Les médias « Complément d’enquête » et « Le Nouvel Observateur » ont dévoilé des documents confidentiels qui montrent qu’en 2010 et en 2011, Rachida Dati a perçu deux versements de 149 500 euros chacun provenant d’un cabinet d’avocats. Ce même cabinet avait, par ailleurs, reçu des paiements comparables de la part de GDF Suez. À cette époque, alors qu’elle siégeait au Parlement européen en tant que députée, Rachida Dati adoptait des positions considérées comme avantageuses pour l’industrie gazière.
Depuis plus d’une décennie, un dossier embarrassant plane autour de Rachida Dati, qu’elle a toujours réfuté catégoriquement. Après plusieurs mois d’investigation, le magazine « Complément d’enquête », en collaboration avec Le Nouvel Observateur, a mis la main sur des documents inédits et exclusifs qui mettent à mal les démentis répétés de l’actuelle ministre de la Culture concernant des soupçons de conflits d’intérêts liés à GDF Suez (devenu depuis Engie). Ces documents, issus de la comptabilité d’un cabinet d’avocats spécialisé en droit des affaires, révèlent l’existence de liens financiers indirects entre celle qui a été députée européenne de 2009 à 2019 et le géant français du gaz.
« Non, ces sociétés n’étaient pas mes clients »
Pour saisir la portée de ces découvertes, replongeons en 2020. Le 26 novembre, en fin de journée, à la veille de son anniversaire, Rachida Dati est auditionnée par les magistrates Bénédicte de Perthuis et Cécile Meyer-Fabre du Parquet national financier (PNF). Entourée de ses quatre avocats, elle est entendue dans le cadre de l’enquête sur l’affaire Carlos Ghosn-Renault, dont elle est mise en examen, notamment pour des chefs tels que « corruption passive » et « trafic d’influence passif ».
« Complément d’enquête » et son partenaire Le Nouvel Obs ont eu accès à ces auditions. Après un interrogatoire qui s’est étiré sur plus de six heures concernant ses prestations d’avocate pour le groupe automobile Renault entre 2010 et 2012 — pour lesquelles elle a perçu un total de 900 000 euros —, les magistrates questionnent Rachida Dati au sujet d’une autre grande entreprise française : GDF Suez. La question est simple : « Avez-vous collaboré dès 2010 avec GDF Suez et Areva, comme semblent l’indiquer certaines mentions relevées dans votre cahier ? » La réponse de l’ex-garde des Sceaux ne souffre d’aucun doute : « Non, ce ne sont pas mes clients. »
Les magistrates évoquent des carnets à spirales saisis lors d’une perquisition dans le bureau de l’assistante de Dati à la mairie du 7e arrondissement parisien. Ces notes manuscrites, rédigées par son assistante, font apparaître à plusieurs reprises le nom de GDF Suez, comme dans ce passage : « GDF et Areva sont concurrents, revoir contrat dernière page », ou encore « GDF 250 ». Que signifie cette dernière annotation, placée à côté de celle-ci : « Renault 300 » ? Pour rappel, Rachida Dati a perçu chaque année 300 000 euros de la part du groupe Renault en 2010, 2011 et 2012.
Pour obtenir des éclaircissements, les magistrates interrogent une seconde fois Dati en juillet 2021 : « Pourquoi ces inscriptions figurent-elles sur le cahier de votre assistante ? » Sa réponse est claire : « Je n’en ai aucune idée, je sais juste qu’elle griffonne beaucoup. » Elle confirme en tout cas sa déclaration précédente :
« J’ai peu de clients, peu de contrats, je les connais bien, et ceux-là, [GDF Suez et Areva], n’ont jamais fait partie de mes clients. »
Deux versements de 149 500 euros et une référence à « DATI HONORAIRE GDF SUEZ »
L’affaire aurait pu s’arrêter à ce stade. Cependant, les documents obtenus par « Complément d’enquête » et Le Nouvel Obs, dont la diffusion est prévue le jeudi 5 juin sur France 2, ébranlent la version énoncée par Rachida Dati devant la justice. Ces pièces proviennent de la comptabilité d’un cabinet parisien d’avocats d’affaires, aujourd’hui fermé mais qui employait une centaine de personnes en 2010, et dont Dati, devenue avocat quelques mois après son élection au Parlement européen, a continué à utiliser l’adresse jusqu’au 1er février 2012.
