Pour bon nombre d’entre nous, l’image qui revient spontanément lorsque l’on évoque l’ancien ministre de la Justice est celle de l’abolition de la peine de mort en 1981. Toutefois, Robert Badinter ne se résume pas à cet unique geste: il peut aussi s’enorgueillir d’un long palmarès de réalisations et d’engagements tout aussi marquants dans sa carrière.
« Si le Panthéon est fait pour honorer les grands hommes, il y a toute sa place. Robert Badinter faisait partie de ces gens qui rendent intelligents les imbéciles. » Ce compliment est signé par l’ancien vice-président du Sénat Bernard Frimat, qui l’a côtoyé durant une décennie au palais du Luxembourg. L’ancien garde des Sceaux intègre le Panthéon ce jeudi 9 octobre, soit un peu plus d’un an et demi après son décès. On se souvient du grand homme non seulement pour l’abolition de la peine de mort, à laquelle il est durablement associé, mais aussi pour d’autres combats menés avec persévérance. Franceinfo revient sur cinq d’entre eux.
Le plus âpre : la fin de la discrimination pénale des personnes homosexuelles
« C’est une des rares fois où il a fait preuve de sens politique », souligne d’emblée sa biographe Dominique Missika, co-auteure avec Maurice Szafran de Robert Badinter. L’Homme juste (Tallandier, 2021). Nommé ministre de la Justice par François Mitterrand, Badinter a su profiter de l’élan victorien pour faire aboutir l’abolition de deux textes qui discriminaient les personnes homosexuelles. Le premier, issu de l’époque de Vichy, fixait une majorité sexuelle distincte pour les homosexuels (21 ans, contre 15 ans pour les hétérosexuels). Le second, une ordonnance de 1960, instaurait une circonstance aggravante en cas d’outrage public à la pudeur lorsque l’acte était commis avec une personne du même sexe. Selon l’Assemblée nationale, 10 242 condamnations pour homosexualité ont été prononcées en France entre 1945 et 1978, et selon les travaux de l’historien Régis Schlagdenhauffen, les délits connexes à l’homosexualité pourraient atteindre jusqu’à 50 000 sur cette période.
À l’époque où il était encore avocat, Badinter avait déjà porté ce combat au sein de la gauche culturelle, notamment via l’ouvrage collectif Liberté, libertés, publié en 1976. « Un plaidoyer pour une libération de la société qui reste très actuel » rappelle Régis Schlagdenhauffen.
« Il est temps que la France reconnaisse tout ce qu’elle doit aux homosexuels », lança-t-il à la tribune de l’Assemblée en décembre 1981. Le Palais-Bourbon devint alors un champ de bataille, où la droite s’efforçait de freiner l’adoption du texte. « Pouvez-vous supporter l’idée des agissements d’un vieillard lubrique qui sodomise un gamin de 15 ans ? » lança le député RPR Jean Foyer, alors garde des Sceaux sous De Gaulle. La réplique de Badinter fut sans appel: « L’image d’un vieillard lubrique sodomisant un enfant de 15 ans, même avec son consentement, est-elle plus supportable que celle d’un vieillard lubrique, pour reprendre votre expression, sodomisant une jeune fille de 15 ans ? » La loi abrogeant le délit d’homosexualité fut finalement adoptée par l’Assemblée le 27 juillet 1982.
Le plus impopulaire : l’amélioration des conditions de vie des détenus
Badinter n’a pas hésité à s’attaquer à un autre sujet peu apprécié du public. « Il y a une loi d’airain, soufflait-il à ses biographes Dominique Missika et Maurice Szafran. Dans les démocraties, vous ne pouvez pas faire passer la condition des détenus au-dessus du travailleur le plus défavorisé. » Il confiait même à son entourage de parler le moins possible de ce dossier afin de progresser sans bruit.
Durant ses quatre années passées à l’hôtel de Massy et Place Vendôme, le système pénitentiaire français se modernisait: les cachots et les vêtements pénaux du XIXe siècle cédèrent la place à des conditions plus humaines, avec l’abolition des tenues pénales en 1983. Badinter fit notamment entrer la télévision dans les cellules, à l’occasion de la Coupe du monde de football 1982. « Une mesure qui a beaucoup soulagé les surveillants », note Dominique Missika. Tout avait une dimension symbolique: les détenus étaient alors qualifiés de « moins bien traités d’Europe occidentale », et le ministre infléchit les standards culinaires du ministère: « Je faisais servir steak grillé et carottes râpées, rien de plus », racontent ses biographes.
Renvoyé dans l’opposition après les législatives de 1986, Badinter ne cesse pas de faire entendre sa voix. Il participe à l’élaboration de la loi pénitentiaire de 2009, en soutien au sénateur du Nord Jean-René Lecerf, qui se situe sur l’autre bord politique. « C’était dans la continuité de son combat contre la peine de mort », affirme le parlementaire nordiste. Il ne voulait pas que la prison devienne un ersatz de la peine capitale.
Toujours aussi déterminé, il œuvre pour que le texte soit inscrit à l’ordre du jour et qu’y figurent aussi des objectifs de réinsertion sociale et de cellule individuelle. « C’est une grande loi », déclare-t-il face à la garde des Sceaux, Rachida Dati, lors d’une séance publique. En signe d’hommage, la médiathèque de la prison de la Santé, à Paris, et une rue menant au centre pénitentiaire de Liancourt, dans l’Oise, portent son nom.
