Vendredi, Bruno Retailleau, le ministre de l’Intérieur, ainsi que Didier Migaud, le ministre de la Justice, se déplacent à Marseille. Leur visite a pour but d’annoncer de nouvelles initiatives pour lutter contre le crime organisé. Cette démarche intervient après une série de fusillades en lien avec le trafic de stupéfiants, qui ont particulièrement touché certaines villes de taille moyenne.
La France face au spectre de la criminalité liée aux drogues
La France est-elle en train de succomber sous le poids du trafic de drogue et de la violence, à l’image du Mexique ? Selon Bruno Retailleau, la situation est critique. « Soit nous engageons une mobilisation générale pour mener cette lutte contre le narcotrafic, qui s’étendra sur plusieurs années, mais où nous sortirons victorieux, soit nous risquons de voir notre pays suivre la voie de la ‘mexicanisation’ », a affirmé le ministre de l’Intérieur lors de sa visite à Rennes, le 1er novembre. Son déplacement l’a mené dans le quartier de Maurepas, connu pour être un haut lieu du trafic de drogue et scène de multiples affrontements sanglants. C’est précisément dans ce quartier qu’un enfant de cinq ans a tragiquement été blessé par deux balles à la tête le 26 octobre, alors qu’il se trouvait en voiture avec son père, décrit par le ministre comme un « trafiquant de drogue ».
Bruno Retailleau, lors d’une interview sur BFMTV/RMC, avait déclaré plus tôt que « les ‘narcoracailles’ n’ont plus de limites. […] Ces fusillades n’ont pas lieu en Amérique du Sud, mais ici même, à Rennes, à Poitiers, dans cette région de l’Ouest que je connais bien », des propos tenus avant son déplacement en Ille-et-Vilaine, dans le sillage d’une fusillade à Poitiers qui a causé la mort d’une personne et blessé quatre adolescents.
Didier Migaud, le ministre de la Justice, estime que le terme « narcoracaille » est insuffisant. « Ce sont de véritables narcocriminels qu’il faut combattre avec détermination », a-t-il insisté sur 42mag.fr, tout en n’hésitant pas lui non plus à évoquer une possible « mexicanisation » de la France. « Aujourd’hui, des méthodes très similaires à celles utilisées par les cartels sud-américains sont observées », a-t-il ajouté. Pour lutter contre ce « fléau », les deux ministres présenteront ensemble des mesures à Marseille, le 8 novembre.
Une comparaison avec le Mexique nuancée
L’idée de « mexicanisation » n’est pas nouvelle ; elle circule parmi les forces de l’ordre depuis plusieurs mois pour décrire la situation du narcobanditisme en expansion en France. Un document confidentiel de la police, découvert par 42mag.fr en mai, soulignait les ressemblances inquiétantes entre les jeunes criminels français et les sicarios, ces tueurs à gages des cartels sud-américains.
Néanmoins, la comparaison atteint ses limites, surtout face aux données chiffrées. En 2018, les homicides liés au narcotrafic au Mexique s’élevaient à environ 33 000, et à 30 000 en 2022, selon les statistiques officielles. En France, le directeur de la police de l’époque recensait environ 315 incidents de meurtres ou tentatives de meurtre entre criminels pour presque toute l’année 2023. Bien que ce nombre représente une hausse par rapport à 2022, le taux d’homicides en France demeure à 1,5 pour 100 000 habitants, comparé aux 23 pour 100 000 habitants au Mexique, soit quinze fois plus. « En dix-huit ans, plus de 450 000 personnes ont été tuées et près de 100 000 sont portées disparues au Mexique », évalue Frédéric Saliba, un journaliste qui a couvert la région pour Le Monde pendant quatorze ans.
« La situation est autrement plus alarmante au Mexique », indique Clotilde Champeyrache, spécialiste de l’économie criminelle et auteure de « Géopolitique des mafias ». Selon elle, au Mexique, « la violence des cartels n’épargne personne, les civils sont pris en otage et les responsables politique, les juges, et même les journalistes sont pris pour cible ».