Selon ces données comptables, le cabinet a perçu le 29 juillet 2010 un virement de 149 500 euros en provenance de GDF Suez. Moins de trois mois plus tard, précisément le 25 octobre 2010, le même cabinet verse ce montant à Rachida Dati par chèque. Dans la comptabilité, cette transaction est libellée comme suit : « DATI HONORAIRE GDF SUEZ ». En recoupant ces informations avec le dossier judiciaire de l’affaire Carlos Ghosn consulté par nos soins, il apparaît que le compte de Rachida Dati a bien été crédité de cette somme à cette date.
Un doublon intervient en février 2011 : un autre versement de GDF Suez de 149 500 euros est enregistré dans la comptabilité, et moins de quinze jours plus tard, le 23 février, un chèque identique est réglé à Dati par le cabinet, signalé dans les documents sous la mention « CHQ DATI RACHIDA ».
Des factures établies par Dati au profit du cabinet d’avocats
Ce cabinet aurait-il joué le rôle d’intermédiaire financier entre GDF Suez et l’ancienne députée européenne ? Parmi ses associés fondateurs figure Xavier de Sarrau, proche de Nicolas Sarkozy et soutien important de Rachida Dati.
Le réquisitoire du Parquet national financier dans l’affaire Carlos Ghosn, que nous avons consulté, rapporte qu’au cours de son audition, Xavier de Sarrau a confirmé avoir accompagné Dati à au moins un rendez-vous avec Gérard Mestrallet, alors président de GDF Suez. Selon les juges, celui-ci disait ignorer « si ces entretiens avaient abouti à des contrats. ». Contacté par « Complément d’enquête » à propos de ces informations, il a confirmé sa participation à une réunion.
Les éléments découverts dans les comptes correspondent également à d’autres données recueillies lors de perquisitions liées à l’affaire Renault : notamment deux factures établies par Rachida Dati d’un montant de 125 000 euros hors taxes chacune (soit 250 000 euros au total) à l’attention du cabinet d’avocats, ainsi que l’inscription « GDF 250 » répertoriée dans l’un des carnets à spirales de son assistante.
Des missions d’eurodéputée qui suscitent des interrogations
Quels services Rachida Dati a-t-elle réellement fournis au cabinet d’avocats en contrepartie de ces paiements ? La clé pourrait résider dans son travail au sein du Parlement européen. Selon plusieurs critiques, l’ancienne ministre s’est fortement investie dans la défense du secteur gazier, auquel appartient GDF Suez, en déposant amendements et questions écrites à la Commission européenne, essentiellement durant son premier mandat (2009-2014).
A Bruxelles, l’alerte a été donnée par Corinne Lepage, également députée européenne. Dans une tribune publiée en novembre 2013 sur le HuffPost, l’ex-ministre de l’Environnement exprimait son étonnement face à l’engagement soudain de Dati sur les questions énergétiques, en s’interrogeant sur ses prises de position tant au Parlement qu’auprès des médias : « Elle s’est faite la porte-parole des industriels du secteur énergétique, critiquant vigoureusement les énergies renouvelables, soutenant l’exploitation du gaz de schiste, et reprenant presque mot pour mot les discours de Gérard Mestrallet. »
Effectivement, entre décembre 2011 et avril 2013, Rachida Dati a produit un travail législatif soutenu, toujours dans l’intérêt du secteur gazier. Elle a présenté des dizaines d’amendements sur au moins quatre projets européens portant sur la réglementation énergétique.
Durant cette même période, elle a adressé au moins quatre questions écrites à la Commission européenne exprimant son soutien au gaz. Par exemple, le 9 février 2012, elle demande à la Commission européenne de préciser la place qu’occupera le gaz à l’horizon 2050 dans le mix énergétique européen, tout en affirmant que « les importants gisements récemment découverts (notamment celui d’Absheron en Azerbaïdjan) offrent de grandes perspectives pour que le gaz demeure une source d’énergie fiable et durable. ». Notons que le champ gazier azéri mentionné est un projet majeur où GDF Suez détient une participation de 20 %, aux côtés de Total et de Socar, la compagnie pétrolière nationale.
