Serge Hascoët, Tommy François et Guillaume Patrux font l’objet d’accusations concernant des faits de harcèlement tant sexuel que moral. De plus, Tommy François est mis en cause dans une affaire distincte impliquant une tentative d’agression sexuelle.
« Il fallait impérativement faire partie du cercle, sous peine d’être mis à l’écart. » Accusé de harcèlement, Tommy François, ancien vice-président éditorial chez Ubisoft, défend en garde à vue une « ambiance potache » qu’il considère comme caractéristique de l’industrie vidéoludique. Ce « cercle » auquel il fait référence correspond au fameux service éditorial de l’entreprise, un département très influent dont Libération avait exposé les dérives en juillet 2020.
Selon l’enquête judiciaire, Tommy François ne se contentait pas de suivre un système : il en représentait l’un des piliers aux côtés de Serge Hascoët, ex-numéro deux de la société, et Guillaume Patrux, ancien « game director ». Les juges instructeurs estiment que ce trio a largement contribué à normaliser un environnement marqué par l’humiliation, la pression permanente et des comportements inadéquats, d’après le dossier consulté par 42mag.fr.
Dès le lundi 2 juin, ils comparaîtront devant le tribunal correctionnel de Bobigny pour une audience de cinq jours, où ils seront jugés pour harcèlement moral et sexuel. Tommy François devra également répondre d’une accusation de tentative d’agression sexuelle. Ces trois ex-responsables d’Ubisoft contestent fermement les griefs formulés par six femmes, trois hommes et deux syndicats. Franceinfo vous offre un aperçu détaillé des faits qui leur sont reprochés.
Serge Hascoët, ancien directeur créatif
Pendant près de vingt ans, Serge Hascoët a incarné la créativité chez Ubisoft. Numéro deux de la société jusqu’à sa démission en juillet 2020, il est accusé par les juges d’avoir instauré au sein du service éditorial un climat toxique caractérisé par « un malaise au travail, la peur, des intimidations et la tolérance de propos ou comportements dégradants ».
Trois anciennes assistantes – Juliette*, Myriam* et Nathalie* – témoignent en tant que parties civiles. Elles décrivent une réalité où les contours de leurs missions se sont estompés sous l’emprise de leurs supérieurs. Juliette a déclaré, lors de son audition, avoir été amenée à faire les courses pour des dîners chez Serge, récupérer un iPad à l’aéroport ou emmener sa fille chez le dentiste. « Il y avait beaucoup de turnover à ce poste, deux avant moi avaient déjà démissionné », a-t-elle précisé.
Myriam, qui a pris le relais, raconte avoir pris en charge la succession de l’épouse de son manager, ainsi que les déplacements aux États-Unis et la scolarité de sa fille.
« Pour Serge, nous étions ses larbins sans la rémunération correspondante. »
Myriam*, victimeà l’occasion de son audition
Nathalie évoque également avoir réceptionné des colis à son domicile, acheté de l’alcool pour des soirées d’entreprise et rangé le bureau de Serge après ses excès de colère. Lors d’une audition, elle a rapporté que son ancien supérieur lui avait un jour tendu un mouchoir sale en lui lançant : « Tu pourras le revendre, il vaudra de l’or chez Ubisoft. »
Interrogé, Serge Hascoët réfute les accusations. Lors de ses auditions, ses réponses sont répétitives : « Je ne me souviens pas avoir tenu de tels propos », « Ce n’est pas ma pensée », ou encore « Je ne sais pas ». Concernant les tâches personnelles imposées à ses assistantes, il admet que « c’était peut-être un peu flou » et justifie son comportement par une inspiration venue « d’Amérique du Nord ». Son avocat, Jean-Guillaume Le Mintier, affirme que son client « souhaite être jugé et pouvoir s’exprimer devant les magistrats », afin que « le procès médiatique cesse pour laisser place à un débat judiciaire ». Il plaidera la relaxe en arguant qu’il n’existe « aucune preuve matérielle dans ce dossier », uniquement « des déclarations ».
Tommy François, ancien vice-président éditorial
Jusqu’à son départ en 2020, Tommy François a dirigé ses équipes dans un climat de peur et d’intimidation qui, selon les magistrats, favorisait les comportements « dégradants et humil iants ». L’audit interne du cabinet Altaïr, réalisé en juillet 2020, est accablant : 60 % des salariés interrogés ont déclaré avoir été victimes ou témoins de ses agissements. Le rapport souligne que « Tommy François s’est fait une spécialité de colères explosives, souvent à haute voix dans l’open space. » L’enquête évoque plusieurs épisodes d’humiliations publiques, de gestes déplacés et des propos sexistes, homophobes ou racistes. Cinq plaignants, en majorité des victimes directes, ont déposé plainte contre lui.
