Lundi a été dédié au procès, tenu en l’absence, du gestionnaire financier du gouvernement libyen. Selon les procureurs, l’objectif n’était pas de venir en aide à un « allié » de la France, mais bien de faire sortir du pays le détenteur de secrets potentiellement embarrassants.
Le 3 mai 2012, en plein cœur de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle en France, un jet privé s’envole discrètement de l’aéroport du Bourget, situé en Seine-Saint-Denis. À son bord, un unique passager attire l’attention : Béchir Saleh, ancien financier du régime libyen, recherché sous une notice rouge émise par Interpol.
L’appareil, un Falcon 7X, a été mis à disposition par Alexandre Djouhri, un intermédiaire aux relations controversées avec certains milieux de droite. Treize ans après cet événement, ces deux individus sont les figures centrales d’un procès lié à des soupçons de financement libyen de la campagne présidentielle de 2007 de Nicolas Sarkozy. Aujourd’hui âgé de 79 ans, Béchir Saleh est en fuite, tandis qu’Alexandre Djouhri, 66 ans, s’exprime à la barre le lundi 3 février, cherchant à expliquer comment il a favorisé ce départ en catimini.
L’accusation soutient que Béchir Saleh a joué un « rôle essentiel » dans le « pacte de corruption » entre l’ancien président français et le défunt dirigeant libyen. Saleh aurait connaissance des montants exacts des versements faits pour la campagne. Au moment de l’effondrement du régime libyen fin 2011, il a quitté la Libye, transitant par la Tunisie. Alexandre Djouhri affirme que cet exil n’était ni précipité ni orchestré depuis Paris. « Il a eu le temps de prendre une douche et de voir sa jeune épouse tunisienne », explique-t-il. Selon lui, ils ont quitté Djerba pour la France « comme deux touristes ordinaires ».
Deux visions d’une même rencontre
Béchir Saleh se déplace sereinement sur le sol français malgré la notice rouge lancée contre lui en mars 2012 par Interpol, consécutive à une plainte libyenne pour détournement de fonds. Les choses se tendent en avril, quand Mediapart révèle une note concernant le financement de la campagne de Nicolas Sarkozy, adressée à Béchir Saleh par l’ex-chef des services de renseignement libyen. Alors en pleine campagne pour sa réélection, Sarkozy qualifie ce document de « faux éhonté » mais promet que si Saleh est « recherché », il sera remis à Interpol. Le temps joue contre lui.
Le 3 mai 2012, une réunion a lieu entre Alexandre Djouhri, Bernard Squarcini et Béchir Saleh. Les juges assurent que c’est au pied de la tour Eiffel que s’est négociée l’évasion de cet homme détenteur de secrets dérangeants. Comme l’a rapporté un témoin lors du procès, l’entourage de François Hollande, informé des rumeurs de financement libyen pour son concurrent de droite, guette l’affaire.
Alexandre Djouhri, sûr de lui, corrige : « En réalité, ce n’était pas sous la tour Eiffel, mais à l’hôtel Shangri-La, à 700 mètres de là, confortablement installés. » Il affirme que Béchir Saleh a ensuite « fait le choix de partir » pour venir « en aide » au président du Niger, qui craignait une extension du « conflit libyen ». La présence du chef des services de renseignements intérieurs était, selon lui, justifiée par le fait que Saleh était une « source précieuse » dans la « lutte antiterroriste ».
« Il m’a dit : ‘Je dois partir. Peux-tu organiser le Falcon pour mon départ ?’ J’étais surpris. Il est parti en toute liberté, a présenté ses papiers à la PAF [police aux frontières], et a quitté le sol français sans encombre. »
Alexandre Djouhridevant le tribunal correctionnel de Paris
La présidente s’interroge : comment Béchir Saleh a-t-il pu voyager sans entraves alors qu’il faisait l’objet d’une notice Interpol ? « Il n’y a pas de contrôles rigoureux sur les vols privés », affirme le prévenu, qui prétend ne rien savoir de l’existence de cette notice. Quel est donc le motif du voyage de Saleh sous le nom d’Alexandre Djouhri ? « Il craignait qu’un groupe libyen soit là à son arrivée à Niamey », explique l’intermédiaire.
Des « affaires qui ne tiennent pas la route »
Le tribunal, dubitatif, s’interroge : « Pensez-vous que Béchir Saleh était gardien de secrets ? » « Il n’était détenteur que des siens propres », rétorque Alexandre Djouhri. Le parquet national financier enchaîne : « Ce départ n’était-il pas plutôt motivé par un chantage lié au financement libyen de la campagne ? Pourquoi le vol n’a-t-il pas été enregistré » par l’aéroport du Bourget ? « Une possible négligence de leur part », esquive-t-il, provoquant des rires dans l’assistance. Il est aussi question des « menaces de mort » qu’il aurait lancées à Béchir Saleh pour le faire taire, selon certaines personnes liées à l’affaire. Alexandre Djouhri, indigné, dément catégoriquement : « C’est un mensonge infâme. On ne menace pas un ami, un frère. »
Après avoir finalement atteint l’Afrique du Sud via le Niger, Béchir Saleh a été la cible d’un « attentat » en février 2018, auquel il a échappé de justesse, selon son avocat. Silencieux devant la justice, il a pourtant largement communiqué avec les médias au sujet de l’affaire du financement. Alexandre Djouhri transforme cette tentative de meurtre en simple vol avec arme. « Les assaillants en voulaient à son argent liquide. C’est le chauffeur qui avait informé ses cousins, ils étaient au moins sept-huit. Saleh a reçu quelques plombs dans l’abdomen et l’incident s’est arrêté là », narr-t-il.
Actuellement, Béchir Saleh s’est réfugié dans un pays dont le nom reste confidentiel. Son avocat, Eric Moutet, a annoncé au début du procès que son client ne viendrait pas en France pour des raisons de sécurité. Alexandre Djouhri, se disant « ami » de Saleh, prétend que ce dernier évite la France car il se sent « trahi » par la justice française pour « des affaires sans importance ».
« On lui reproche l’achat d’une résidence, des pots-de-vin [liés au détournement de fonds publics libyens]… C’est absurde, comme si on accusait Bill Gates de mendier ! », exprime-t-il avec une certaine habileté verbale. L’intermédiaire prévoit d’ailleurs de revoir son co-accusé après le procès, déclarant au tribunal : « C’est mon aîné ! Dans ma culture, le respect pour ses aînés est primordial. » Quelle sera la réaction de Nicolas Sarkozy ? L’ancien président doit s’exprimer mercredi à ce sujet.