Divers témoignages ainsi que quelques preuves matérielles offrent des informations sur la conduite du créateur du FN durant le conflit en Algérie. Dans les années 2000, les tribunaux ont également statué en faveur des personnes qui l’accusaient de brutalités, en les innocentant.
« Je n’ai aucun regret et aucun remord. » Lors d’une interview en 2022 avec 42mag.fr, Jean-Marie Le Pen paraissait serein concernant son passé, ses discours haineux et ses actes de violence. « Je ne crois pas m’être jamais comporté comme un salaud ! », disait-il aussi en 2019 lors d’une émission sur France Inter. Le cofondateur du Front national, qui est décédé le mardi 7 janvier à l’âge de 96 ans, a souvent assumé ses excès tout au long de sa vie. Cependant, son rôle dans des actes de torture pendant la guerre d’Algérie a toujours été un sujet ambigu.
En octobre 1956, le jeune député d’extrême droite s’absente pendant six mois de l’Assemblée pour rejoindre le 1er régiment étranger de parachutistes (1er REP) dans l’ancien département français. Il reste sur place du « 26 décembre 1956 au 31 mars 1957 », comme l’indique Fabrice Riceputi, auteur du livre Le Pen et la torture – Alger 1957, l’histoire contre l’oubli. L’historien a pris la plume suite à une controverse relayée par Le Monde, née d’un podcast sur France Inter où l’historien Benjamin Stora déclarait : « Jean-Marie Le Pen n’a probablement pas pratiqué la torture en Algérie ». Ensuite, Stora a reconnu son erreur, mais Fabrice Riceputi a entrepris de répertorier les connaissances historiques sur ce sujet. « J’ai réalisé, notamment avec la ‘dédiabolisation’ [du FN entreprise par Marine Le Pen], que beaucoup ignoraient ou avaient oublié cela », explique-t-il.
Des discours fluctuants sur ce point
En 1956, le lieutenant Le Pen, âgé de 28 ans, arrive en Algérie juste avant le début de la bataille d’Alger, et après que le Parlement a octroyé des « pouvoirs spéciaux » à l’armée pour « rétablir l’ordre » dans le pays. Bien que la pratique reste officiellement illégale en France, il est aujourd’hui largement admis que la torture était utilisée en Algérie. Qu’en est-il de la conduite du jeune officier pendant cette période ? L’ancien vétéran d’Indochine s’est exprimé à plusieurs reprises sur cette question.
Dans un premier temps, il a mentionné sa participation à des « interrogatoires », en 1957, au cours d’un débat public où il justifie son action par la nécessité. « Nous avons reçu une mission de police et nous l’avons exécutée, avec l’efficacité comme impératif, ce qui demande parfois des moyens illégaux », affirme-t-il avec Jean Demarquet, un autre député-combattant, dans des propos rapportés par Le Monde.
« S’il faut user de violence pour débusquer un dépôt de bombes, s’il faut soumettre un homme à la torture pour en sauver cent, alors la torture est inévitable. »
Jean-Marie Le Penlors d’un débat public retranscrit par Le Monde en 1957
Il revient sur ses déclarations en novembre 1962, après la guerre et l’amnistie, affirmant à Combat : « Je n’ai rien à cacher. J’ai torturé parce que c’était nécessaire. Quand on fait face à quelqu’un qui a posé vingt bombes prêtes à exploser, et qu’il refuse de parler, on doit utiliser des méthodes exceptionnelles pour le faire parler », relate Jean-Marie Le Pen. Toutefois, il renie finalement ses propos et adresse un droit de réponse au journal, cité par Philippe Cohen et Pierre Péan dans leur ouvrage Le Pen – Une histoire française : « Les méthodes coercitives employées (…) ne peuvent être comparées à de la torture dans les unités que j’ai personnellement connues. »
Le Pen échoue dans ses plaintes en diffamation
Par la suite, le dirigeant d’extrême droite s’en tient à cette version. Dans ses mémoires (Fils de la nation), il revient sur ses propos dans Combat et remplace le « je » par « nous » : « Nous avons torturé en Algérie par nécessité. (…) Le nous représente l’armée française à laquelle je suis solidaire. » Au fur et à mesure de ses succès électoraux dans les années 1980, il attaque en diffamation tous ceux qui osent le qualifier de « tortionnaire« . Dans un premier temps, il gagne ses procès, notamment contre Le Canard enchaîné, Libération, le journaliste Michel Polac et l’ancien Premier ministre Michel Rocard. La justice conclut alors qu’il « n’a jamais revendiqué avoir pratiqué la torture personnellement ».
Mais au fil du temps, et face à l’accumulation des preuves et des témoignages, le regard judiciaire sur ce dossier change. Au début des années 2000, après des années de procédure, la Cour de cassation confirme la relaxe de Michel Rocard, puis de l’historien Pierre Vidal-Naquet, qui avaient tous deux accusé le leader frontiste d’avoir pratiqué la torture en Algérie. Le coup de grâce judiciaire intervient en 2003. Jean-Marie Le Pen, alors président du FN, attaque Le Monde pour une enquête approfondie menée par la journaliste Florence Beaugé.