Le plus global : la création d’une justice internationale pérenne
C’est la guerre en ex-Yougoslavie qui réveille la fibre internationale de Robert Badinter, alors qu’il préside le Conseil constitutionnel. C’est ainsi qu’apparaît la Commission d’arbitrage de la Conférence sur la Yougoslavie, en 1991. Baptisée « Commission Badinter », elle a pour mission de régler les conflits juridiques entre États belligérants, rappelle Alain Pellet, ancien président de la Commission du droit international des Nations Unies et proche du juriste disparu.
Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) est ensuite créé pour juger les personnes impliquées dans les crimes commis. « En quinze jours, on avait rédigé les statuts. Cela a été lourd et coûteux; beaucoup de criminels ont échappé à la justice, mais c’est de là qu’est née la Cour pénale internationale. » résume l’un de ses soutiens. Cette méthode Badinter consistait à agir vite lorsque la cause lui tenait à cœur. « S’il avait une idée, il fallait tout de suite qu’elle soit réalisée », sourit Alain Pellet.
Dans les années les plus récentes, l’ancien ministre aurait voulu voir Vladimir Poutine répondre devant la justice internationale. Fin 2022, Badinter décide d’écrire un réquisitoire contre le dirigeant russe, peu après l’invasion de l’Ukraine, et publie Vladimir Poutine, l’accusation (Fayard, 2023). « Alors qu’il était diminué, il a enchaîné vingt-cinq interviews », relate son coauteur Alain Pellet. « Il martelait : « C’est terrible, la guerre en Europe ». L’Europe, c’est surtout ça qui l’intéressait. »
13min
Le plus intime : la lutte contre l’antisémitisme et le négationnisme
Robert Badinter a été profondément marqué par l’antisémitisme. Son adolescence s’est en partie déroulée cachée dans un village des Alpes, car son père et de nombreux proches ont été victimes des camps d’extermination. Il avait confié au Monde : « Vous savez, sur le mur du mémorial de la Shoah, beaucoup des miens y sont. »
L’historien du génocide Tal Bruttmann évoquait sur France 24 une « collision entre l’homme de droit qu’est Badinter et sa vie personnelle, puisqu’il a été victime de la politique antisémite de Vichy et de la Shoah. Il va être en première ligne sur ces sujets-là. » Comme en juin 1983, lorsqu’une manifestation policière, placée sous les fenêtres de son ministère, dégénéra avec des « salut fasciste, bras tendus » et des « cris antisémites », rappelle la biographie de Badinter, auteur de l’expression « lepénisation des esprits » en 1996 pour dénoncer la percée des thèses du Front national dans l’espace public.
Le fils d’un déporté croise également le fer avec le négationniste Robert Faurisson. En 1981, il adresse ses quatres vérités à l’agrégé de lettres antisémite : « Avec des faussaires, on ne débat pas, on saisit la justice et on les fait condamner. » Une deuxième altercation survint en 2007 lorsque Faurisson l’attaqua en diffamation dans un reportage d’Arte. Là encore, l’ancien garde des Sceaux fit de cette affaire une affaire personnelle: « Que les choses soient claires. Pour moi, jusqu’à la fin de mes jours, et tant que j’aurai un souffle, vous ne serez jamais, vous et vos pareils, que des faussaires de l’histoire et de l’histoire la plus tragique qui soit. » À chaque fois, la justice lui donnera raison.
Le plus incarné : la défense des victimes d’accidents de la route
« Quand j’ai demandé à mon mari avocat ce qui lui venait à l’esprit lorsque l’on évoquait Robert Badinter, il m’a aussitôt répondu : la loi Badinter », sourit Dominique Missika. En effet, le Garde des Sceaux emblématique du premier mandat de François Mitterrand n’a donné son nom qu’à un texte, celui qui protège les victimes d’accidents de la route, voté en 1985. « Avant, le conducteur pouvait se décharger en invoquant la faute de la victime, si elle traversait en dehors des clous ou en lisant le journal », illustre Christophe Quézel-Ambrunaz, professeur de droit privé à l’université Savoie-Mont-Blanc. La loi instaure par défaut l’octroi de l’intégralité du préjudice à la victime, alors que les assureurs multipliaient les procédés dilatoires pour retarder les indemnisations.
Cette avancée n’apparaissait pas dans les 110 propositions déposées par François Mitterrand, « mais on peut y voir des marqueurs de gauche », précise Quézel-Ambrunaz, tout comme le libellé de la loi qui met en avant « l’amélioration de la situation des victimes ». Cette orientation symbolise aussi le fait d’avoir pris le parti des victimes face aux grands groupes d’assurance. Quatre décennies plus tard, les articles fondamentaux de cette loi restent en vigueur au point que la Cour de cassation a organisé un colloque à l’occasion des 40 ans de ce texte. On peut même envisager les festivités du demi-siècle en 2035, selon l’enseignant: « Quand les voitures autonomes circuleront en France, il n’y aura pas besoin de changer une virgule. »