Serge Hascoët et Thomas François, qui font partie des trois personnes mises en cause, ont été entendus par le tribunal correctionnel de Bobigny. Lors de leur audition, ils ont essayé d’expliquer les raisons ayant conduit à une atmosphère pesante et difficile à supporter au sein du département éditorial de la société française spécialisée dans le développement de jeux vidéo.
« Ce n’est pas dans mon habitude de dire cela. » Devant le tribunal correctionnel de Bobigny, le mardi 3 juin, Serge Hascoët s’efforce de présenter l’image d’un dirigeant parfois distrait et dépassé, mais jamais animé de mauvaises intentions. Ancien numéro deux chez Ubisoft, la société française spécialisée dans les jeux vidéo, il est jugé pour des faits de « harcèlement moral et sexuel », aux côtés de Thomas François, ex-vice-président éditorial, ainsi que Guillaume Patrux, ancien directeur de création. Depuis le lundi, les auditions s’enchaînent, mêlant récits incohérents, dénégations et aveux partiels. Avant l’audition prochaine de Guillaume Patrux, le tribunal a entendu les témoignages de Thomas François et Serge Hascoët, deux approches et positions distinctes, mais un point commun constant : « Ce n’était pas mon intention. »
« Des projets sérieux menés sans se prendre trop au sérieux »
Plus de sept heures durant, l’ancien numéro deux d’Ubisoft, tenant une posture droite avec les mains jointes derrière le dos, s’efforce de redessiner le portrait d’un homme très éloigné de celui dressé par l’enquête judiciaire : celui d’un cadre omnipotent accusé d’avoir instauré au sein du service éditorial un climat « d’insécurité, de mal-être au travail, d’intimidation et de tolérance à des propos ou comportements dégradants ».
Vêtu d’un costume discret, arborant une barbe blanche et un crâne clairsemé, Serge Hascoët adopte un ton calme et s’applique à conserver une attitude courtoise. Il retrace son parcours d’autodidacte, passant de mécanicien à game designer chez Ubisoft, avant de devenir directeur éditorial dès 1999, qu’il qualifie de « long fleuve créatif ». « En chemin, on a accompli de belles choses dont on peut être fier », affirme-t-il en introduction. Toutefois, selon plusieurs témoignages, ce « chemin » fut constellé d’insultes et d’humiliations, dans une atmosphère dite « décontractée », où le prévenu semblait exercer un pouvoir incontesté.
« Chez Ubisoft, on réalisait des projets importants tout en restant légers », explique ce sexagénaire. Il insiste cependant sur une limite précise à cette familiarité : le « respect ». Pourtant, derrière cette façade, plusieurs anciennes assistantes dressent un tableau bien moins flatteur. Elles évoquent un quotidien où leurs missions dépassaient souvent les fonctions attendues, sous les sollicitations répétées de Serge Hascoët. Course personnelles à répétition, organisation des funérailles de son épouse, rendez-vous avec la femme de ménage, gardes d’enfants improvisées… Certaines se souviennent même d’avoir été envoyées expressément acheter du chocolat noir à 70 % ou un paquet de cacahuètes en coque.
« Jamais eu l’envie de harceler qui que ce soit »
Le prévenu tente de minimiser ces requêtes, parfois jugées absurdes, en assurant qu’elles « n’étaient pas systématiques » et que la « fréquence restait très raisonnable ». Il précise que sa première assistante était « nord-américaine » et que dans cette culture, il existe une autre manière de gérer les cadres. « Et puis ça aussi, on le voit habituellement dans les films… », s’essaye-t-il à justifier. « Vous ne semblez pas croire que cela puisse poser un problème », lui fait remarquer la présidente. Il bafouille, soupire, se remue nerveusement. « Si, si, je vous entends… » finit-il par admettre. Pourtant, il maintient néanmoins sa négation des accusations : « Je n’ai jamais eu l’intention de harceler, que ce soit moralement ou sexuellement, quelqu’un. Je ne pense pas avoir commis de tels actes. »
« Je ne suis pas du genre à humilier ou dégrader autrui. »
Serge Hascoët, accuséà la barre
Son ton s’adoucit presque jusqu’à devenir plaintif, son regard cherche parfois l’approbation de la présidente du tribunal, avant de s’en détourner. La magistrate énumère des faits comme les surnoms humiliants, l’isolement de certains collègues ou encore le refus de réagir face à des alertes. « J’avais énormément de problèmes à gérer. Il m’était impossible de tout contrôler », se défend-il, évoquant son énorme charge de travail. Quant aux « propos crus à l’égard des femmes » mentionnés dans les dossiers, il les récuse d’un haussement d’épaules en affirmant : « Je ne suis pas un gros lourd. » Sous la pression des questions, ses réponses deviennent souvent floues et évasives. Il hésite, répète qu’il « ne se souvient pas » tout en affirmant qu’il « aimerait pouvoir s’en souvenir ».
