Trois experts, dont deux psychiatres et une psychologue, ont analysé lundi devant la cour criminelle du Morbihan les dynamiques du silence entourant cette immense affaire impliquant plus de 300 victimes.
En 2017, une petite fille de 6 ans vivant à côté de Joël Le Scouarnec a eu le courage de rompre le silence, révélant les atrocités commises par cet ancien chirurgien. Son témoignage a mis fin à une longue période de silence et permis de lever le voile sur des agressions sexuelles perpétrées pendant des décennies. Les accusations portées contre l’ex-chirurgien comprennent des viols et des agressions sexuelles sur plus de 300 jeunes patients, dont beaucoup étaient conscients pendant les actes. Une question persiste : pourquoi personne n’a-t-il dénoncé plus tôt cet homme ? Le pédopsychiatre Thierry Baubet a expliqué le 14 avril que prendre la parole exige d’abord de se souvenir avec précision, de reconnaître la violence subie, et d’avoir la force de se l’avouer.
Des explications données par les experts lors du procès mettent en lumière les mécanismes compliqués du souvenir chez les jeunes enfants. Avant trois ans, la capacité de mémorisation des événements est absente. Selon un représentant de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), il est impossible de se remémorer clairement les événements de cette époque. Entre trois et six ans, les souvenirs commencent à se former, mais ils restent souvent flous et éphémères. L’enfant n’a alors pas conscience de la nature sexuelle des faits imposés, qui ne deviennent significatifs qu’à l’adolescence ou à un moment ultérieur, par exemple lors de la première expérience sexuelle.
« Le silence imposé par les adultes »
Pour plusieurs victimes de Joël Le Scouarnec, l’annonce faite par les forces de l’ordre a réveillé des souvenirs enfouis. D’autres, cependant, ont conservé ces événements dans leur mémoire consciente. De nombreux enfants, garçons et filles, ainsi que des adolescents, ont été abusés à un âge où ils pouvaient comprendre que les gestes de l’ex-chirurgien étaient loin de la médecine.
« Je savais qu’on ne vérifiait pas la température de cette manière. »
Orianne, victime de Joël Le Scouarnecdevant la cour criminelle du Morbihan
Orianne, qui a aujourd’hui 43 ans, est revenue en mars sur les événements traumatiques de 1992, lorsqu’à seulement 10 ans une appendicectomie à la clinique de Loches s’est transformée en cauchemar. Joël Le Scouarnec a reconnu lui avoir infligé plusieurs viols par pénétration digitale. Même après être rentrée chez elle, souffrant d’une plaie rouverte, personne ne s’est interrogé sur sa peur de l’hôpital. Le médecin qu’elle a consulté ne s’est pas inquiété de la rupture de son hymen, l’attribuant à ses activités sportives, et ne l’a pas questionnée sur un éventuel abus. Son avocate, Louise Aubret-Lebas, souligne le manque de réaction des adultes.
« Les enfants n’empreintent pas les mots des adultes »
Thierry Baubet regrette que tant d’enfants ne soient pas écoutés, bien qu’ils tentent souvent de s’exprimer. Jean-Marc Ben Kemoun, pédopsychiatre, affirme que dans une écrasante majorité des cas, les paroles des enfants reflètent la vérité. Toutefois, les enfants n’utiliseront jamais crûment des expressions telles que « il m’a violé », car ils recourent plutôt à des descriptions plus vagues comme « il m’a embêté ».
La jeune Crystel, âgée de 9 ans, avait exprimé sa douleur après une opération en 1994, mais ses remarques n’ont pas alerté les adultes. Le chirurgien, confronté par la mère, a réussi à détourner les accusations en prétextant un examen médical normal. Ce manque de reconnaissance est en partie dû à son statut de figure d’autorité, ce qui rendait difficile pour beaucoup d’imaginer qu’il pourrait commettre de telles atrocités.
« Minimiser la parole est un traumatisme secondaire »
Selon Thierry Baubet, l’autorité dont jouissait Joël Le Scouarnec renforçait la réticence à écouter les jeunes victimes. Face à un individu en qui on place sa confiance, les enfants n’ont souvent pas le poids suffisant pour être crus. Pour les victimes, lorsque leurs récits sont ignorés ou minimisés par les adultes en qui ils devraient avoir confiance, cela s’ajoute au traumatisme initial, voire le dépasse en intensité.
« Les enfants ont besoin d’être protégés et pris au sérieux. »
Hélène Romano, psychologuedevant la cour criminelle du Morbihan
Le poids du silence est d’autant plus lourd à porter pour les enfants, qui prennent souvent sur eux-mêmes afin de ne pas angoisser leurs parents. Ils craignent de ne pas être crus et se sentent coupables de ce qui leur est arrivé. La honte est également prégnante, surtout chez les garçons, où la révélation peut être confondue avec la peur du jugement sur leur orientation sexuelle.
Léo, par exemple, n’a rien dit jusqu’à la révélation des faits en 2021. Il avait dix ans lorsqu’il a été abusé. Sa souffrance était palpable à travers un déclin scolaire marqué, mais il gardait le silence pour protéger sa famille, étant l’aîné de la fratrie. Cette retenue, expliquée par l’avocate Louise Aubret-Lebas, reflète une stratégie inconsciente de protection vis-à-vis de ses proches.
« La première préoccupation d’un enfant traumatisé est de ne pas inquiéter ses parents. »
Thierry Baubet, pédopsychiatredevant la cour criminelle du Morbihan
Thierry Baubet déplore le manque de connaissances et de formation sur le psychotraumatisme en France, regrettant l’absence de recherches sur les mécanismes psychologiques touchant les victimes de Le Scouarnec. Pour lui, les violences sexuelles en direction des enfants représentent un enjeu crucial pour notre société et méritent d’être davantage étudiées et comprises, car plus d’un enfant sur dix en est victime.
* Le prénom a été modifié pour préserver l’anonymat de la victime.