sans interruption de salaire – fut adopté presque à l’unanimité au Parlement et devint loi le 20 juin 1936.
Les vacances en France ont officiellement commencé.
Apprendre à faire une pause
Les vacances n’étaient pas une nouveauté pour tout le monde en France. Les fonctionnaires en profitaient depuis 1854, lorsque Napoléon III fit de la France le premier pays au monde à imposer des congés payés, même si ce n’était que pour une infime partie de la population active.
Certains employés du secteur public, employés et artisans y parvinrent également au cours des premières décennies du XXe siècle, mais les gains furent fragmentaires.
La loi de 1936 a été la première à étendre les congés payés à tous les salariés, y compris à ceux qui n’avaient jamais eu la possibilité de prendre des vacances auparavant.
Le gouvernement considérait que son rôle était d’aider les travailleurs à tirer le meilleur parti de leur nouveau temps libre, mais pas – contrairement aux régimes fascistes de l’époque – de leur dicter la manière dont ils l’utilisaient.
Blum a nommé un jeune avocat, Léo Lagrange, premier sous-secrétaire d’Etat aux Sports et aux Loisirs de l’histoire de la France. « Notre objectif est de restaurer un sentiment de joie et de dignité », a déclaré Lagrange en juin.
« Les masses doivent avoir à leur disposition toutes sortes de loisirs. Que chacun puisse choisir. Nous devons ouvrir toutes les voies pour que chacun puisse participer au jeu libre et équitable de la démocratie. »
Dans cet esprit, Lagrange a négocié avec la compagnie ferroviaire nationale pour offrir des tarifs de train réduits aux vacanciers de la classe ouvrière.
Réservés aux personnes voyageant en troisième classe, parcourant au moins 200 km et passant cinq jours ou plus à l’étranger, ses « billets de congés annuels du peuple » étaient 40 % moins chers que les billets standards.
Ils furent mis en vente le 3 août 1936 ; environ 300 000 exemplaires furent vendus ce seul mois-là.
« Partir est la première joie que les vacances procurent aux citadins prisonniers toute l’année de leurs tâches, de leurs soucis et de leurs conventions », s’extasiait un journal télévisé de 1936.
« À la plage, parents et enfants sont sur un pied d’égalité, les enfants jouissant d’une indépendance quasi totale et les parents se sentant retrouver leur jeunesse. »
Un héritage de loisirs
L’enthousiasme n’était pas universel. La presse réactionnaire française publiait des caricatures dédaigneuses de travailleurs grossiers envahissant des stations balnéaires autrefois réservées aux classes aisées, et surnommait Lagrange le « ministre de la paresse ».
Tout le monde ne pouvait pas se permettre de partir, même avec des réductions. Et la nouvelle loi laissait de côté de nombreuses personnes : les employés qui occupaient leur poste depuis moins de 12 mois n’avaient pas droit à la totalité des deux semaines de congés, tandis que les travailleurs non liés par un contrat à un employeur n’avaient aucune garantie du tout.
Mais l’été 1936 va bouleverser les habitudes de la France, son économie et son paysage.
Plus de 1,5 million de « billets Lagrange » seront vendus l’année suivante ; une version du pass ferroviaire existe encore aujourd’hui.
De nouvelles auberges de jeunesse et de nouveaux terrains de camping ont vu le jour dans tout le pays, tandis que les ventes de vélos ont grimpé en flèche.
Les graines d’une industrie du tourisme de masse ont été semées, depuis les stations balnéaires plus abordables jusqu’aux guides touristiques conduisant les gens vers de nouveaux coins du pays, ou aux restaurants de bord de route qui bordent les autoroutes reliant les villes à la côte.
C’est aussi le début d’une idée qui s’est peu à peu imposée en France : celle selon laquelle les vacances sont à la fois « un droit et un devoir », selon l’anthropologue Saskia Cousin Kouton, qui étudie les usages touristiques.
« Ces congés sont perçus comme un droit du travail acquis par la grève », a-t-elle expliqué à 42mag.fr. « Mais ils sont aussi perçus par les familles comme un devoir parental. Autrement dit, ne pas emmener ses enfants en vacances est ressenti comme un échec ».
Cela revient à la même idée que celle formulée par Lagrange : les vacances, comme aller à l’école ou voter, font partie de la vie en démocratie.
Suivant ses traces, les employeurs français continuent de financer des voyages pour les travailleurs et leurs familles, tandis que chaque été et chaque hiver, des colonies de vacances subventionnées offrent aux enfants des occasions de nager et de skier que leurs parents ne pourraient pas se permettre autrement.
C’est un héritage dont Blum serait fier. En 1942, alors que l’été de 1936 semblait déjà bien loin, l’ancien Premier ministre a considéré les loisirs de la France comme l’une de ses plus belles réussites.
« Quand je parcourais les banlieues parisiennes et que je voyais les rues jonchées de toutes sortes de vieilles voitures délabrées, de motos, de tandems conduits par des couples d’ouvriers vêtus de pulls assortis (…) j’avais le sentiment d’avoir, malgré tout, apporté un rayon de soleil, un répit, dans des vies difficiles et sombres », a-t-il déclaré aux collaborationnistes qui l’avaient alors jugé.
« Nous ne les avions pas seulement sortis du pub, nous n’avions pas seulement facilité la vie de famille, nous leur avions ouvert une perspective d’avenir, nous avions créé de l’espoir. »