Depuis plusieurs années, les morceaux issus des jeux vidéo envahissent les salles de concert et les grandes formations musicales. Cela représente une opportunité précieuse pour les joueurs, qui peuvent revivre des instants marquants, et pour le monde de la musique classique, qui cherche à attirer un nouveau public.
« Je n’étais pas du tout une joueuse, mes parents n’y voyaient pas vraiment d’intérêt ! » Initiée au violoncelle dès l’âge de quatre ans, Marwane Champ a suivi une formation d’excellence taillée pour la musique classique. Elle prend toutefois part à une tournée pas ordinaire: un orchestre symphonique qui joue les morceaux tirés du jeu Clair Obscur : Expedition 33, une création française qui a connu une résonance mondiale. Cette tournée, qui s’étale sur cinq dates en France, fait étape à la Paris Games Week, le plus important salon français consacré au jeu vidéo, qui ouvre ses portes au public le jeudi 30 octobre avec un concert d’ouverture.
Deux signes qui montrent une tendance profonde: les concerts dédiés à la musique de jeu vidéo se multiplient en France ces dernières années. Sonic The Hedgehog, Assassin’s Creed, Elden Ring, Stardew Valley… Bien qu’ils ne soient pas inédits, ces rendez-vous se taillent une place dans des salles prestigieuses et rassemblent un public considérable, en ouvrant à des licences plus récentes.
Démocratiser la musique classique à travers le jeu vidéo
« Je crois que l’orchestre est d’actualité, mais le monde du classique pourrait faire davantage pour se montrer moins conservateur », estime Daniel Sicard. Créateur et directeur artistique de l’orchestre Curieux, qui va interpréter les musiques de Clair Obscur : Expedition 33, cet artiste a grandi dans l’univers des jeux vidéo et se dit « accro aux musiques de ZELDA et Final Fantasy. Il aspirait depuis longtemps à une carrière dans la « musique à l’image », celle qui accompagne films, jeux vidéo et autres animés japonais.
« On voit apparaître des étiquettes différentes : une même musique d’une grande complexité n’est pas reçue de la même façon selon qu’elle provient d’un jeu vidéo ou qu’elle appartient au « grand répertoire »,
explique Daniel Sicard, tandis que des compositeurs tel que l’écrivain japonais Nobuo Uematsu portent des traces de cet héritage classique, ce qui saute notamment aux oreilles dans la saga culte Final Fantasy. En effet, la musique créée pour les jeux vidéo a évolué, passant des bips et saturations propres aux premières bornes à une matière musicale qui, aujourd’hui, compte ses propres tubes (Aquatic Ambience, Dancing Mad, Halo) et réunit des talents reconnus (Yōko Shimomura, Lena Raine, Olivier Derivière, etc.). Cependant, les concerts thématisés autour des jeux ont émergé plus tardivement.
Comme c’est souvent le cas dans le domaine vidéoludique, l’émergence de cette pratique est née au Japon. Dès 1987, le compositeur vedette de la saga Dragon Quest, Kōichi Sugiyama, organise le Family Classic Concert à Tokyo. Le spectacle mêle des relectures orchestrales des musiques du jeu à des pièces du répertoire classique telles que Le Carnaval des animaux, oeuvre de Camille Saint-Saëns datant de 1886. « L’objectif était de démocratiser la musique classique à travers le jeu vidéo, en s’adressant principalement aux familles, et d’offrir une image plus acceptable du jeu vidéo », raconte à 42mag.fr Fanny Rebillard, musicologue spécialiste du jeu vidéo et doctorante au Liège Game Lab de l’université de Liège (Belgique).
Ces reprises orchestrales de musiques électroniques ne dépassent guère les frontières nippones avant 2003, année où se tient le premier grand concert européen dédié, lors du salon Games Convention à Cologne. Par la suite apparaissent les tournées mondiales « Video Games Live » ou encore « Final Fantasy : Distant Worlds », qui reprennent les thèmes d’une autre série japonaise de jeux de rôle.
Cependant, malgré ces jalons, les concerts restèrent relativement confidentiels et porteurs d’un certain cliché au cours des années 2010. « les seuls concerts qui fonctionnent vraiment restent ceux dédiés à de grosses franchises connues », et « les tentatives risquées se soldaient rarement par un succès », confiait alors Damien Mecheri, auteur de Video Game Music. Histoire de la musique de jeu vidéo, aux Echos en 2018.
Des concerts pour « légitimer » la communauté des « gameurs »
Aujourd’hui, ces spectacles « constituent des produits de consommation courante au même titre que les ciné-concerts », résumait en avril dernier, auprès du Figaro, Romain Dasnoy, cofondateur d’Overlook Events, promoteur et producteur de nombreuses tournées nationales et internationales (Elden Ring, NieR : Automata, etc.). Qu’est-ce qui a changé ? Les joueurs, notamment : les Français passent de plus en plus de temps devant les jeux vidéo, et les jeunes joueurs d’hier ont gagné en expérience et en pouvoir d’achat, ce qui facilite l’achat d’un billet dont le tarif oscille souvent entre 50 et 150 euros.
Ces joueurs associent aussi des souvenirs très forts aux jeux, notamment grâce à l’aspect interactif du medium, qui dresse un lien plus intime entre mélodies et vécu quotidien ou époque personnelle.
décrit à 42mag.fr Fanny Rebillard, qui prépare une exposition sur la musique de jeu vidéo à la Philharmonie de Paris en 2026. « Il y a toujours une forte nostalgie qui circule dans la salle », renchérit Daniel Sicard.