Aucun conflit d’intérêts déclaré auprès des institutions européennes
En décembre 2013, Le Point dévoile les revenus de Rachida Dati, qui auraient dépassé 500 000 euros en 2012 issus de ses activités juridiques, auxquels s’ajoutent environ 95 000 euros en tant que députée européenne. Au Parlement, Rachida Dati a bien déclaré son activité d’avocate et a coché la case indiquant un revenu mensuel supérieur à 10 000 euros. Cependant, elle n’a jamais signalé d’intérêts financiers capables d’influencer ses fonctions. De même, auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), créée en 2014 en France, elle a justifié ses revenus d’avocate (625 000 euros en 2010, 539 000 en 2011, 704 000 en 2012, et 205 000 en 2013) sans faire état d’un possible conflit d’intérêts.
Certains opposants supposent que ces revenus importants proviennent de grandes entreprises. En février 2014, alerté par l’ONG environnementale Les Amis de la Terre, Martin Schulz, alors président du Parlement européen, sollicite l’ouverture d’une enquête préliminaire via le comité consultatif chargé du comportement des députés. Daniel Freund, eurodéputé écologiste à l’époque assistant du président de ce comité, se souvient avoir préparé l’interrogatoire de Dati. Dans un entretien avec « Complément d’enquête », il affirme sans détour : « Elle nous a assuré ne pas collaborer avec Gaz de France et a nié ces accusations. » Il ajoute que Dati affirmait se consacrer à « des questions liées aux violences familiales et aux droits des femmes » et « pas du tout à des dossiers industriels ou énergétiques. »
Le compte-rendu de cet entretien, que nous avons pu consulter, confirme ces déclarations. Il conclut : « Concernant un potentiel conflit d’intérêts, cet entretien initial a laissé la question ouverte, impossible à confirmer ou à infirmer. ». À deux mois des élections européennes de 2014, le Parlement préfère ne pas donner suite. Après le scrutin, l’enquête est brièvement relancée, puis finalement abandonnée.
Les nombreux démentis de Rachida Dati
Interrogée à maintes reprises par des journalistes sur ses liens supposés avec GDF Suez, Rachida Dati a toujours rejeté ces accusations. Par exemple, en 2015, dans les couloirs du Parlement européen, Elise Lucet pour l’émission « Cash investigation » lui pose la question d’un éventuel « lien direct ou indirect avec GDF Suez », à laquelle elle ne répond pas. Elle a aussi affirmé à deux reprises sur BFMTV en 2014 et 2015 que « GDF n’est pas son client. » Sur le plateau de France 2, en novembre 2014, elle assurait encore « n’avoir aucun conflit d’intérêts, sinon cela se saurait. »
À cette époque, ses avocats écrivait dans un communiqué : « Elle tient à souligner que ses activités d’avocate et ses revenus ont toujours été déclarés au Parlement européen conformément aux règles depuis le début de son mandat, sans qu’aucun incident ne soit survenu. Il n’y a jamais eu, et il n’existe aucun conflit d’intérêts entre cette activité et son mandat de députée européenne. »
Les révélations publiées par « Complément d’enquête » et son partenaire Le Nouvel Obs remettent en question ces assurances et laissent entendre que Rachida Dati aurait perçu des rémunérations indirectes de la part de GDF Suez. Ces informations résonnent avec l’affaire Renault, où elle est également poursuivie pour corruption passive et trafic d’influence passif au bénéfice du constructeur automobile dans l’enceinte du Parlement européen. Jusqu’à présent, elle a toujours vigoureusement nié ces accusations.
Contactée, Rachida Dati ainsi que ses avocats n’ont pas souhaité répondre aux interrogations soulevées par cette enquête, pas plus que Gérard Mestrallet, alors PDG de GDF Suez, ni le cabinet d’avocats impliqué.
Ne manquez pas le nouveau numéro de « Complément d’enquête » consacré à Rachida Dati, programmé le jeudi 5 juin à partir de 23 heures sur France 2, ainsi que sur 42mag.fr et france.tv.