Depuis lundi, trois ex-dirigeants d’une grande entreprise française spécialisée dans le jeu vidéo comparaissaient devant la justice pour des faits de harcèlement moral ainsi que sexuel. Après quatre journées d’audiences, le procureur a demandé jeudi que les trois mis en cause soient condamnés à des peines pouvant atteindre trois années de prison avec suspension de peine.
« Le harcèlement ne se limite pas à dégrader les conditions de travail, il porte également atteinte à la dignité des personnes. » Il est un peu plus de 14 heures, ce jeudi 5 juin, lorsque le procureur Antoine Haushalter, au visage grave et aux cheveux bruns coupés avec soin, débute son réquisitoire devant le tribunal judiciaire de Bobigny, en Seine-Saint-Denis. Lors du quatrième et dernier jour du procès opposant Thomas François, Serge Hascoët et Guillaume Patrux, accusés de « harcèlement moral et sexuel », il ne va pas prononcer un discours passionné. Il présente plutôt une analyse détaillée de ce qu’il qualifie de « climat toxique » régnant dans l’une des grandes figures de l’industrie française du jeu vidéo : Ubisoft.
Pendant près de deux heures, il défend avec précision « des poursuites visant explicitement des formes de harcèlement collectif ». Pour lui, il est primordial de ne pas considérer chaque victime individuellement, mais bien de porter attention à « la répétition des actes envers un groupe. » Il explique longuement sa démarche et les « frontières » imposées à ce procès.
« Des comportements indescriptibles »
« Certains incidents mentionnés lors des débats dépassent le cadre juridique de cette procédure, » insiste le procureur, répondant aux demandes des parties civiles souhaitant qu’Ubisoft en tant qu’entreprise, ainsi qu’une responsable des ressources humaines et le PDG Yves Guillemot, soient mis en examen. Ces derniers feront l’objet d’une convocation dans « les semaines prochaines », avait déclaré quelques heures auparavant Maude Beckers, avocate de cinq plaignants.
Le procureur propose de regarder la situation sous un autre angle. « Les services RH ne disposaient pas des moyens nécessaires pour empêcher les agissements harcelants des accusés, » suggère-t-il, soulignant qu’« ils n’avaient pas de pouvoir disciplinaire effectif. » Selon lui, « la loi ne sanctionne pas un système, mais bien les individus qui le représentent. »
Le principal accusé ? Thomas François, ancien vice-président éditorial d’Ubisoft, qui dirigeait en 2020 une équipe d’environ 30 salariés. D’après le procureur, il a instauré un « environnement délétère » teinté d’humiliations, de blagues à connotation sexuelle et de comportements dégradants à l’encontre de ses collaborateurs.
“Ce que Tommy François a imposé aux victimes, c’est un sentiment d’invisibilité totale.”
Antoine Haushalter, procureurau tribunal
Bérénice*, une ancienne collaboratrice aujourd’hui partie civile, a raconté en audience avoir été attachée, maquillée à la peinture de feutre, et contrainte de se tenir en équilibre sur les mains au milieu du bureau ouvert. Son avocat, Benjamin Bohbot, avait souligné le matin même lors de sa plaidoirie : « Des comportements outranciers ! Que certains s’amusent entre eux, pourquoi pas ! Mais Bérénice, elle, venait travailler ! »
“Le rire de M. François était un rire faux, parce qu’il ignorait totalement l’autre.”
Benjamin Bohbot, avocat d’une partie civileau cours de sa plaidoirie
« Ce qui m’a profondément choqué, c’est lorsqu’il a dit ‘Je n’ai pas vu qu’elle ne riait pas’… Mais quelle signification cela a-t-il ? » s’était emporté ensuite l’avocat. Sur la base des preuves accumulées, le procureur demande une peine de trois ans de prison avec sursis à l’encontre de Thomas François, assortie d’une amende de 30 000 euros.
« Un management défaillant et une atmosphère d’appréhension »
Si Thomas François représente « la chaleur », Serge Hascoët, ancien second du groupe, incarne « la froideur » d’après le procureur. Moins démonstratif dans ses actes, plus marqué par une parole sèche et une indifférence délibérée, selon son analyse. Antoine Haushalter dénonce les « caprices » et « instabilités » de cet homme « au pouvoir étendu », qui aurait toléré, négligé et manqué à son obligation de protéger ses subordonnés. Il estime aussi que Serge Hascoët, proche collaborateur du PDG Yves Guillemot et surnommé le « génie créatif » par ses pairs, a mis en place un « mode de management défectueux » provoquant « une souffrance notable ».
