Dimanche, Ekrem Imamoglu, le principal rival politique du président Recep Tayyip Erdogan, a été emprisonné sous l’accusation de « corruption ». Son arrestation, survenue mercredi, a provoqué une série de manifestations sans précédent en Turquie, comme on n’en avait pas vu depuis plus de dix ans.
Pour le quatrième soir d’affilée, le samedi 22 mars, une foule immense s’est rassemblée devant la mairie d’Istanbul. Sur les pancartes brandies par les manifestants, on pouvait lire des slogans tels que « Les tyrans sont des lâches ! » et « L’AKP ne nous fera pas taire », exprimant leur opposition à l’arrestation d’Ekrem Imamoglu, le maire d’Istanbul, qui avait eu lieu mercredi.
Samedi soir, celui qui est devenu le principal rival du président Recep Tayyip Erdogan a été emmené, en compagnie de 80 autres prévenus, au palais de justice de Caglayan à Istanbul, entouré d’un important dispositif sécuritaire. Il a ensuite été entendu à deux reprises durant la nuit. Dimanche, il a été placé en détention pour des accusations de « corruption ».
Néanmoins, une demande d’arrestation pour « terrorisme » a été rejetée par la justice, a rapporté l’AFP. Dans un message publié sur la plateforme X, Ekrem Imamoglu a affirmé « rester debout et ne jamais céder », tout en promettant que « tout ira bien ». Ce dernier slogan avait déjà été utilisé lors de sa campagne après la disqualification initiale de son élection de 2019 comme maire d’Istanbul, élection qu’il avait remportée de manière indiscutable lors d’un second tour.
Depuis mercredi, l’arrestation d’Imamoglu a déclenché une vague de protestations qui s’est propagée à travers tout le pays. Des rassemblements ont été constatés dans au moins 55 des 81 provinces de Turquie, selon un relevé effectué par l’AFP le samedi. Au total, plus de 350 arrestations ont été enregistrées dans neuf villes différentes du pays, d’après les autorités.
Des accusations jugées « peu plausibles »
Le Parti républicain du peuple (CHP, de tendance social-démocrate), auquel appartient le maire d’Istanbul, a dénoncé ce qu’il considère comme « un coup d’État politique ». Cependant, Didier Billion, spécialiste de la Turquie et directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), nuance ce terme, soulignant que « l’armée ne joue pas un rôle actif dans ce contexte ». Il reconnaît néanmoins que la situation actuelle est « extrêmement préoccupante et grave quant à son évolution future ».
En plus des accusations de « corruption », le maire de 53 ans était initialement poursuivi pour « soutien au terrorisme ». Des charges que ses partisans redoutent, car elles pourraient aboutir à sa destitution et à son remplacement par un administrateur désigné par l’État. Selon Didier Billion, ces accusations sont souvent « exagérées et fantaisistes » lorsqu’il s’agit d’opposants turcs.
La première accusation implique qu’Ekrem Imamoglu aurait avantagé sa propre entreprise lors de certains appels d’offres publics, ce que le géopolitologue estime « impossible » pour quelqu’un conscient de son statut sous surveillance du pouvoir.
La seconde charge, celle de « soutien au terrorisme », repose sur les prétendus liens du maire avec le parti pro-kurde DEM, que le président Erdogan considère comme affilié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), reconnu comme organisation terroriste par Ankara. Didier Billion conclut que « ces connexions ne prouvent en rien un appui au PKK, ce qui est une interprétation absurde », pointant que « la justice en Turquie n’est plus indépendante mais sous l’emprise d’Erdogan ». D’ailleurs, le CHP dénonce depuis longtemps le « harcèlement judiciaire » qui cible ses membres. Finalement, la charge de « terrorisme » a été écartée à l’appui de l’incarcération du maire.
Erdogan et sa « fixation » sur le pouvoir
L’arrestation d’Ekrem Imamoglu suscite des interrogations quant à son timing, puisqu’il devait être officiellement désigné dimanche comme candidat du CHP pour les élections présidentielles de 2028. Malgré cette arrestation, le parti a choisi de maintenir la primaire à titre symbolique, invitant tous les citoyens à voter, même ceux non inscrits. Selon les premières observations de l’AFP, la participation était significative à Istanbul et à Ankara, la capitale.