Le tribunal relaxe le journal, décrivant l’enquête comme « particulièrement sérieuse et approfondie » avec des témoignages « d’une crédibilité certaine ». La cour d’appel soutient ce verdict l’année suivante et la Cour de cassation rejette le pourvoi lepéniste. « La longue période où l’auteur de violences terribles pouvait poursuivre en justice ceux qui l’accusaient prend fin ici », conclut Fabrice Riceputi dans son ouvrage.
Témoignages « particulièrement détaillés »
Quels sont les témoignages mettant en cause Jean-Marie Le Pen ? « On compte une quinzaine de témoignages très détaillés. Rien dans ces témoignages ne permet de douter de leur véracité. Ils regorgent de précisions, dates, faits, qui leur confèrent une grande crédibilité », assure l’historien à 42mag.fr. « Un fil électrique dans le sexe, un autre dans le doigt de pied droit, et Jean-Marie Le Pen a ensuite versé un bidon d’eau sur mon corps », raconte par exemple Mohamed Abdelaoui dans un documentaire diffusé en 2007 sur France 2. Des témoins décrivent comment des hommes sous les ordres de Le Pen « ont connecté les fils électriques à une prise et les ont passés sur tout mon corps. Je criais. Ils ont ensuite pris l’eau sale des toilettes, m’ont appliqué un chiffon sur le visage et me l’ont fait avaler de force », rapporte Abdelkader Ammour dans Le Monde en 2002.
« Le Pen était assis sur moi, il maintenait le chiffon pendant qu’un autre versait de l’eau. Je peux encore l’entendre crier : ‘Vas-y, vas-y, ne t’arrête pas !' »
Abdelkader Ammour, victime de torturerapporte Le Monde
Un ancien légionnaire hollandais, Wilhelmus Vaal, autrefois compagnon d’armes de Le Pen, partage aussi ses souvenirs en 1985 dans Libération : « J’ai connu des sadiques, ce à quoi Le Pen n’appartenait pas, mais rarement des officiers qui s’engageaient autant. Il frappait un homme déjà mal en point, encore connecté à la tortionnaire. » Fabrice Riceputi évoque également deux plaintes déposées à Alger contre Jean-Marie Le Pen. « Un veilleur de nuit de l’hôtel Albert 1er, Ahmed Bouali ben Ameur, a affirmé avoir été brutalement traité par Le Pen dans un haut lieu de torture à cause de son refus de lui ouvrir le bar à 2 heures du matin », explique l’historien.
Aussi, l’histoire d’Ahmed Moulay est narrée, notamment par Le Monde. Son fils Mohamed rappelle que son père a été torturé puis tué par les militaires français chez lui en plein cœur de la Casbah, Alger. Sa dépouille a été retrouvée criblée de balles. Après que l’armée partie, le jeune garçon de 12 ans « a découvert qu’un soldat avait laissé une ceinture en toile avec un poignard des Jeunesses hitlériennes dans son étui », déclare Fabrice Riceputi. Sur la lame était inscrit : « JM Le Pen, 1er REP. »
Jean-Marie Le Pen affirme ses « liens familiaux avec la Légion » au Panthéon. Son père était en effet engagé en Algérie avec le 1er REP. Ici, un cadeau probablement offert par d’anciens SS : le poignard des Jeunesses Hitlériennes, oublié chez une victime à la Casbah. pic.twitter.com/0Wk25WhtC5
— Fabrice Riceputi (@campvolant) 21 février 2024
Le politicien d’extrême droite réfute tout en bloc. Les témoignages ? « Des agents étrangers du FLN », rétorque-t-il en 1985. « Une manœuvre politique », accuse-t-il aussi dans ses mémoires. Les plaintes ? « Vous vous basez sur un rapport policier, ce qui ne se fait généralement pas en politique (…) C’est scandaleux », s’irrite-t-il en 1984 dans « L’Heure de vérité » sur Antenne 2. Le poignard ? Des « histoires inventées » par le FLN dans une « guerre psychologique », explique-t-il encore dans ses mémoires.
« Un simple exécutant »
Contrairement à d’autres militaires comme Paul Aussaresses, qui a admis avoir pratiqué la torture en Algérie, Jean-Marie Le Pen a gardé ses secrets jusqu’à la fin. Toutefois, pour Fabrice Riceputi, il ne reste plus de doute. « Nous avons tous les éléments dont dispose un historien concernant des crimes commis mais dissimulés, tel est le cas par excellence de la torture », affirme l’historien. Les dossiers liés à la bataille d’Alger portent effectivement les stigmates de la guerre, comme le mentionne Radio France. Longtemps classifiées, ces archives ont été censurées, en partie ou entièrement, durant ou après les événements.
Les témoignages restent ainsi la principale ressource pour les historiens. Dans le cas de Jean-Marie Le Pen, ils abondent. Toutefois, il « n’était qu’un exécutant, pas un décisionnaire », précise Benjamin Stora à 42mag.fr. Les vrais décisionnaires étaient ceux au pouvoir, à savoir Robert Lacoste [membre de la SFIO] et François Mitterrand [ministre de la Justice à l’époque]. »