Selon l’unité d’enquête de Radio France, un recours judiciaire doit être déposé mercredi afin de contraindre l’État à retirer de la circulation les véhicules diesel qui continuent d’être équipés de logiciels frauduleux. Les campagnes de rappel visant ces véhicules fortement polluants restent extrêmement rares.
Le mercredi 17 septembre, trois organisations — France Nature Environnement (FNE), la CLCV (Consommation, logement et cadre de vie) et l’ONG britannique ClientEarth — ont engagé une action en justice contre l’État devant le tribunal administratif de Paris. Selon des informations recueillies par la cellule investigation de Radio France et Le Monde, elles dénoncent une « carence fautive » pour n’avoir pas retiré de circulation des centaines de milliers de voitures diesel dotées de systèmes de trucage, en rupture avec l’obligation constitutionnelle visant à garantir à chacun le droit de vivre dans un environnement sain.
Ces logiciels destinés à masquer les tests de homologation permettent à certaines voitures d’afficher, lors des essais, des niveaux d’émissions conformes, tout en déployant sur route des quantités d’oxyde d’azote (NOx) bien au‑dessus des seuils autorisés. Ces gaz irritants et hautement toxiques sont associés à plusieurs milliers de décès prématurés.
Les associations demandent à la justice de reconnaître la défaillance de l’État, mais aussi de le contraindre à agir par le biais d’une injonction assortie d’une astreinte financière de 50 millions d’euros par semestre en cas d’inaction persistante.
Des véhicules frauduleux encore en circulation
Cette action judiciaire fait suite à une mise en demeure, en date du 4 juillet 2025, adressée à Philippe Tabarot, alors ministre des Transports, et à Agnès Pannier-Runacher, alors ministre de la Transition écologique, tous deux aujourd’hui démissionnaires. Dans les courriers consultés par la cellule investigation de Radio France, les ONG dénoncent l’inaction prolongée de l’État face au Dieselgate et réclament des mesures concrètes. Elles évoquent notamment la nécessité de prendre des mesures coercitives lorsque des véhicules délictueux demeurent sur les routes.
« Tout porte à croire que le parc automobile français demeure largement composé de véhicules équipés de dispositifs illégaux et génère en conséquence des émissions polluantes à des niveaux élevés, particulièrement dangereux pour la santé humaine », expliquent-elles.
Déjà, en mars 2023, l’International Council on Clean Transportation (ICCT) — l’organisme à l’origine des révélations sur le Dieselgate — avait alerté sur la présence de plus de 3,2 millions de véhicules émettant au‑delà des normes encore en circulation en France. Deux années plus tard, ce chiffre s’élevait à 2,7 millions, couvrant plus de 200 modèles différents commercialisés entre 2009 et 2019.

Comme l’avait démontré une mission d’enquête lancée en 2016 sous l’égide de Ségolène Royal, ancienne ministre de l’Environnement, si le groupe Volkswagen était souvent ciblé comme le principal fautif, quasiment l’ensemble des constructeurs — Renault, PSA, Fiat Chrysler, Opel et d’autres — avaient aussi mis sur le marché des modèles équipés de logiciels de trucage.
Depuis 2018, un règlement européen (n° 2018/858) impose aux États membres de désigner une autorité compétente chargée d’ouvrir des enquêtes sur des véhicules suspectés et de prendre des mesures correctives « sans tarder » en cas de non‑conformité ou de risque sanitaire avéré.
8 000 décès prématurés évitables
Pour répondre à cette obligation, la France a mis en place en 2020 le Service de surveillance du marché des véhicules et des moteurs (SSMVM). Cette petite entité, composée d’une dizaine d’agents, intervient tant sur les problématiques liées aux émissions polluantes que sur les aspects de conformité technique (airbags, systèmes de freinage, etc.). C’est elle qui pilote notamment les rappels relatifs aux airbags Takata, impliqués dans la mort de 19 personnes en France.
Les émissions excessives d’oxydes d’azote ont aussi des répercussions sanitaires graves. Selon un rapport du CREA (Center for Research on Energy and Clean Air), organisme indépendant spécialisé dans la pollution atmosphérique, plus de 16 000 décès prématurés en France depuis 2009 peuvent être attribués directement à des émissions excessives des véhicules diesel.
