Dans une affaire qui a révélé les transactions financières secrètes des services de renseignement extérieurs français, l’ancien directeur Bernard Bajolet est accusé d’avoir comploté pour contraindre un homme d’affaires à lui remettre les millions d’euros que l’agence de renseignement prétend lui être dus au titre d’investissements.
Bajolet aurait chargé des agents de la DGSE, qu’il a dirigé de 2013 à 2017, de faire pression sur l’entrepreneur Alain Duménil, avec lequel l’agence était en conflit de longue date.
Duménil affirme avoir été arrêté dans un aéroport parisien alors qu’il s’apprêtait à monter à bord d’un vol et menacé de faire du mal à lui-même et à sa famille s’il ne remettait pas 15 millions d’euros, une version contestée par la DGSE.
Un juge a désormais estimé qu’il existe suffisamment de preuves pour juger Bajolet pour complicité de tentative d’extorsion lors de l’incident de 2016, selon un jugement consulté mardi par l’agence de presse AFP.
Il est convoqué devant le tribunal correctionnel de Paris, où il sera accusé d’« atteinte arbitraire à la liberté individuelle en tant que dépositaire de l’autorité publique ».
Fortune ténébreuse
Cette affaire offre un rare aperçu des intérêts financiers de la DGSE, chargée de gérer un trésor de guerre destiné à sécuriser l’État en cas d’urgence nationale.
Issu des dommages payés à la France après la Première Guerre mondiale, le capital est resté séparé du budget de fonctionnement de l’agence et placé dans des investissements qui l’ont aidé à croître considérablement au fil des décennies.
Mais au tournant du siècle, avec peu de contrôle externe pour les contrôler, les investissements de la DGSE étaient devenus risqués et lui faisaient perdre des sommes considérables, selon une enquête menée par Le Monde.
Cherchant à se sortir des entreprises déficitaires et à récupérer ses fonds, le service a conclu au début des années 2000 un accord d’échange d’actions avec Duménil.
Mais l’homme d’affaires franco-suisse – qui a depuis été sanctionné pour fraude fiscale et autres méfaits – a rapidement transféré les actifs restants et liquidé leurs sociétés holding, laissant la DGSE avec des actions désormais sans valeur.
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« Vous avez volé le gouvernement »
L’agence a porté l’affaire devant les tribunaux pendant plus d’une décennie, mais n’a pas réussi à récupérer une perte qu’elle estime à quelque 15 millions d’euros.
En mars 2016, affirme Duménil, la DGSE aurait eu recours à des moyens plus douteux.
Selon les déclarations faites aux enquêteurs vues par Le Mondeil affirme avoir été arrêté par la police aux frontières à l’aéroport Charles de Gaulle à Paris et remis à deux agents en civil de la DGSE.
« ‘Vous avez volé 13 millions à l’État, qui en gagne aujourd’hui 15 millions avec les intérêts' », lui a dit Duménil l’un des agents. « ‘Vous devez nous le rendre’… Il était très menaçant, parlant de moi qui finirais dans un fauteuil roulant ou pire. »
L’homme d’affaires affirme que les agents lui ont également montré des photos de sa famille et de ses amis : « Ils voulaient me faire comprendre qu’ils pouvaient aussi s’en prendre à n’importe laquelle de ces personnes ».
Une agence d’espionnage jugée
Duménil a été autorisé à partir et a ensuite déposé une plainte, qui a été rejetée à plusieurs reprises mais autorisée à faire appel.
Si l’identité des agents de la DGSE reste confidentielle, le directeur Bajolet a été mis en examen fin 2022 pour avoir prétendument ordonné leurs actes.
Diplomate de carrière, il reconnaît avoir approuvé le projet d’interception de Duménil à l’aéroport, mais a déclaré aux enquêteurs qu’il n’avait pas donné d’instructions détaillées et espérait seulement relancer les discussions entre les avocats des deux parties.
La DGSE nie que Duménil ait jamais été arrêté ou menacé. Il n’a pas commenté les derniers développements de l’affaire.
Le procès de Bajolet, dont la date n’a pas encore été fixée, risque de donner lieu à un examen plus approfondi de l’agence.
Après la décision du juge du 23 octobre, les avocats de Duménil, William Bourdon et Nicolas Huc-Morel, ont déclaré dans un communiqué : « Au-delà du procès de Bernard Bajolet, ce sera le procès de la DGSE et la détournement de son action à des fins privées ».
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