Apparus au moment des manifestations des « gilets jaunes » sur les ronds-points, les cahiers de doléances ont commencé à se répandre à partir de décembre 2018 grâce à l’impulsion des maires, puis du grand débat national lancé par l’Elysée. Six ans plus tard, le Premier ministre soutient l’importance d’exploiter ces contributions, mais n’a pas encore précisé la manière dont cela sera effectué.
Dans les archives des départements, dorment depuis près de six ans des milliers de cahiers de doléances collectionnés durant la crise des « gilets jaunes ». Ces cahiers, souvent volumineux et à spirales, rappellent les cahiers scolaires, avec leurs pages remplies de messages en majuscules, d’exclamations et de textes écrits au stylo. On y trouve également des lettres dactylographiées, soigneusement imprimées et fixées sur les registres ornés de l’emblème d’une ville. La question se pose aujourd’hui de savoir si ces documents citoyens pourraient un jour regagner l’attention publique.
C’est en évoquant ces cahiers dans son discours de politique générale le 14 janvier que François Bayrou, alors Premier ministre, les a mis à nouveau sous les projecteurs. Il a insisté sur la nécessité de reprendre l’analyse des cahiers de doléances pour donner une voix aux attentes rarement exprimées des membres marginalisés de la société. Bayrou a regretté que les demandes des « gilets jaunes » aient été quelque peu mises de côté. Michel Barnier, son prédécesseur de courte durée, avait déjà exprimé l’idée de les examiner, soulignant la pertinence de ces doléances dans un contexte politique fébrile comme une porte d’entrée potentielle vers des solutions.
Près de 20 000 cahiers identifiés
Retournons à l’automne 2018, période de forte mobilisation en France. D’abord contre une taxe sur le carburant, les revendications s’élargissent à la contestation des conditions économiques difficiles et des actions politiques. Fin novembre, les « gilets jaunes » initient la rédaction de leurs revendications dans des cahiers de doléances, un terme qui n’est pas sans rappeler les fameux États généraux précédant la Révolution française.
En parallèle, de nombreux maires mettent à disposition des cahiers, souvent nommés « cahiers d’expression citoyenne ». Cet engouement s’intensifie lors de l’hiver. Puis, avec le lancement du grand débat national par Emmanuel Macron en janvier 2019, cette initiative s’étend. Les citoyens ont alors une nouvelle occasion de s’exprimer, aussi bien dans les cahiers qu’en ligne. Entreprises, associations et syndicats se mettent aussi à ouvrir des formes d’expression pour centraliser souhaits et réclamations.
Ainsi, environ 20 000 cahiers ont été enregistrés lorsqu’il a été décidé par l’Elysée de digitaliser ces documents pour leur conservation aux Archives nationales. Cette tâche colossale, confiée à des sociétés privées, a coûté environ 2.5 millions d’euros. Une fois photocopiés et numérisés dans les préfectures, ces registres ont été entreposés au printemps 2019 dans les archives départementales, d’où ils sont rarement sortis. Au sein des archives du Loiret, on estime qu’une vingtaine de personnes environ se sont rendues pour les consulter en six ans.
Les cahiers contiennent parfois des listes énumérant des propositions semblables à des tracts politiques, des plaintes adressées à Emmanuel Macron, mais aussi des écrits plus personnels comme des traits d’humour ou des dessins. Réaliser une synthèse de ces documents variés s’avère être un véritable casse-tête. En 2019, l’Elysée avait confié cette tâche à des sociétés qui ont tenté d’analyser les milliers de contributions à travers des mots-clés. Mais cette approche se révèle insuffisante étant donné la diversité des manuscrits, parfois difficiles à déchiffrer.
« Mes collègues Sabine Ploux et Catherine Dominguès constatent 20% d’erreur sur la transcription du mot ‘niche' », explique Magali Della Sudda concernant les corpus numériques utilisés pour la synthèse Elyséenne. Directeur de recherche au CNRS et coordinateur du projet ANR « gilets jaunes », Della Sudda a mené, en Gironde, une étude poussée sur les cahiers originaux, avec l’aide de chercheurs, citoyens, et archivistes retraités.