« Il faut comprendre que le public n’a pas seulement écouté la musique pendant la durée d’un film, mais parfois pendant des dizaines, voire des centaines d’heures ! »
Daniel Sicard, créateur et directeur artistique de l’orchestre Curieuxà 42mag.fr
Tous les éléments sont réunis pour faire de ces concerts un moment fort où les fans se retrouvent et partagent leur enthousiasme. « Le jeu vidéo a longtemps traîné une image plutôt négative, comme un loisir très isolé socialement; le concert orchestral peut aussi servir à afficher son appartenance à cette communauté et à la légitimer publiquement », souligne Fanny Rebillard. « Il existe aussi cette idée que la formation symphonique va « ennoblir » la musique quelle qu’elle soit », observa également Romain Dasnoy lors d’une table ronde en mai, ajoutant qu’une approche plus folk ou « musique du monde » ne serait pas valorisée de la même façon dans l’esprit du public.
On n’a jamais autant renouvelé le public de la musique classique
Cette ferveur pour les concerts symphoniques a inspiré de nombreux musiciens habitués au dixième art. « Même dans le secteur classique, j’ai plein d’amis qui jouent aux jeux vidéo et qui ne voient pas leurs musiques d’un mauvais œil, bien au contraire », raconte la violoncelliste Marwane Champ. Elle, qui n’avait pas d’affinité initiale avec le jeu vidéo, a été amenée à s’intéresser au sujet en rejoignant un ensemble dédié aux musiques de jeux et d’animations japonaises, se produisant notamment lors de conventions.
« J’étais émerveillée par le fait que certains jeux proposent des musiques d’un often sublimes », se souvient la jeune violoncelliste, qui s’attache particulièrement à des univers comme Zelda et Skyrim. Elle évoque aussi sa surprise devant un univers extrêmement artistique, loin de l’image de violence qu’on lui avait associée. La musique de jeu vidéo a non seulement gagné en complexité, mais aussi en reconnaissance au fil du temps: le premier Grammy Award pour une composition vidéoludique a été remis en 2011 pour Baba Yetu. L’émergence de YouTube a également généré des chaînes dédiées au sujet, comme Insaneintherain, Smooth McGroove ou le 8-Bit Big Band – ce dernier ayant décroché son propre Grammy Award en 2022 pour une reprise Kirby.
Marwane Champ remarque d’autre part que « les musiciens d’aujourd’hui sont davantage invités à être polyvalents, étant donné la réalité économique du secteur culturel ». Et le succès de ces concerts représente aussi une opportunité pour le monde de la musique classique. « On n’a jamais autant renouvelé le public en proposant des concerts dédiés à la musique de film, de jeu ou d’animation », affirme Daniel Sicard. « Le public actuel de la musique classique est majoritairement vieillissant, blanc et privilégié socialement », rappelle Marwane Champ.
« En tant que musicien classique, on se demande comment introduire davantage de diversité dans le milieu. À chaque fois, les concerts de musique de jeux vidéo affichent complet; c’est une grande source de joie ! »
Marwane Champ, violoncelliste de l’orchestre Curieuxà 42mag.fr
Ce renouveau attire aussi un public avec ses propres codes. « Ça ne ressemble pas à un concert classique : beaucoup de spectateurs arrivent déguisés, et certains vous accueillent comme des vedettes ! », témoigne Marwane Champ, qui se rappelle d’une prestation devant 7 000 personnes lors du ZEvent ( marathon caritatif rassemblant des streameurs ), ce qui l’a amenée à porter des bouchons d’oreilles, les acclamations étant très fortes.
Créer un engouement pour la musique live
Pourtant, le succès d’un concert n’est jamais garanti. Certaines dates de la tournée PlayStation The Concert ont été annulées en début d’année, et certains billets ont été vendus à perte, officiellement en raison de « circonstances imprévues », selon le géant du jeu cité par Le Figaro. « Les concerts qui réunissent les bandes sonores de plusieurs jeux peinent à trouver leur public », constate Romain Dasnoy, cofondateur d’Overlook Events. « Et à l’instar des ciné-concerts, les spectateurs ne viennent pas uniquement pour la musique mais aussi pour les licences elles-mêmes. »
« Le milieu devient de plus en plus concurrentiel », affirme également à France Musique Romain Vaudé, fondateur de l’ensemble Grissini Project. Selon lui, « beaucoup de producteurs se lancent par opportunisme, se disent : “ça marche, ça va se vendre” ». Il doute cependant que le public reste dupe: « Je pense qu’il s’en rend compte. De plus, dans bon nombre de ces concerts, les musiciens sont sous-paiés et la musique n’est pas nécessairement d’un niveau élevé. »
Mais Daniel Sicard préfère voir les choses comme un effort collectif. « Je pense que chaque concert dédié à un jeu vidéo participe à faire grandir l’enthousiasme pour la musique live », affirme le fondateur de Curieux, qui rappelle que « des concerts couvrant des franchises différentes n’attirent pas exactement le même public. Si deux concerts de licences que j’adore se tiennent une semaine d’écart, je n’ai pas nécessairement envie de choisir l’un plutôt que l’autre. »
Il s’achève sur un appel à adopter une approche multijoueur afin de faire monter d’un cran la musique tirée des jeux vidéo et de l’amener au niveau supérieur.







