Dans le film biographique intitulé « Monsieur Aznavour », prévu pour sortir mercredi en salles, Tahar Rahim endosse le rôle principal. Ce « Grand Charles » a connu un moment décisif et inoubliable dans sa carrière musicale en décembre 1960, qui l’a propulsé parmi les plus grandes figures de la chanson française.
Ce soir-là, Charles Aznavour se prépare à un moment crucial de sa carrière, prêt à enfin voir son rêve se réaliser. Il passe devant le théâtre où son nom s’affiche en lettres lumineuses, une vision qui provoque une grande satisfaction en lui. Le 12 décembre 1960 est une date clé : Aznavour doit prouver qu’il mérite sa place parmi les grands de la chanson française lors de son passage à l’Alhambra, une salle réputée capable de propulser une carrière vers les sommets ou de la faire échouer. Cet événement précède la sortie du biopic « Monsieur Aznavour », qui retrace le parcours du chanteur.
Connu principalement pour ses talents de parolier, Aznavour a mis les bouchées doubles pour séduire le public de la capitale, qu’il considère impressionnant, comme il le chante dans « Je m’voyais déjà ». La première partie du spectacle est assurée par des artistes de renom comme les acrobates hongrois, Boby Lapointe et Jacqueline Boyer, gagnante récente de l’Eurovision, avant que lui-même n’interprète une vingtaine de ses morceaux pour prouver sa valeur.
Depuis des années, Aznavour lutte pour obtenir la reconnaissance qu’il mérite. Pourtant, ce n’est pas qu’il manque de popularité. Ses compositions pour d’autres artistes, ainsi que celles qu’il chante lui-même, en font une figure incontournable de la scène musicale française. En 1957, il est désigné l’artiste le plus radiodiffusé et le plus vendu par le Paris Music Hall. En 1958, il signe un contrat avec Eddie Barclay pour 20 millions de francs de l’époque (environ 300 000 euros actuels) selon le critique musical Bertrand Dicale dans « Tout Aznavour ». Barclay le considère comme un élément central de sa galerie d’artistes. Les médias décrivent Aznavour comme un homme qui jouit d’un certain confort financier : une maison proche de Paris, des chevaux de course et une voiture imposante, qui vaut des commentaires acerbes portant souvent sur son apparence physique.
Edith Piaf, qui avait pris Aznavour sous son aile au début des années 50, l’avait encouragé à se faire refaire le nez. Mais cela ne suffit pas aux critiques. Aznavour reconnaît lui-même ses « handicaps » dans son autobiographie « Aznavour par Aznavour », parue en 1970. Il évoque sa voix, sa stature, ses mouvements, un manque d’éducation formelle et son honnêteté comme des obstacles à sa réussite. Malgré cela, il persiste à chanter, bien que les professionnels lui aient conseillé de renoncer.
Un Costume Bleu Originaire de Bruxelles
Aznavour se souvient de Piaf lui disant qu’il échouerait en tant que chanteur à cause de sa petite taille, alors qu’il n’était qu’un aide à tout faire à l’époque. Malgré les moqueries, tels les sobriquets « l’enroué vers l’or » et « l’aphonie des grandeurs », il persévère. Son premier grand succès, « Après l’amour », en 1955, est aussi sa première chanson censurée. Il commente plus tard dans « Le Monde » qu’il n’a jamais bénéficié de critiques dithyrambiques au début de sa carrière.
Pour le concert du 12 décembre, Aznavour mise sur « Je m’voyais déjà ». Il rédige cette chanson en une nuit après avoir vu un chanteur déchu, habillé d’un complet bleu, chanter dans un café à Bruxelles sans recevoir d’attention. Yves Montand a refusé de l’interpréter, pensant que les chansons sur les artistes ne fonctionnent pas. Pourtant, le thème musical de ce morceau figurait déjà dans la bande sonore du film « Pourquoi viens-tu si tard ? », composé par Aznavour lui-même. Bien qu’il ait déjà accompli des succès, la célébrité véritable lui échappe encore. « Je m’voyais déjà » résonne comme une expression de son espérance à enfin triompher.
Cette soirée semble se dérouler comme d’habitude : avec un récital complet de chansons qui deviendront plus tard des classiques, et une mise en scène innovante. Mais la salle, remplie de célébrités comme Dalida et Jean Cocteau, reste de marbre. Aznavour ressent leur hostilité et se demande si sa chance va tourner.
Lorsque « Je m’voyais déjà » commence, Aznavour quitte la scène avant de revenir d’un air négligé, la chemise défraîchie, la cravate autour du cou, et le veston sur l’épaule, simulant l’intimité de sa loge. Il chante simplement, tout en s’habillant. Malgré ses efforts dans les jeux de lumière — vestige de ses années aux côtés de Piaf — le public reste silencieux jusqu’à ce qu’un éclat inattendu change soudain la donne.
Un Poids Lourd de la Chanson
Peu à peu, les sièges de la salle commencent à claquer. Au début, Aznavour pense que les gens s’en vont. Mais en revenant sur scène, il découvre le public debout et applaudissant. Ce moment bouleverse sa carrière. Selon les témoignages, le succès se matérialise instantanément lorsque les projecteurs éclairent le public, qui se lève en ovation.
Les critiques n’ont d’autre choix que de reconnaître son triomphe. Claude Sarraute note des chansons dignes de celles de Brassens et Trenet. Paul Carrière du « Figaro » admet avec une pointe de sarcasme le talent d’Aznavour, surtout auprès d’un public féminin. Agnès Navarre des « Lettres françaises » souligne que son talent d’acteur au cinéma transparaît dans ses prestations musicales. Peu de temps avant, Aznavour brillait déjà au cinéma dans « Tirez sur le pianiste » de François Truffaut, bien que son apparence le rende nerveux : il plaisante qu’à cause de sa voix, on ne peut que « tirer dessus ».
Dans les années qui suivent, Aznavour commence régulièrement ses spectacles avec cette mise en scène faisant référence à ses débuts moins fortunés. Même au sommet de sa carrière, en 1976 à l’Olympia et malgré des problèmes fiscaux, il remercie ce morceau qui a transformé sa vie. Il parvient même à changer les paroles, montrant que le Tout-Paris ne l’intimide plus — signe que le 12 décembre 1960, il a démontré son talent irrésistiblement.