Les accusations de soutien au terrorisme auraient pu entraîner une inéligibilité pour l’élu, une démarche que Didier Billion interprète comme une stratégie d’Erdogan pour évincer un concurrent redoutable pour les élections présidentielles de 2028. En effet, depuis sa victoire en 2019 à Istanbul, bastion économique du pays, contre le Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdogan, Imamoglu est devenu une figure menaçante pour le président qui dominait la ville depuis vingt-cinq ans.
« Erdogan cherche obstinément à faire chuter Imamoglu, dont la popularité ne cesse de croître grâce à son charisme naturel et sa maîtrise des médias. »
Didier Billion, expert de la Turquieà 42mag.fr
Le président turc parait être motivé par une unique « obsession » : conserver le pouvoir à tout prix. Didier Billion souligne que cette attitude est typique des régimes autoritaires, mais Erdogan pourrait également craindre des poursuites, similaire à Benjamin Netanyahu en Israël, s’il perdait le pouvoir.
Pour Didier Billion, le président turc pourrait se sentir encouragé dans sa répression croissante envers ses opposants, favorisée par un environnement international marquée par « un regain de dirigeants autoritaires », parmi lesquels Donald Trump et Vladimir Poutine, que Recep Tayyip Erdogan semble vouloir approcher. Il perçoit toutefois « une irrationalité » dans l’attitude du président Turc, situation exacerbée par sa volonté affichée d’adhérer à l’Union européenne.
À l’occasion du sommet sur l’Ukraine à Londres en début de mois, les responsables de onze pays membres ont accueilli Hakan Fidan, le ministre turc des Affaires étrangères. Cependant, ce nouvel épisode risque d’affecter les relations internationales de la Turquie. Le ministère français des Affaires étrangères a, d’ailleurs, exprimé sa « profonde préoccupation », appelant Ankara à respecter les « engagements internationaux qu’elle a volontairement acceptés, notamment au sein du Conseil de l’Europe ».
« Un tournant pour l’avenir de la Turquie »
Ikrem Imamoglu représentait l’espoir d’un changement politique imminent pour la Turquie. Son arrestation a suscité une grande émotion dans des villes comme Istanbul, Izmir, Ankara, et Erdine, mobilisant notamment les jeunes. « Les lycéens, étudiants et autres manifestants expriment leur profond mécontentement envers un régime perçu comme liberticide et moralisateur », explique Didier Billion. Une jeune femme de 19 ans a ainsi confié à RFI que l’arrestation du maire d’Istanbul représente un moment charnière : « Jusqu’à présent, bien que la justice ne fût pas indépendante, l’opposition pouvait tout de même participer aux élections et parfois sortir victorieuse, comme c’était le cas à Istanbul. Désormais, le pouvoir semble choisir ses adversaires, ce qui marque un tournant pour l’avenir de la Turquie ».
Depuis le milieu des années 2010, Erdogan a intensifié la répression contre les opposants, arrêtant, emprisonnant et condamnant de nombreux politiciens, en particulier des figures kurdes, intellectuels, et personnalités affiliées à l’opposition. La situation est également préoccupante pour la liberté de la presse : Reporters sans frontières estime que plus de 85% des médias turcs sont contrôlés par le pouvoir. L’ONG signale que depuis l’accession d’Erdogan à la présidence en 2014, 131 journalistes ont été emprisonnés et au moins 40 ont été condamnés.
La répression a encore été renforcée depuis les élections municipales de 2024, lorsque l’AKP a essuyé une cinglante défaite. « La Turquie a enregistré au cours des six derniers mois 50 000 nouveaux détenus dans ses prisons, portant le total à 400 000, établissant ainsi un record historique », observe le correspondant du Monde à Istanbul.
Cette vague de contestation est sans précédent depuis les manifestations antigouvernementales du parc Gezi en 2013, qui avaient commencé sur la place Taksim d’Istanbul pour dénoncer l’autoritarisme croissant de celui qui était alors Premier ministre. La répression brutale des forces de l’ordre avait causé une dizaine de morts et plus de 8 000 blessés. Didier Billion avertit que « Erdogan pourrait de nouveau opter pour une répression totale. Chaque issue est envisageable, prévaut la vigilance face au pire ».