Lors de l’émission intitulée « Tout est politique », diffusée ce vendredi 19 septembre, Caroline Michel-Aguirre et Matthieu Aron, journalistes au Nouvel Obs, exposent en détail les conclusions qu’ils ont tirées de leur livre- enquête baptisé « Le grand détournement ». Cet ouvrage met en évidence plusieurs constats relatifs aux aides publiques octroyées aux entreprises ainsi qu’à l’imposition des plus riches en France, et cela, appuyé par des chiffres.
Dans le cadre d’un débat agité sur les arbitrages budgétaires du gouvernement visant à réaliser des économies, les journalistes du Nouvel Obs, Caroline Michel-Aguirre et Matthieu Aron, publient Le grand détournement, comment milliardaires et multinationales captent l’argent de l’État, aux éditions Allary. Il s’agit d’une enquête sur les aides publiques accordées aux entreprises et sur l’imposition des plus riches en France, parue jeudi 11 septembre, dont ils dévoilent des éléments dans l’émission Tout est politique, vendredi 19 septembre. Ils avancent le chiffre de 270 milliards d’euros pour ces aides et pointent du doigt le fait que l’État ne les suit pas ou ne les contrôle pas.
Ce texte correspond à une partie de la retranscription de l’interview ci-dessus. Cliquez sur la vidéo pour la regarder en intégralité.
Myriam Encaoua : Le titre de votre livre, Le Grand détournement, est très fort, et mérite une explication. Vous évoquez même un « hold-up sans violence ni armes ». Vous vous êtes plongés dans de nombreux documents budgétaires, vous vous êtes appuyés aussi sur la commission d’enquête au Sénat ; vous dénoncez un « déluge d’argent public sans contrepartie ». D’abord, leur montant global, figurez-vous que l’État lui-même ne sait pas l’évaluer, d’après un extrait de ces auditions au Sénat, qui sont une mine d’informations. Première surprise, l’État dégage 270 milliards d’aides publiques, mais il ignore leur somme exacte. Est-ce qu’il est incapable de calculer ce chiffre ou préfère-t-il ne pas le faire ?
Matthieu Aron : D’abord, si nous avions eu la liste, cela nous aurait grandement facilité la tâche, car je ne vous cache pas le temps passé à scruter les documents budgétaires et à auditionner les témoins au Sénat. En réalité, cette liste n’existe pas et cela constitue une véritable zone d’ombre dans les finances publiques. Si vous examinez les budgets, vous trouvez des rubriques consacrées à l’éducation, à l’armée, à la police, mais aucune ligne dédiée aux aides aux entreprises. Cette ligne n’existe pas, et elle n’a jamais été créée.
Est-ce que c’est fait exprès ? Est-ce que, volontairement, on ne veut pas les évaluer ou au contraire, c’est trop compliqué ?
Caroline Michel-Aguirre : On va éviter le complotisme, je n’en sais rien, mais la manière dont le système est structuré fait qu’on n’a pas réuni ce sujet et qu’on n’a pas voulu l’observer. Et on voit bien, dans le débatpublic actuel, que c’est un sujet tabou. On aurait tort de tout mélanger, comme le disait le Premier ministre en parlant de confusions entre carottes et sèche-cheveux.
Alors, c’est quoi une aide publique aux entreprises, et comment s’en décompose-t-elle ? Il y a des crédits d’impôt, des exonérations de charges que les entreprises devaient payer, et finalement, elles ne les paient plus, et il y a des subventions publiques.
Ce sont des centaines de mécanismes accumulés au fil du temps, apparus dans les années 1990 et qui ont explosé à partir des années 2010. Très vite, on distingue trois grandes familles. Le premier tiers concerne les exonérations de cotisations patronales, c’est-à-dire que les employeurs ne versent plus ces cotisations pour leurs salariés, notamment sur les bas salaires. Le deuxième tiers regroupe les niches fiscales, comme les crédits d’impôt évoqués, qui réduisent le montant des impôts à payer. Le dernier dispositif, et c’est d’ailleurs celui qui est le plus ardu à évaluer, comprend les subventions, les aides directes, les prêts garantis, les soutiens à la méthanisation, et une multitude d’aides directes.
« On ne mesure pas en réalité l’efficacité de ces aides, on les accorde sans aucune contrepartie »
Laurent Joffrin : J’ai parcouru votre livre, et je le trouve très pertinent; je suis assez d’accord avec l’orientation, mais je me pose aussi des questions. Si l’on distribue l’ensemble des 270 milliards d’un seul coup, le public peut penser avoir trouvé le trésor de Rackham le Rouge, prêt à être puisé pour combler tous les trous. Or, en réalité, nombreuses de ces aides sont indispensables ou tout à fait justifiables, et d’autres se défendent facilement. Lorsqu’on crée une aide pour réduire le coût du travail pour les bas salaires, on peut la juger utile si elle permet d’embaucher; et s’il fallait tout supprimer d’un seul coup, des gens seraient licenciés rapidement. Par exemple, l’aide à la recherche mérite d’être soutenue, tout comme celle à la culture. J’en viens à une question techniques, puisqu’on est journalistes : l’aide à la presse est-elle légitime ou non ? Car les journaux licencient encore et ils sont tous détenus par des milliardaires. À qui aide-t-on, finalement, lorsque ces titres appartiennent à des propriétaires très riches ?
Matthieu Aron : Vous touchez à beaucoup de points différents. Je vais tenter de les rappeler sans en oublier. Premier élément : est-ce que l’on dit suffisamment que ces aides ne doivent pas être supprimées complètement ? Dans le livre, nous expliquons clairement que les retirer tous serait une folie économique, car elles répondent à des nécessités et à des espoirs réels.
Myriam Encaoua : Patrick Martin dit : « Supprimer les aides, effondrement de l’emploi. »
Supprimer l’ensemble des aides, c’est aller trop loin, mais la question demeure : on ne mesure pas réellement l’efficacité de ces soutiens, et on les distribue sans aucune contrepartie. Elles s’appliquent à toutes sortes d’entreprises. C’est ce qui pose problème, car alors, on consacre du temps et des ressources, à juste titre, à vérifier l’efficacité des dépenses de santé, des retraites, et ce qu’on appelle le millefeuille territorial, mais on néglige un domaine crucial. Comme l’a dit tout à l’heure Caroline, c’est une question taboue, celle des aides publiques. On peut toutefois revenir sur trois exemples que vous avez mentionnés. Vous soulignez un point important : les exonérations de cotisations patronales. Ce mécanisme a dérivé, et il n’y a pas vraiment d’autre mot pour le décrire. C’est, selon nous et selon de nombreux hauts fonctionnaires et responsables politiques, devenu une sorte d’addiction. On est passé de quelques exonérations à une exigence grandissante, puis à un système quasi inévitable. Trois chiffres marquants : avant François Hollande, environ 20 milliards d’euros; sous sa présidence, environ 40 milliards; sous Emmanuel Macron, environ 80 milliards.
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