Bruno Retailleau, le ministre de l’Intérieur, envisage de dissoudre neuf associations de supporteurs appartenant aux championnats de Ligue 1 et de Ligue 2, ce qui suscite des préoccupations parmi les experts des stades en France.
Depuis quelque temps, le ministère de l’Intérieur travaille activement sur la possibilité de dissoudre plusieurs associations de supporters, comme l’a révélé 42mag.fr: sport dimanche. Après avoir collecté des informations auprès des préfets, neuf groupes de supporters sont maintenant sous surveillance de Beauvau. Actuellement, cinq d’entre eux font l’objet d’un projet de dissolution ou le seront prochainement : il s’agit de la Brigade Loire (FC Nantes), les Offenders (RC Strasbourg), la Légion X (Paris FC), ainsi que les Magics Fans et les Green Angels (AS Saint-Etienne).
Vendredi 14 mars, deux de ces groupes recevront les documents pour les procédures contradictoires, rapporte une source proche du ministre de l’Intérieur. Les investigations policières se poursuivent avec le temps nécessaire pour les sept autres groupes concernés. « Les accusations portent principalement sur la violence contre les forces de l’ordre, la dégradation de biens publics, des chants homophobes ou racistes, ainsi que la participation à des événements interdits », a précisé cette même source. Lorsqu’un groupe de supporters est suspecté de tels comportements, une procédure de dissolution est engagée.
“Cela ne m’étonne pas, cela fait des semaines que des bruits circulent”, commente Ludovic Lestrelin, sociologue expert du milieu des supporters. Co-auteur d’un rapport parlementaire sur le supportérisme avec Marie-George Buffet en mai 2020, le député Sacha Houlié partage ce sentiment : “Critiquer les supporters de football pour se faire une réputation ou pour se rendre populaire, c’est une vieille habitude des ministres de l’Intérieur”.
Un moment opportun ou non ?
Ce qui surprend d’abord Sacha Houlié, ancien membre de la majorité présidentielle aujourd’hui sans affiliation politique, c’est le moment choisi : “Je ne saisis pas. La situation s’est calmée, avec significativement moins d’incidents majeurs. Nous ne sommes plus dans une période de troubles récurrents, mais ces vieilles méthodes inefficaces refont surface. Cela n’a aucun sens”. Surtout que d’un point de vue législatif, l’atmosphère avait été pacifiée par la mise en place de plusieurs recommandations du rapport parlementaire de mai 2020 (relaxation des interdictions de stade, distinction entre interdiction administrative et judiciaire de stade, outils pour les préfets, etc.).
Simultanément, une directive de Christophe Castaner adoptée fin 2019 avait montré ses effets positifs, en incitant les préfectures à organiser et sécuriser les déplacements des supporters, plutôt que de les interdire. Ce changement a bien fonctionné à Lens, Saint-Étienne “et particulièrement à Marseille, lors de matchs européens animés mais bien maîtrisés”, souligne Sacha Houlié. Il rappelle également le nombre déjà élevé de fermetures de tribunes cette saison.
Pourquoi ce changement soudain de stratégie, encouragé par le ministère de l’Intérieur ? C’est à cause du fiasco de la finale de la Ligue des champions 2023, au stade de France, que les choses ont pris cette tournure, estime le député. “Cet incident a été exploité, en essayant de faire passer les supporters pour des délinquants, alors que c’était un échec d’organisation de l’État et de l’UEFA.”
“Suite au fiasco du stade de France, une vague massive d’interdictions de déplacements de supporters a eu lieu, persistant jusqu’à aujourd’hui.”
Sacha Houlié, députéà 42mag.fr: sport
“Le ministère de l’Intérieur est revenu à ses anciennes méthodes de stricte interdiction des déplacements, bien qu’elles soient inefficaces parce qu’elles désorganisent le mouvement des supporters, qui se déplacent quand même. Organiser les déplacements est la solution”, insiste Sacha Houlié, espérant que le gouvernement consulte le rapport qu’il a cosigné avec Marie-George Buffet.