« Les préoccupations sont toujours d’actualité »
En parcourant aujourd’hui ces carnets, on trouve des préoccupations toujours actuelles telles que le pouvoir d’achat, les inégalités sociales, la démocratie et la fiscalité. D’autres sujets, moins majoritaires mais présents, concernent la transition écologique, la souveraineté, et l’immigration, selon les études menées par des chercheurs. Romain Benoit-Lévy, doctorant en histoire à l’université de Rennes 2, observe : « Apparemment dénués de lien, les sujets abordés traitent souvent du fonctionnement de l’État lorsqu’on prend de la hauteur. Les thèmes récurrents sont la justice fiscale, la redistribution des richesses, et les moyens dédiés aux services publics. »
La chercheuse Magali Della Sudda note que les messages se penchent principalement sur la citoyenneté sociale, abordant notamment la mutualisation des risques comme avec la Sécurité sociale, les retraites, le handicap, ou encore la question du droit à vivre dignement de son travail. Cette thématique revient dans plus de la moitié des 2 000 contributions girondines. Dans la Somme, cette inquiétude de devenir un travailleur pauvre est aussi très présente selon Romain Benoit-Lévy. « Ceux qui écrivent expriment leur désir de vivre dignement, de ne pas tomber dans la pauvreté et de vivre décemment de son travail. »
« Monsieur le président, j’aimerais que vous expliquiez à ma fille de 5 ans pourquoi maman ne met pas le chauffage partout dans la maison (…) Pourquoi maman sait déjà qu’elle ne pourra pas lui payer de grandes études ? »
Une mère de famille de Libournedans une lettre collée dans un cahier de doléances de Gironde
Les contributeurs partagent également leurs aspirations politiques et citoyennes. « Outre le désir d’une démocratie plus inclusive, la nécessité de pouvoir vivre dignement de son travail transpire, tout comme l’envie d’une solidarité nationale forte pour aiders ceux qui ne peuvent plus travailler dû à l’âge, la maladie, ou un handicap », exprime Magali Della Sudda en se référant aux cahiers de Gironde. Le vote blanc revient souvent dans les discussions : « Il est incompréhensible de compter des élus lorsque de nombreux votes blancs indiquent clairement une défiance », déclare un participant en Gironde, faisant écho à une des revendications des « gilets jaunes ».
« Une aspiration à l’égalité dans la société »
Cependant, « bon nombre de ‘gilets jaunes’ n’ont pas vraiment participé au Grand Débat, souvent qualifié de ‘grand blabla’, et les cahiers de doléances ont souvent été remplis par des publics différents de ceux des ronds-points », raconte Manon Pengam, maître de conférences à l’université CY Cergy Paris. Ce qui ont écrit dans ces cahiers sous l’étiquette « gilets jaunes » sont rares mais « les revendications sont similaires : l?instauration du RIC, les conditions de vie, et la précarité énergétique prennent le pas sur le consumérisme. »
Dans les registres de la Somme, « on retrouve les principales demandes des ‘gilets jaunes’ : la réintroduction de l’ISF, une baisse ou suppression de la CSG, et le RIC », note Romain Benoit-Lévy. « Il y a un réel désir d’une société plus égalitaire », résume Marion Bendinelli, maître de conférences à l’université de Besançon, listant notamment la reconnaissance du vote blanc et une proportionnelle au scrutin.
Les doléances, tout comme les slogans des « gilets jaunes », dénoncent aussi les avantages de l’État et des privilèges supposés des élus. « 6% des mots en Gironde concernent nos représentants politiques et les privilèges qu’on leur attribue », renchérit Magali Della Sudda.
« Les sénateurs et les anciens présidents, jugés comme jouissant de privilèges injustes, sont souvent dans le collimateur ».
