Dans son documentaire intitulé « Les Sacrifiés de l’IA », présenté mardi sur France 2, le cinéaste Henri Poulain met en lumière les réalités du quotidien de ceux qui nourrissent le système. Ce portrait dévoilé s’écarte considérablement de l’idéal collectif tant attendu.
Selon une évaluation de la Banque mondiale, entre 150 et 430 millions de personnes seront impliquées dans le traitement des données en 2023. Ces individus, qui œuvrent partout dans le monde en collectant d’énormes volumes d’informations, fournissent la matière première aux systèmes d’intelligence artificielle (IA), comme le rappelle Henri Poulain. Ce dernier nous dévoile son documentaire original Les Sacrifiés de l’IA, diffusé sur France 2, alors que le Sommet sur l’intelligence artificielle a lieu à Paris. En contraste frappant avec les discours optimistes de figures telles qu’Elon Musk ou Mark Zuckerberg, qui vantent l’IA comme une solution miracle, Poulain révèle le sort des travailleurs qu’il nomme les sacrifiés de l’IA. Ces hommes et femmes sont exploités par l’industrie technologique, qui, contrairement aux affirmations des géants du secteur, repose en grande partie sur une contribution humaine et non sur des processus entièrement autonomes. « Il y a un récit marketing, » affirme-t-il, « qui vise à présenter l’IA comme le summum de l’innovation technologique, libérant l’humanité du travail ardu. »
En vérité, l’IA se déploie dans de nombreux aspects de notre quotidien. Que ce soit pour obtenir une recommandation de restaurant en ligne ou discuter avec un conseiller virtuel, l’IA est omniprésente. Cependant, pour qu’elle fonctionne, elle nécessite l’apport de milliards de données, fournies par les travailleurs de l’ombre dont le nombre ne cesse de croître. Ces personnes, souvent en situation de pauvreté et parfois incarcérées, comme c’est le cas en Finlande, travaillent dans des conditions difficiles. Bien que certains résident en France, la majorité opère en Afrique, en Asie du Sud-Est, en Amérique du Sud, notamment au Venezuela et en Indonésie, en partie à cause de la flexibilité économique propre à ces régions.
Dans certains pays, comme le Kenya, ces emplois sont soumis à des règles strictes de confidentialité, brisées au péril d’une peine de prison, comme le souligne Henri Poulain. Ce dernier se remémore une expérience à Nairobi, où, peu après avoir commencé à documenter dans un hôtel modeste, la police politique locale — équivalente de la DGSI en France — les a interrompus pour leur ordonner de cesser de filmer.
Le documentaire dévoile également la nature répétitive et éprouvante du travail réalisé par un employé : annoter des images et sélectionner des options pour les décrire le plus précisément possible. Cependant, ces tâches peuvent aussi être éprouvantes sur le plan émotionnel, comme le raconte un témoin anonyme ayant eu pour mission d’annoter des contenus où des enfants étaient victimes d’abus. « C’est une forme de torture mentale, » confie-t-il, ému. « L’objectif est de former, par exemple, ChatGPT à reproduire le comportement et la créativité humaine, tout en évitant certains comportements néfastes« , détaille Henri Poulain.
En plus de capitaliser sur le travail humain, l’IA exploite aussi les ressources minières de notre planète, englobant des métaux comme le cuivre, le cobalt, l’or ou encore le tungstène. « La manière dont on traite les humains se répercute sur notre planète et la nature, c’est une spirale insatiable, » commente Henri Poulain. « L’accroissement des émissions de CO2 dû à l’IA est également notable, avec des chiffres en pleine explosion, » ajoute-t-il. « Il est impératif que l’Europe prenne cette question à bras le corps, surtout face à des États-Unis qui soutiennent depuis longtemps les grandes firmes technologiques« .
Après avoir visionné Les Sacrifiés de l’IA, peut-être verrez-vous ChatGPT sous un autre angle. En avons-nous néanmoins besoin ? « La responsabilité est double, » estime Poulain, « à la fois individuelle — nous devons tous nous poser ces questions — et politique« . Il reconnaît que cette industrie, encore jeune, échappe en partie à la vigilance des décideurs publics, mais il juge essentiel d’agir rapidement. « Nous devons réintroduire dans le débat politique autour de l’IA la question des millions de travailleurs qui la nourrissent, » conclut-il.