Ultras et hooligans : des distinctions floues ?
Bauvau, cependant, ne se concentre plus sur le débat mais bien sur l’action, avec ces projets de dissolution qui secouent l’univers des tribunes. “Ce qui étonne, c’est que les cinq groupes ciblés montrent une grande diversité”, note Ludovic Lestrelin. “D’une part, il y a trois groupes d’ultras historiques [les Magics Fans, les Green Angels et la Brigade Loire], d’autre part un groupe de hooligans néo-nazis [les Offenders] et un groupe informel recherchant les affrontements [la Légion X]. Il est problématique de les confondre.”
« Ce n’est pas la nature du groupe qui est en jeu », rétorque-t-on à Beauvau, « Mais si les leaders entraînent leurs membres à des actes illégaux. La jurisprudence voit aussi comme une provocation le fait de ne pas désavouer ou de glorifier de tels actes. En France, les dissolutions peuvent concerner des associations aussi bien liées à des groupes salafistes qu’à des militants écologistes radicaux. »
La Brigade Loire est donc surveillée depuis l’incident d’un envahissement de terrain le 24 mai contre le Havre, dénonçant les mauvaises performances du club, et l’utilisation régulière de fumigènes, tout comme les groupes stéphanois, encore entachés par les incidents du 29 mai 2022 face à Auxerre, et une rixe interne. Des faits bien différents des bagarres auxquelles participent les hooligans des Offenders et de la Légion X.
“La Brigade Loire, les Magics Fans et les Green Angels jouent un rôle crucial au stade et dans leur communauté, entretenant des relations de travail avec les clubs et les autorités locales. Ils sont aussi engagés dans l’Association nationale des supporters.”
Ludovic Lestrelin, sociologueà 42mag.fr: sport
La confusion entre ultras, qui soutiennent passionnément leur club, et hooligans, qui utilisent le football comme prétexte à la violence, est palpable. “Penser à dissoudre certains groupes spécifiques montre une incompréhension, une ignorance et une bêtise flagrante de la part des autorités”, souligne Sacha Houlié.
« Aller au conseil des ministres avec des preuves solides »
Si la justification de ces dissolutions reste à prouver, les conséquences inquiètent les spécialistes du supportérisme. “Eliminer des groupes comme la Brigade Loire, les Magics Fans et les Green Angels risque d’être contre-productif à terme”, prévient Ludovic Lestrelin. « Cela nuirait à la relation entre les supporters et les autorités, ouvrant la voie à davantage d’incidents. »
L’auteur de plusieurs ouvrages sur ce sujet insiste que bien que régie par la loi, la gestion des supporters doit être adaptée « au plus près du terrain » en concertation avec ces groupes historiques. Une approche également soutenue dans le rapport de Sacha Houlié et Marie-George Buffet. « Pour organiser un déplacement des supporters, collaborer avec les groupes est essentiel. À Marseille, par exemple, cela fonctionne bien », dit le député.
« Avoir des tribunes construites autour d’un groupe majeur est une opportunité que les autorités doivent exploiter localement, exactement comme elles le font avec le club et le responsable des supporters. C’est une formule qui réussit, que la dissolution réduirait à néant », met en garde Sacha Houlié, sceptique quant à la dissolution des groupes de Nantes et Saint-Etienne : « Dissoudre un groupe pour un envahissement de terrain ou quelques fumigènes est disproportionné. Le ministère est en tort légalement ! », clame-t-il.
« Nous n’irons pas devant le conseil des ministres sans preuves étayées. Nous visons à dissoudre les associations impliquées dans des activités illicites depuis des années, où les faits démontrent que c’est une partie intégrante de leur fonctionnement, et non des actions individuelles », précise une source valide du ministère de l’Intérieur, tout en admettant que ces procédures de dissolution pourraient échouer.
Forme plutôt que fond : rectifier la cible ?