« Je ne suis pas à l’origine de cette mentalité »
La journée précédente, un tout autre tempérament avait capté l’attention pendant près de cinq heures. Si Serge Hascoët se montre réservé, Thomas François manifeste une nervosité palpable. L’ex-vice-président éditorial d’Ubisoft s’avance devant les magistrates avec une certaine agitation. « Je ne suis pas le créateur de cette culture, j’en faisais juste partie », affirme-t-il en introduction. À la barre, il décrit un environnement comparable à une « chambre d’adolescent immature », où l’on se poursuivait dans les couloirs et où les blagues fusaient « pour relâcher la pression » d’un travail exercé dans une « tension perpétuelle ». Progressivement, sa voix s’emballe, comme s’il avait trop d’idées à exprimer et peinait à les organiser.
Il raconte ses débuts dans l’entreprise, après quatre années passées dans le milieu de la télévision. Avec ses cheveux roux et ses tenues originales, il avoue avoir craint de ne pas être pris au sérieux.
« Dès mon arrivée chez Ubisoft, on m’a surnommé ‘la pute de la télé’. »
Thomas François, accuséà la barre
Parmi les habitudes marquantes au sein de l’entreprise, il relate le « jeu du gros », une pesée hebdomadaire entre collègues qu’il pratiquait lors des premières années chez Ubisoft. « Celui qui perdait le plus de poids remportait un livre », explique-t-il. Il insiste en qualifiant cette pratique de « bon enfant », bien qu’il admette que son épouse lui disait que ce n’était pas normal. Lui répondait simplement : « On s’amuse au travail. »
« Je ne suis pas un brutal ! »
Surnoms grossiers, humour déplacé, langage « désinhibé » destiné à « gommer les différences sociales » : cet ancien dirigeant essaie de minimiser ses paroles et comportements. Il concède notamment avoir traité certains collègues de « bitch » ou de « morue », qu’il qualifie comme « presque affectueux, une plaisanterie faite avec le sourire ». Pourtant, la présidente lui présente les nombreux témoignages réunis par le cabinet Altaïr au cours d’une enquête interne, relatant des propos sexistes, des allusions sexuelles répétées et parfois des humiliations. « Entre collègues, on pouvait dire ‘elle est jolie’ ou ‘bombasse’, mais jamais ‘je la sauterais bien’ ! Ce n’est pas mon langage, ce ne sont pas mes mots ! », proteste-t-il.
Un vocabulaire juvénile affleure souvent durant son audition : « bisous », « beurk », « smack »… Comme un adolescent pris en faute, il finit toutefois par reconnaître :
« Je comprends bien que tout cela soit inacceptable aujourd’hui, mais à l’époque je ne m’en rendais pas compte, j’avais le sentiment de respecter les gens. »
Thomas François, accuséà la barre
L’ancien vice-président éditorial reconnaît implicitement une forme d’immaturité. « Être fun pour être fun », répète-t-il plusieurs fois, se retranchant derrière ce slogan anciennement revendiqué, qu’il semble désormais regretter.
L’atmosphère devient électrique quand il évoque une soirée professionnelle datant de décembre 2015. Une ancienne collègue, Nathalie*, accuse une tentative d’agression sexuelle, évoquant le fait d’avoir été maintenue par d’autres membres de l’équipe. Thomas François se redresse, visiblement tendu : « Je lui ai demandé un bisou, c’est vrai. Mais je ne l’ai pas fait, car elle ne le souhaitait pas. Je ne suis pas un bourrin ! » Il assure avoir été « hanté » par cet épisode.
« J’ai bien compris que cela n’aurait jamais dû arriver. »
Thomas François, accuséà la barre
« J’ai dû asseoir mes enfants pour leur expliquer que j’avais été placé en garde à vue à cause de blagues que j’avais faites », confie Thomas François. « Ce n’était pas ce que je voulais leur transmettre. » Sa voix s’adoucit, laissant échapper un léger sanglot. Il déclare s’être senti « perdu » après son renvoi d’Ubisoft, une décision qu’il conteste toujours en appel. « Je ne pourrai plus jamais travailler dans le secteur du jeu vidéo. Mon nom est détruit. J’ai même songé à prendre celui de ma femme. » Puis, la tête basse, il ajoute : « Je ne peux pas réécrire le passé. Je suis sincèrement désolé. »