Magali Della Sudda, directrice de recherche au CNRS en sciences politiquesà 42mag.fr
Les cahiers révèlent aussi des spécificités locales. Par exemple, dans la Creuse, espace largement rural, Manon Pengam a remarqué qu’une partie significative des doléances aborde la vie en milieu rural. « Particulièrement en ce qui concerne le manque de médecins, une question récurrente à cause du vieillissement de la population et la distance parfois importante aux centres médicaux. »
« Absence notable des jeunes générations »
Ces ruraux mentionnent également « la difficulté à se déplacer, le coût de la voiture ayant augmenté, sans alternative viable en termes de transport en commun », continue Manon Pengam. Ces préoccupations, notamment pour les milieux ruraux ou périurbains, étaient une motivation clé derrière le mouvement des « gilets jaunes ». « Dans notre petite commune, nous sommes délaissés en termes de services, poser des problèmes de transport dès que nos enfants doivent se rendre au lycée. », raconte un habitant d’Ille-et-Vilaine.
Les cahiers montrent également des manques. Les jeunes, notamment les moins de trente ans, sont largement absents , note l’universitaire. « Les contributeurs sont majoritairement actifs ou retraités ». Pourtant, certains ont pu s’exprimer pour la première fois.
« Souvent, ces cahiers ont permis à des personnes non engagées auparavant de s’exprimer, offrant ainsi une visibilité à des trajectoires souvent ignorées. »
Marion Bendinelli, maître de conférences à l’université de Besançonà 42mag.fr
Ces carnets resteront-ils de simples vestiges d’un moment clé de l’histoire sociale et politique, ou pourront-ils jouer un rôle politique? Avant que Michel Barnier puis François Bayrou n’adressent ces cahiers, des députés comme Marie Pochon (écologiste) de la Drôme ou Stéphane Viry (Liot) des Vosges avaient déjà tenté de les remettre en lumière, en proposant leur divulgation en ligne.
En théorie, chacun peut consulter les cahiers sur simple présentation d’une pièce d’identité. Toutefois, il faut se rendre aux archives départementales, dont les horaires sont les jours ouvrés. De plus, certaines données étant protégées, le personnel doit masquer celles-ci à chaque consultation, un processus fastidieux. Bien que certains cahiers aient été numérisés par des collectifs ou associations locales, un corpus national n’est pour l’instant pas accessible en ligne.
« Quel avenir pour ces écrits ? »
Pour bien des élus, qu’ils soient du Nouveau Front populaire ou du Rassemblement national, il est crucial que ces cahiers n’aboutissent pas à une impasse. Yvan Lubraneski, élu municipal socialiste et vice-président de l’AMRF (Association des maires ruraux de France) assure : « Il est impératif de rendre des résultats politiques, ces cahiers étant une promesse de prise en compte par l’État. »
« Il est primordial de les réouvrir aux citoyens pour ne pas décevoir ceux qui se sont mobilisés pour être consultés sans voir de résultats. »
Yvan Lubraneski, vice-président de l’AMRFà 42mag.fr
Manon Pengam ajoute que beaucoup de contributeurs des Cahiers étaient pragmatiques : « Que deviendra mon écrit ? Qui prendra soin de lire mes mots ? », exprime-t-on souvent. Lors de la diffusion publique du documentaire Les Doléances en 2024 sur France Télévisions, elle a noté des réactions passionnées parmi les spectateurs. « Certains avouent : ‘J’ai participé, je n’ai même pas été lu’. Cela génère colère et défiance à l’égard des autorités. »
François Bayrou, s’il reste longtemps à Matignon, aura-t-il l’opportunité de porter attention à ces cahiers, conformément à son intention exprimée le 14 janvier? « Le Premier ministre souhaite exploiter les cahiers de doléances », déclare-t-on à Matignon, bien que les détails de la mise en œuvre restent à déterminer.