Si aucune mesure corrective n’est prise, on prévoit l’apparition d’environ 8 000 décès prématurés supplémentaires d’ici 2040, ainsi qu’un nombre équivalent de cas d’asthme chez les enfants. À cela s’ajoutent des coûts économiques considérables, estimés à 45 milliards d’euros, couvrant les soins de santé, la perte de productivité et les dégâts environnementaux.
Des sanctions rares
La cellule d’investigation de Radio France s’est penchée sur les actions engagées par la France pour enquêter et rappeler les véhicules suspectés, et le bilan apparaît particulièrement maigre. D’après les rapports d’activité du SSMVM, seulement 16 essais ont été conclus en 2023 pour déceler la présence de logiciels truqueurs, et 20 en 2024. Lorsqu’un dépassement est établi, les sanctions restent rares. Ainsi, le rapport de 2024 indique qu’“à ce jour, des décisions imposant la mise en œuvre de mesures correctives voire restrictives à la suite d’essais de surveillance du marché ont été prises concernant 4 modèles de véhicules.”
Parmi ces cas, l’Opel Meriva a donné lieu à un rappel publié le 12 avril 2023 après qu’un responsable ait détecté des émissions de NOx supérieures à la limite de 80 mg/km lors d’un essai; le ministère a ensuite accordé à Opel un délai d’investigation supplémentaire de trois à six mois, et le rappel n’a été publié que le 3 mai 2024, touchant 3 659 véhicules.

Plus récemment, une autre décision du SSMVM, le 5 septembre dernier, a conduit au rappel de 12 800 Peugeot 308. Le constructeur affirme avoir constaté, après vieillissement de la ligne d’échappement, que la température d’échappement trop basse empêchait la combustion des NOx et a donc demandé aux propriétaires de prendre rendez‑vous chez leur concessionnaire afin que le logiciel concerné puisse être recalibré.
Selon nos renseignements, une autre décision prise par le SSMVM est arrivée très récemment — le 2 mai 2023 — ciblant un modèle Volvo V40. À cette occasion, la procédure n’a pas été étendue à toute la famille, et Volvo affirme avoir « transmis l’ensemble des informations demandées par l’autorité de contrôle ».
Bilan: deux procédures de rappel abouties, plusieurs années après la création du SSMVM, et à peine 16 459 voitures touchées, bien loin des quelque 2,7 millions qui pourraient encore être en circulation.
Manque de transparence
Du côté du ministère de la Transition écologique, on indique qu’environ cent modèles ont déjà été soumis à des contrôles, et que plusieurs présentent des émissions excessives de NOx, ce qui a provoqué des échanges et des contestations des constructeurs qui remettent en cause soit les tests, soit la représentativité des véhicules examinés. Face à ces blocages, le SSMVM affirme recourir désormais à un organisme tiers pour certaines procédures. Le gouvernement évoque aussi des « informations confidentielles tant que les enquêtes ne sont pas terminées ».
Les ONG déplorent ce manque de transparence des autorités sur les enquêtes menées: « Nous collaborons avec les autorités de surveillance d’autres pays, notamment au Royaume‑Uni. Mais en France, comme ailleurs, le public n’a pas un accès facile à des données telles que la nature des contrôles et les modèles impliqués. Les décisions, quand elles existent, ne produisent pas toujours les effets escomptés. En définitive, les véhicules concernés ne représentent qu’une goutte d’eau dans l’océan des véhicules suspects ».
Plusieurs procédures pénales sont en cours à la suite de plaintes déposées par des associations, notamment FNE, la CLCV et Générations Futures. Le parquet de Paris a pris des réquisitions pour tromperie, mais aucun renvoi devant un tribunal n’a encore été prononcé. Pour Anne Lassman‑Trappier, référente qualité de l’air chez FNE: « On ne peut pas rester inactifs en attendant que la justice tranche. Il faut retirer les véhicules du marché et contraindre les constructeurs à les mettre en conformité à leurs frais. La France a l’obligation de le faire. Or, elle choisit d’en protéger l’industrie, ce qui a un coût humain considérable. »
Lire les réponses complètes du ministère de la Transition écologique aux questions de la cellule investigation de Radio France
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