Les œuvres cinématographiques de Gilles Lellouche et d’Emmanuel Courcol, qui totalisent ensemble vingt nominations, illustrent le succès d’une région ayant brillamment su se renouveler grâce au septième art.
Aux États-Unis, le Marvel Cinematic Universe (MCU) a dominé les cinémas et les écrans de télévision avec une stratégie à 360°, couvrant un vaste public. En France, une région semble avoir créé son propre « univers cinématographique » : le Nord-Pas-de-Calais, une région historiquement défavorisée qui connaît un succès inattendu sur les écrans. Ce succès est à la fois critique, populaire et économique, comme en témoignent les films L’Amour ouf et En fanfare, qui ont attiré sept millions de spectateurs et reçu 20 nominations aux César, en attendant la cérémonie du 28 février. Ce succès résulte d’une stratégie longue et d’un changement progressif de mentalité.
Le chemin vers le sommet du box-office pour le Nord-Pas-de-Calais a commencé avec Germinal de Claude Berri, sorti en 1993. À l’époque, c’était le film le plus coûteux du cinéma français, avec un budget approchant 25 millions d’euros. Le film mettait en scène 800 anciens mineurs aux côtés de Renaud, Gérard Depardieu et Miou-Miou, et a été tourné sur place, au pied du puits d’Arenberg à Wallers, contrairement aux adaptations précédentes souvent tournées à l’Est pour des raisons de coûts. « Ce film a joué un rôle de locomotive », déclare Olivier Joos, auteur de Moteur ! Ça tourne dans le Nord-Pas-de-Calais. Pour soutenir ce tournage, la région a créé une structure pour faciliter la production de films, aujourd’hui connue sous le nom de Pictanovo, permettant de développer des talents locaux et soutenant ceux qui voulaient travailler dans la région.
Au sommet du box-office
Initialement, les habitants ont exprimé une certaine réticence. Frédéric Alexandre, bénévole dans un cinéma de Liévin à l’époque, témoigne d’une ambiance tendue lors d’une avant-première, en présence de l’artiste surnommé le “chanteur énervant” et du réalisateur Claude Berri, agacé. « Beaucoup reprochaient à Berri de donner une image négative de la région, comme si le Nord voulait oublier son passé. Et il ne comprenait pas ! », se souvient Frédéric. Berri s’est défendu, comme en témoigne une vidéo sur YouTube, expliquant que la région était remplie de gens courageux ayant souffert et qu’elle était magnifique. Mais certains ne voulaient plus être associés à la misère, aux mines et au chômage. « Beaucoup de responsables locaux ont hésité à autoriser des tournages, de peur d’accentuer cette stigmatisation », soupire Alexandre, affirmant que de nombreux films ont été réalisés ailleurs.
Le changement a eu lieu dans les années 2000. Le film clé ? Les avis varient : Bienvenue chez les Ch’tis, de Dany Boon, qui a attiré 20 millions de spectateurs, pourtant plein de clichés ? Quand je serai petit de Jean-Paul Rouve, personnel et touchant, même si son acteur phare est plus connu pour les Tuche, non revendiqués nordistes ? Ou peut-être Quand la mer monte de Yolande Moreau. « Bienvenue chez les Ch’tis a été un énorme succès, offrant une nouvelle façon de raconter les histoires », souligne la scénariste Oriane Bonduel, qui a coécrit En fanfare. Dany Boon, tout comme Intouchables l’a fait pour les personnes handicapées, a renouvelé le regard sur les gens du Nord.
Depuis lors, la production ne s’arrête plus : un tiers de tous les films tournés dans l’ex-région Nord-Pas-de-Calais l’ont été après 2013, selon le géographe Nicolas Marichez. « Le regard a évolué », ajoute Oriane Bonduel, « Aujourd’hui, on parle des gens du Nord pour ce qu’ils sont, et non pour ce qu’ils symbolisent. » Pictanovo revendique environ dix tournages par an. Le succès attire le succès : «Au lendemain de la diffusion du premier épisode de HPI, la série populaire de TF1, j’ai reçu plusieurs appels de producteurs », confie Godefroy Vujicic, le directeur de Pictanovo, « Ils me disaient être surpris de la beauté de la région.