Lors de son témoignage, Bérénice*, porteuse de plainte, dénonce un harcèlement constant : « Il m’humiliait régulièrement en me demandant de faire le poirier dans l’open space (…) Il me considérait comme sa bête de foire », a-t-elle raconté. Elle évoque une scène au sortir d’un pari où Tommy François s’était installé sur un canapé tandis qu’elle était à genoux, et lui demandait de lui vernir les orteils. « Nous étions en pleine journée, dans l’open space. Personne ne réagissait », a-t-elle déploré.
« Il m’a ligotée sur une chaise, enfermée dans l’ascenseur, puis a appuyé sur le bouton. »
Bérénice*, victimependant son audition
Myriam*, également plaignante, a listé les surnoms humiliants qu’il lui donnait, tels que « le laideron » ou « la conne ». Juliette se souvient qu’elle avait été sifflée et traitée de « bombasse ». Selon ses dires, Tommy François évoquait fréquemment leur tenue : « Avec son pantalon en cuir, elle va nous fouetter, et on adore ça. »
Lors d’une soirée de Noël où « l’alcool coulait à flots », Nathalie* accuse Tommy François d’avoir tenté de l’embrasser de force. Alors qu’elle se reculait, des membres de son équipe l’auraient retenue. Elle a confié aux enquêteurs : « Je me débattais en leur disant que ça ne me faisait pas rire ; c’est là que j’ai vraiment eu peur, car toute son équipe me tenait. »
« Cela rendait tangible ce qui s’était passé durant tous ces mois. C’était traumatisant. »
Nathalie*, victimelors de son audition
Félix* dénonce un « système de destruction » où « Tommy François ne faisait preuve d’aucune bienveillance professionnelle ». Il a porté plainte contre son ancien manager, qui le traitait notamment de « nazi » et lui criait dessus fréquemment. Il relate : « Pendant les deux premiers mois après mon départ, je pleurais tous les jours et ne dormais plus », selon l’audit interne. Dans la lettre de licenciement adressée à Tommy François, Ubisoft est clair : « Vos agissements relèvent de harcèlement moral et sexuel. »
Devant les enquêteurs, Tommy François se défend en invoquant « l’humour potache propre à Ubisoft », dont il prétend avoir lui-même été victime. Concernant les remarques sexistes, il reconnaît simplement s’être parfois défendu face aux insultes de ses collègues. Il admet aussi qu’« il y avait des plaisanteries concernant les assistantes de Serge ». Sur l’épisode de l’ascenseur, il ne nie pas, mais assure qu’« il s’agissait d’une blague récurrente » et que si quelqu’un ne le souhaitait pas, « c’était la fin de la plaisanterie ». Il rejette catégoriquement l’accusation de tentative d’agression sexuelle formulée par Nathalie.
Guillaume Patrux, ex « game director »
De 2015 à 2020, Guillaume Patrux a dirigé l’équipe de production d’un jeu vidéo au sein du service éditorial d’Ubisoft. Les juges lui reprochent d’avoir instauré un « climat de peur, d’insécurité, d’intimidation et d’humiliation » pour son équipe sur une période étendue. Quatre plaignants ont déposé plainte à son encontre. Parmi les faits retenus figurent de fréquentes colères, des cris, des insultes du type « T’es con » ou « T’es nul », ainsi qu’un courriel envoyé à son équipe avec pour objet : « Salut les gros nazes, votre incompétence générale et votre improductivité chronique me laissent sans voix. »
Il est aussi reproché à Guillaume Patrux d’avoir versé de l’eau à plusieurs reprises sur la tête d’un collègue, d’avoir allumé un briquet près de sa barbe pendant une fête d’équipe, et d’avoir brandi ce briquet dans l’open space pour brûler des objets. Benoît*, un des plaignants, a déclaré aux enquêteurs que Patrux « utilisait un fouet qu’il claquait très près du visage des gens, sur un coup de tête, par ennui ».
« Aujourd’hui encore, j’ai peur que Guillaume Patrux s’en prenne physiquement à moi en apprenant qu’une plainte a été déposée. »
Benoît*, victimeau cours de son audition
Le dossier relate également des menaces proférées à l’encontre d’autres collègues. Ainsi, à Virginie, Patrux aurait déclaré qu’il la tuerait « lors d’une tuerie de masse chez Ubisoft », précisant détenir une arme à son domicile.
Interrogé, Guillaume Patrux, licencié en décembre 2020, nie ces accusations. Il confirme avoir envoyé l’e-mail mentionné, mais dénonce une interprétation « déformée » de ses propos. Il assure être « en paix avec lui-même » et nie avoir jamais souhaité du mal à qui que ce soit. Concernant le nombre élevé de dénonciations, il avance que certains collègues l’appréciaient peu, expliquant : « Je pouvais passer pour le méchant professionnel, celui qui suggérait de modifier ou d’améliorer une partie du projet. »
* Les prénoms ont été changés.