Il énumère de multiples incidents : un mouchoir lancé en direction d’une stagiaire, des propos insensibles sur les burn-out, évoquant qu’« une bonne guerre réglerait tout cela. » Sa passivité lors d’une réunion où Thomas François a recouvert une assistante de coups de feutre sous ses yeux. Le procureur réclame pour Serge Hascoët 18 mois d’emprisonnement avec sursis et une amende de 45 000 euros. L’accusation de harcèlement sexuel est cependant écartée, faute de récidive suffisante.
Le procureur, parfois appuyant ses arguments en ajustant sa robe ou s’appuyant sur des feuilles, s’est ensuite tourné vers le troisième accusé, Guillaume Patrux. Moins imposant, moins affichant de violences apparentes, ce trentenaire a néanmoins, selon le parquet, instauré « une atmosphère de peur » dans son équipe. Lors de son interrogatoire, celui-ci a reconnu avoir une « vision » différente des faits.
“Au bout d’un certain nombre de malentendus, ce ne sont plus des malentendus. »
Antoine Haushalter, procureurau tribunal
Le magistrat lance une sévère critique : « Affirmer qu’on ne s’est pas posé de questions, c’est admettre qu’on n’a absolument aucune considération pour l’autre. » Il réclame pour Patrux 15 mois de prison avec sursis et une amende de 10 000 euros.
« Une fois rentré chez soi, le harcèlement ne disparaît pas »
Avant de terminer son réquisitoire, Antoine Haushalter prend un moment pour revenir sur ce qui à son sens constitue le cœur de ce litige : les répercussions pour les victimes. Selon lui, les souffrances que vivent les plaignants ne s’arrêtent pas à la sortie du lieu de travail. « Le soir, en rentrant chez soi, on ne peut pas écarter le harcèlement. On y repense, on reste désemparé. » Il décrit ces nuits perturbées, les interrogations persistantes, le recours aux soins médicaux, les traitements, ainsi que le sentiment d’isolement et de culpabilité qui s’installe.
« Comme Nathalie, qui a déclaré ici-même : ‘Finalement, c’est peut-être ça qu’il faut endurer.’ » Et pourtant, souffle-t-il encore, « le lendemain, il faut revenir, et tout encaisser. »
« Lorsqu’on est maltraité, on s’interroge sur sa propre valeur, ou plus crûment, on se demande si on ne vaut rien. »
Antoine Haushalter, procureurau tribunal
Le procureur conclut en insistant sur l’importance de rendre justice et de marquer une limite infranchissable. « Ce qui m’importe, c’est que vous déclariez les accusés coupables et que vous leur traciez un point de non-retour, » affirme-t-il, le visage grave. Il précise également : « Cette frontière n’a pas évolué avec la libération de la parole. Mais elle est d’autant plus claire que les victimes osent parler. »
La défense réclame l’acquittement des trois mis en cause
Après une suspension brève de l’audience, les avocats de la défense ont essayé, chacun à leur manière, de desserrer l’étau. Pour Guillaume Patrux, « sans intention, il n’y a pas d’infraction. » Son conseil décrit un individu vulnérable, « le seul des trois à avoir versé des larmes », désemparé face à une organisation floue, incapable d’évaluer la gravité de ses actes. « Il subit un poids humain incomparablement lourd ! », déplore Cyril Garciaz.
Quant à Serge Hascoët, Jean-Guillaume Le Mintier, lunettes en main, plaide : « Il divise, certes, mais n’est pas complice. » Il évoque un dirigeant « parfois brusque » mais qui, selon lui, ignorait les « excès ». Pour Thomas François, Olivier Gozlan attaque frontalement en déclarant : « On parle du dossier Ubisoft, mais Ubisoft n’est pas ici. » Sur l’accusation de tentative d’agression sexuelle portée par Nathalie*, il dénonce « quatre versions contradictoires. » Tous les avocats de la défense s’accordent sur un même argument : absence de preuves suffisantes, donc pas de condamnation. Ils demandent donc la relaxe. À la barre, les trois mis en cause ont présenté des excuses aux victimes avant que le tribunal ne se retire pour délibérer. Le verdict sera rendu le 2 juillet à 13 heures.
* Les prénoms ont été modifiés.