Les ultras stéphanois ont exprimé leur désapprobation contre la décision du ministère au travers d’un communiqué dénonçant « une stratégie de communication politique maladroite ». Un avis partagé par Ludovic Lestrelin : « Cela permet d’afficher une réaction. Peut-être qu’il y a aussi des considérations économiques quant aux dépenses de maintien de la sécurité lors des rencontres. La dissolution est un moyen d’agir sans engagement de ressources. »
Selon une autre source proche du ministre de l’Intérieur, l’aspect économique ainsi que des priorités politiques entrent bien en jeu. « En France, les jours de match, un tiers des forces de sécurité intérieure est dédiée au football. Les Français financent fortement la sécurisation de ce sport. Pourtant, nous préférerions consacrer ces moyens pour combattre les trafics, par exemple. À Marseille, s’il y a une rencontre au Vélodrome, il n’y a pas de policiers à la Castellane ! », précise notre source.
Sacha Houlié et Ludovic Lestrelin voient l’implication du ministère de l’Intérieur comme un symptôme du problème. “L’annonce de cette procédure de dissolution soulève des questions quant à la place du ministère des Sports, pourtant réaffirmée par la loi Larrivé du 10 mai 2016 qui a mis sur pied l’Instance nationale du supportérisme sous l’égide de ce ministère”, rappelle Ludovic Lestrelin. Sollicité, le ministère des Sports s’est engagé à aborder ce problème dans les jours prochains, après que le député de la Loire, Pierrick Courbon, a interpellé la ministre en commission à l’Assemblée Nationale le 11 mars.
Projet de dissolution des associations de supporters de l’@ASSEofficiel : une fausse bonne idée, et une mauvaise réponse à un vrai enjeu !
Ma question à @MarieBarsacq, Ministre des #Sports
Le Chaudron #GeoffroyGuichard ne se dissoudra pas ! @MF91Officiel pic.twitter.com/6oFFrSTjB1
Pour Sacha Houlié, il s’agit d’une opération de communication pour éluder le cœur du problème. « En France, l’ordre public se traduit souvent par des interdictions globales. Pourtant, il devrait s’agir de gérer les libertés, y compris celle de circuler. La question cruciale est : comment encadrons-nous cela ? En France, l’interdiction est souvent la norme », regrette le député, en comparant avec le match de barrage de Ligue des champions entre Paris et Brest.

« Récemment, 3 000 supporters brestois ont assisté à un match de Ligue des champions au Parc des Princes, alors que ce type de déplacement est interdit en Ligue 1 », rappelle Sacha Houlié. « La seule différence, c’est que l’UEFA impose l’organisation de ces déplacements. Les préfets et les forces de l’ordre françaises sont loin d’être aberrants, le problème réside dans une absence de courage politique.”
Bien qu’il admette “ne pas espérer de changements de la part de Bruno Retailleau”, l’homme politique appelle à la sagesse des préfets : « La bonne volonté des préfets et quelques pratiques optimales peuvent tout changer. Il n’est pas nécessaire de légiférer pour obtenir des résultats significatifs”. L’élu fait également appel à la conscience collective.
« Il est crucial de se demander : qui sont les supporters de football ? Ce ne sont pas tous des hooligans violents et ivres… Ce sont vos parents, vos enfants, vos cousins, parfois même vos grands-parents. Ce sont des personnes qui assistent aux matchs pour partager des émotions et des moments, souvent en allumant des fumigènes. »
Sacha Houlié, députéà 42mag.fr: sport
Les différents groupes d’ultras interrogés estiment qu’ils sont perçus par l’État comme des citoyens inférieurs, et les stades comme des terrains d’expérimentation pour la répression. « Heureusement, il n’existe pas de législation faisant des supporters de foot des citoyens de seconde zone. Cependant, à travers les discours publics, ils ont des raisons de le croire », reconnaît Sacha Houlié, déterminé à ne pas abandonner son engagement. Il conclut par : « Au sein de l’Assemblée, des élus, y compris à droite, ont saisi la véritable identité des fans de football. »