La chercheuse ajoute : « En France, la violence dépasse la simple question du trafic de drogue. » Elle note que des jeunes, même mineurs, sont utilisés pour exécuter des tâches meurtrières, acceptant de tuer pour de l’argent, un phénomène qui ne se limite pas à la France mais touche toute l’Europe, l’Italie en particulier.
Les défis de demain : vers un possible narco-État ?
Des inquiétudes ont aussi été émises par des officiels mexicains eux-mêmes, mettant en garde la France contre un scénario similaire à leur pays. En mai, une délégation de magistrats mexicains, en visite au parquet de Paris, encourageait leurs collègues français à renforcer les effectifs et à ajuster la législation, pour éviter que la France suive la même voie qu’eux. « Justice à rendre, la France n’est pas un narco-État, car cela impliquerait que toutes les instances décisionnelles soient corrompues », nuance Laure Beccuau, procureure de Paris.
« Nous ne sommes pas encore un narco-État, mais si nous restons passifs, cela pourrait changer », a souligné le sénateur LR du Rhône, Étienne Blanc, rapporteur d’une enquête sur le narcotrafic en France. Le rapport publié le 14 mai dressait un tableau sombre de l’expansion du commerce illicite, la corruption des agents publics et le manque de ressources sur le terrain. Cependant, les auteurs du rapport reconnaissent que la France reste relativement épargnée par le type de corruption qui sévit dans certains pays d’Europe et d’Amérique du Sud.
Pour sa part, le ministre de l’Intérieur dessine un tableau sombre. « Je vois sur le territoire français se former des enclaves, des régions hors contrôle, presque des mini-États où les règles du narcotrafic prennent le dessus », s’alarme Bruno Retailleau lors de sa visite à Maurepas.
La sensation d’une corruption plus discrète
Didier Migaud a aussi mis en lumière, mardi, le problème de la corruption des élus et magistrats, qu’il qualifie de « réel danger à ne pas sous-estimer ». L’Agence française anticorruption mentionne une corruption subtile mais croissante, nécessitant une vigilance accrue, souligne le ministre de la Justice. « Le phénomène existe en France avant même les règlements de comptes récents », observe Clotilde Champeyrache, précisant que bien qu’elle soit moins visible qu’au Mexique, la corruption n’épargne pas certains secteurs comme les docks où il est difficile d’identifier les agents corrompus.
Les ports restent des points de transit important pour le trafic de drogue. C’est pourquoi Marseille a été choisie par les ministres pour faire leurs futures annonces. En 2023, 47 personnes y ont été tuées dans des conflits liés au trafic de drogue, selon le procureur local. L’historien Alexandre Marchant rappelle que Marseille possède une longue histoire de trafic, initialement avec l’héroïne après la guerre jusqu’aux années 1970, et aujourd’hui avec la cocaïne, une drogue « jamais aussi répandue, accessible et abordable », commente Clotilde Champeyrache.
Pendant le confinement lié à la pandémie de Covid-19, les trafiquants ont prouvé leur adaptabilité, vendant désormais via Internet et les réseaux sociaux, et livrant directement à domicile. « Aujourd’hu, aucun territoire n’est vraiment à l’abri », souligne l’économiste. Elle décrit une dynamique où le contrôle des territoires destinés à la vente de drogues devient un enjeu, ravivant les tensions et amplifiant la violence.
Clotilde Champeyrache explique : « Les jeunes manipulent les armes sans connaître leurs conséquences », une déclaration qui résonne d’autant plus lorsque les fusillades touchent des innocents, avec un impact considérable sur l’opinion publique. « Au Mexique, le danger est partout ; chacun est une cible potentielle. En France, des limites subsistent encore, ce qui pousse les politiciens à intervenir et proposer des solutions », note-t-elle.