Depuis 2011, Marine Le Pen s’est engagée dans un vaste processus de transformation de l’image du parti qu’elle a repris de son père, décédé mardi à 96 ans. Elle a entrepris de le rendre plus acceptable sans toutefois achever entièrement cette entreprise de normalisation. Tout en cherchant à adoucir certains aspects, elle a conservé les principes essentiels de cette organisation politique, notamment son opposition à l’immigration.
Jean-Marie Le Pen avait quitté la présidence du Front national (FN), désormais connu sous le nom de Rassemblement national (RN), en janvier 2011, lorsqu’il avait passé le relais à sa fille Marine avec une grande émotion. Écarté du parti depuis l’été 2015 par cette même fille, il n’y était même plus adhérent. Cependant, avec sa disparition le mardi 7 janvier, le monde politique s’est immédiatement tourné vers le RN et ses dirigeants pour observer leur réaction à cet événement.
Pour Philippe Ballard, député RN, l’héritage de Jean-Marie Le Pen est pleinement « accepté ». D’après lui, « c’était le seul à lancer des avertissements ». Le parti d’extrême droite a publié un communiqué mardi après-midi, saluant un « visionnaire, imposant des sujets cruciaux dans le débat public » tels que l’immigration, la mondialisation, « le déclin de la France » ou encore « le risque de dilution au sein de l’Union européenne ». Thierry Mariani, député européen, voit même en lui un « lanceur d’alerte » sur des thématiques toujours centrales pour le RN, aujourd’hui dirigé par Jordan Bardella.
Un tournant dans la ligne économique
L’insistance sur le thème de l’immigration, « sans aucun doute » au cœur de l’héritage de Jean-Marie Le Pen, est mis en avant par le politologue Jean-Yves Camus. Marie Toussaint, eurodéputée écologiste, décrit cette préoccupation comme une « obsession migratoire, masque d’une vision ethniciste de la nation », soulignant les nombreuses condamnations judiciaires pour des propos racistes, antisémites, négationnistes et islamophobes de Le Pen.
À la tête du parti, Marine Le Pen a redéfini cette orientation. Erwan Lecœur, sociologue, observe que « le bouc émissaire traditionnel était l’immigré sans distinction ». Toutefois, Marine a vu dans l’islam un nouveau sujet, transformant ainsi le RN en une formation anti-islam, ce qui a élargi son électorat, notamment parmi les femmes et les jeunes.
La vision économique du parti a également connu des transformations sous Marine Le Pen. Alors que son père prônait un ultra-libéralisme inspiré de Ronald Reagan durant les années 1970 et 1980, sa fille s’est orientée vers le protectionnisme. Cette évolution n’est d’ailleurs pas propre au RN, comme le souligne Thierry Mariani, évoquant un monde qui a changé. Récemment, le RN s’est positionné comme le défenseur de la classe moyenne, malgré des propositions économiques qui suscitent le scepticisme des experts.
Une structure encore « très centralisée » et « peu démocratique »
Derrière cette actualisation de sa ligne, le RN n’a pas renié l’emprise paternelle. Comme le résume Jean-Yves Camus, historien spécialisé sur l’extrême droite, « sans le FN de Jean-Marie Le Pen, le RN n’en serait pas là aujourd’hui ». Le parti lui rend hommage en saluant celui qui a maintenu « la flamme vacillante de la Nation » par sa détermination, érigeant le mouvement national en famille politique indépendante et puissante.
Le fonctionnement interne du RN reste similaire à celui du FN. Erwan Lecœur décrit « une organisation à l’image du Parti communiste des années 1920, hautement structurée, centralisée, et peu démocratique, regroupant diverses tendances de l’extrême droite ». Cependant, une différence notable est que, sous Jordan Bardella, le parti semble mieux fonctionner par rapport à l’ère de Jean-Marie Le Pen, où les numéros 2 finissaient souvent oubliés, selon Jean-Yves Camus.
Depuis la gestion stricte de Jean-Marie Le Pen, le parti prétend avoir évolué ces quinze dernières années. Thierry Mariani, député européen, différencie Marine Le Pen et Jordan Bardella, qui aspirent à exercer le pouvoir, de Le Pen père, qui n’envisageait pas réellement de gagner via les urnes. Cela dit, les conditions politiques de l’époque, comme le « cordon sanitaire contre l’extrême droite », étaient aussi des facteurs limitants, d’après Jean-Yves Camus.
« Jean-Marie Le Pen n’était peut-être pas un homme de pouvoir, mais que pouvait-il faire de plus que son score à la présidentielle de 2002 (17,79%) ? »
Jean-Yves Camus, historien spécialiste de l’extrême droiteà 42mag.fr
Pour réaliser son ambition de victoire, Marine Le Pen a initié tôt la normalisation de son parti, rompant avec les déclarations choquantes de son père. Ce processus a inclus un changement de nom en 2018 et un renouvellement de ses cadres. Erwan Lecœur note qu’« il ne reste plus grand monde de l’entourage du père », voyant un changement de « génération » parmi les dirigeants du parti, tels que Jordan Bardella ou les députés comme Jean-Philippe Tanguy et Laure Lavalette.
Jean-Marie Le Pen, un héritage pesant ?
Désormais, la communication est maîtrisée : seuls une dizaine de porte-paroles du parti s’expriment aux médias. Thierry Mariani affirme que « le RN s’est professionnalisé, et le fonctionnement interne a radicalement changé », une assertion souvent reprise au sein du parti. Cependant, les déclarations problématiques de divers candidats RN lors des législatives de 2024 nuisent à cette image.
Ces situations révèlent « des failles », selon Jean-Yves Camus, et ont contribué au succès du front républicain. Marie Toussaint évoque aussi qu’« sous un vernis modernisé, l’idéologie demeure inchangée : vanter une supposée identité immuable, et stigmatiser ceux qui ne s’y conforment pas ».
Le RN doit désormais décider de la position à adopter vis-à-vis de son fondateur, controversé parmi de nombreux électeurs, comme le souligne Mathieu Gallard, directeur d’études chez Ipsos, sur X. Actuellement, « peu de gens se réclament » de Jean-Marie Le Pen dans les rangs du parti, selon Philippe Ballard. Depuis mardi, leurs représentants sur les plateaux télévisés restent prudents. Le communiqué de Marine Le Pen, publié mercredi, se contente d’honorer son « papa », avec qui elle s’était réconciliée. Selon Erwan Lecœur, « la stratégie du RN est de se concentrer sur sa candidate à la présidentielle, sans réveiller les polémiques autour de quelqu’un qui n’a pas ouvert la voie au pouvoir ». Les louanges reviendront « si le parti accède au pouvoir », conclut le sociologue.