Blade Runner-les-Bains
« Si nous avions tourné HPI en Bretagne, la série aurait été très différente », explique Pierre Laugier, producteur des péripéties de Morgane Alvaro. « Les Hauts-de-France offrent une identité visuelle forte. À Wattignies, nous avons trouvé une atmosphère semblable à Wisteria Lane de Desperate Housewives avec ses briques. Les enquêtes évoluent beaucoup à l’extérieur, et la région propose une variété de décors agréables, rappelant tantôt l’Europe du Nord. »
La singularité architecturale de Roubaix et l’ambiance de Dunkerque ont séduit le réalisateur Juan Carlos Medina pour son film Six jours, sorti récemment. « J’avais initialement pensé aux Alpes pour ce thriller basé sur une œuvre coréenne. En Isère, l’atmosphère aurait été totalement différente. J’ai souhaité un film pluvieux, et la météo était au rendez-vous ! » Le tournage, marqué par des nuits venteuses sur la digue du Braek sous des rafales à 50 km/h, restera mémorable. « J’y ai capturé une scène symbolisant le film : d’un côté, une langue de sable, et de l’autre, l’imposant complexe industriel d’Arcelor Mittal. Cela ressemblait à une estampe japonaise. »
Dunkerque brille particulièrement, avec cent jours de tournage annuels, des longs métrages aux clips. « C’est le résultat de décennies d’efforts », souligne Marjorie Eloy, adjointe au maire de Dunkerque. En 2014, la ville a créé une cellule cinéma, visitant salons professionnels avec des catalogues de sites. « Un réseau solide s’est constitué », poursuit-elle, « le bouche-à-oreille fait le reste. » Un exemple : pour éviter de tourner derrière Gilles Lellouche, l’équipe de Juan Carlos Medina a renoncé in extremis à une scène dans une station-service déjà utilisée pour L’Amour ouf. « Heureusement, nous ne faisons pas face à des embouteillages », sourit Eloy.
Cinquante nuances de pitchs possibles
Manu Dacosse, chef opérateur sur Un petit boulot, transposition unique d’un polar noir, n’est pas surpris par l’enthousiasme. « Les briques rouges et l’acier offrent facilement une ambiance unique. Je suis étonné que les films de genre n’aient pas exploré ce potentiel plus tôt. La nature reprenant ses droits dans une friche industrielle pourrait aboutir à d’excellents films post-apocalyptiques comme Règne animal. » La tendance s’accélère : un film d’horreur tourné en 2023 dans une ancienne mine voit des mineurs, y compris Samuel Le Bihan, découvrir un sarcophage alien. Restent à explorer la comédie romantique dans une fromagerie ou un super-héros en costume charbon. « Les Américains exploitent depuis longtemps leurs régions de manière innovante », observe Dacosse.
Pictanovo ne s’immisce pas dans les scénarios, assure Vujicic, directeur du programme. « Nous finançons 220 projets par an, l’impact économique compte avant tout, puis la qualité artistique. » Pour L’Amour ouf, un investissement de 270 000 euros a généré 5,2 millions d’euros de retombées. 147 techniciens ont travaillé 18 semaines, avec des milliers de contrats de figurants. En plus de l’emploi direct, il faut considérer locations, hôtels et restauration pour l’équipe. Et tant pis pour l’image quelque peu ternie de la région. Nul refus pour la série Sambre, bien accueillie, malgré sa thématique sombre inspirée d’une tragédie réelle dans la région de Maubeuge.
Les régions ont du talent
Cette politique proactive a permis à Christopher Nolan de filmer Dunkerque sur place, quand Steven Spielberg avait reconstitué le débarquement en Irlande pour Il faut sauver le soldat Ryan. « La seule intervention fut une suggestion de maire de changer le titre initial », s’amuse Eloy. Une aubaine pour le tourisme commémoratif. Mesurer l’afflux de touristes est délicat, sauf en des lieux comme le beffroi de Bergues, fréquenté après Bienvenue chez les Ch’tis. Nul « HPI Tour » n’est prévu à Lille malgré cinq saisons, mais « on croise souvent des gens immortalisant des lieux clé », note Laugier.
Financièrement, une subvention de Pictanovo peut s’ajouter au tax shelter belge, facilitant des tournages transfrontaliers sans que le public s’en doute. « Un gentlemen’s agreement entre les régions vise une collaboration plutôt qu’une concurrence», analyse Marichez.
Le succès du Nord-Pas-de-Calais alimente les ambitions d’autres régions françaises, à l’instar de la Franche-Comté, forte de films comme Un ours dans le Jura et Vingt Dieux.
“Comme si le cinéma français redécouvrait ses territoires de caractère. Les spectateurs aiment voir des récits ailleurs qu’à Paris.”
Juan Carlos Medina, réalisateurà 42mag.fr
Oriane Bonduel, qui affirme écrire localement, renchérit : « Le cinéma régional existe depuis longtemps mais s’épanouit. Ce n’est plus affaire du seul Robert Guédiguian à Marseille. »
La conjoncture économique s’y prête aussi. « Tourner en régions offre des décors moins onéreux », concède Laugier. « Le centre de Paris coûte trop cher. Il revient aux Américains et à Tom Cruise. Peut-être un jour la star de Mission impossible découvrira-t-elle Dunkerque, le nouvel endroit en vogue…
