Le précédent chef d’État a été jugé jeudi et condamné à cinq ans d’emprisonnement pour appartenance à une association de malfaiteurs liée à l’affaire des soupçons de financement libyen de sa campagne de 2007.
« Je me suis retrouvé devant ce tribunal pour quatre délits. Sur trois, les juges m’ont relaxé (…) Je suis donc condamné pour avoir prétendument laissé faire deux de mes collaborateurs. » Peu après l’énoncé de la peine dans l’affaire présumant un financement libyen de la campagne présidentielle de 2007, jeudi 25 septembre, Nicolas Sarkozy s’avance devant les caméras. Le visage fermé, l’ancien chef de l’État annonce son intention de faire appel. Il écope de cinq ans d’emprisonnement ferme, assortis d’un mandat de dépôt à effet différé et d’une exécution provisoire, une première pour un ancien président de la Ve République.
Les magistrats ont fondé leur décision sur un « faisceau d’indices graves, précis et concordants ». Alors que Sarkozy est déclaré coupable d’association de malfaiteurs, le tribunal prononce la relaxe sur trois autres chefs d’inculpation: recel de détournement de fonds publics, corruption active et financement illégal de campagne. Mais sur quels éléments les juges se sont-ils appuyés pour aboutir à ce verdict ? Pourquoi ont-ils écarté trois délits et comment ont-ils établi la culpabilité sur le quatrième ? Et qu’est-ce qui justifie une peine d’une telle sévérité ? La version préliminaire du jugement, d’environ 380 pages et consultable par 42mag.fr, apporte des réponses à ces questions.
Relaxé de trois délits
En premier lieu, le tribunal précise qu’il ne peut pas retenir le recel de détournement de fonds publics reproché à Nicolas Sarkozy. L’ancien président était mis en cause pour avoir, dès octobre 2005, « conservé sciemment le produit d’un détournement de fonds publics opéré par les autorités libyennes », soit des sommes supposément destinées à financer illégalement sa campagne de 2007. Toutefois, les juges soulignent une borne juridique importante.
Ainsi, peu importe que des billets soient passés par Tripoli: le droit national ne permet pas, à ce stade, de sanctionner le recel de fonds publics par un agent public étranger ou international, ni le fait d’avoir facilité ce recel, mais pas le blanchiment lui‑même.
Concernant le second chef d’inculpation, la corruption passive, les magistrats rappellent que ce délit suppose qu’une personne détenant une autorité publique, en charge d’un service public ou investie d’un mandat électif, sollicite ou accepte un avantage en échange d’un acte ou d’une abstention. Or, entre 2005 et 2007, Sarkozy n’était ni président ni titulaire d’un mandat public à l’époque; son statut de candidat ne lui conférait ni pouvoir public ni mission de service public. Dès lors, l’infraction n’est pas constituée et le tribunal relaxe.
Le financement illégal de campagne n’est pas établi non plus. Le Code électoral fixe strictement les dépenses électorales et impose que tout don dépassant 150 euros soit versé par des moyens autorisés. Or, les montants allégués en espèces s’élevaient à environ 250 000 euros selon l’accusation. Le trésorier de la campagne, Éric Woerth, relaxé lui aussi, avait admis 35 000 euros de « primes » provenant de « dons anonymes ». Mais là encore, le tribunal estime ne pas pouvoir établir l’infraction: Sarkozy affirme n’avoir pas été informé, ce qui est corroboré par Woerth et rien dans le dossier ne permet d’infirmer ce point. Or, selon les magistrats, le financement illégal d’une campagne électorale est un délit qui suppose une intention clairement démontrée.
« La certitude pénale ne peut pas se satisfaire d’un simple soupçon, même grave et concordant », écrivent les magistrats dans la motivation du jugement.
Le jugement indique aussi être incapable de démontrer de manière indubitable que de l’argent libyen ait réellement alimenté la campagne de Sarkozy, ni même qu’un volume d’espèces supérieur aux 35 000 euros officiellement recueillis ait circulé.
Coupable d’association de malfaiteurs
Reste donc le chef d’inculpation d’association de malfaiteurs, qui suppose une entente entre plusieurs personnes en vue de préparer un délit ou un crime, peu importe que le projet aboutisse ou non. Il n’est pas nécessaire qu’un important stock d’argent ait circulé ni qu’un accord explicite ait été formalisé; il suffit de démontrer l’intention de « faire obtenir à la Libye le soutien financier en faveur du candidat ». C’est sur ce socle que le tribunal a construit la condamnation, en s’appuyant sur un faisceau d’indices lourds et concordants remontant bien avant la campagne de 2007.
En 2005, Claude Guéant et Brice Hortefeux rencontrent Abdallah Senoussi, beau-frère de Mouammar Kadhafi et chef redouté des services libyens. Ces entretiens, organisés par l’intermédiaire de Ziad Takieddine, décédé deux jours avant le prononcé, ne figurent pas sur l’agenda officiel. Interrogés, “les deux prévenus n’ont pas apporté d’explications cohérentes et crédibles”, constate le jugement. Pourquoi alors ces discussions en dehors des déplacements officiels avec un homme visé par un mandat d’arrêt en France après son rôle dans l’attentat contre le DC-10 d’UTA ?
« Les entretiens avec Abdallah Senoussi hors des déplacements officiels ne peuvent s’inscrire que dans le cadre d’un pacte corruptif », écrivent les magistrats dans la motivation.
Ainsi, peu importe que Sarkozy n’ait pas été vu seul avec Mouammar Kadhafi le 6 octobre 2005, date où l’on dit que le pacte secret s’est noué. « Une telle organisation n’était pas nécessaire », avancent les juges, car Claude Guéant avait déjà évoqué l’idée de pacte avec Senoussi le 30 septembre 2005. La décision souligne aussi que Brice Hortefeux et Claude Guéant ont soigneusement présenté Sarkozy comme étranger à ces rencontres, une thèse jugée peu crédible au vu de leur proximité et compatible avec l’idée qu’il en était pleinement informé.
Takieddine apparaît ensuite comme une pièce maîtresse du dossier, puisqu’il a apporté l’« ingénierie financière » nécessaire à la concrétisation du pacte de corruption selon les magistrats. Les enquêtes avaient mis en évidence des virements d’argent, dont 6,5 millions d’euros versés en trois fois sur le compte de l’homme d’affaires, provenant du Trésor public et des services de renseignement libyens, entre janvier et novembre 2006. Par ailleurs, l’intermédiaire franco-libanais ne fréquentait aucun autre ministre et évoluait autour d’un cercle restreint: Sarkozy, Guéant et Hortefeux. Cette « exclusivité » montre, selon les juges, qu’il ne travaillait pas à un rapprochement franco-libyen, mais qu’il « servait directement les ambitions personnelles de Nicolas Sarkozy ».
Quant aux flux financiers, les enquêteurs avaient relevé des transferts importants, mais les éléments de la procédure ne permettent pas d’établir quel circuit aurait acheminé ces sommes — environ trois millions d’euros — pour financer la campagne de manière Occulte, ni même indiquer qu’ils y soient parvenus. Néanmoins, le calendrier des virements coïncide avec des notes rédigées par l’ancien ministre libyen Choukri Ghanem. Retrouvé décédé dans le Danube en 2012, Ghanem avait écrit en 2006 que ces sommes, envoyées par des dignitaires libyens dont Abdallah Senoussi, étaient destinées à la campagne de Sarkozy.
Le contexte politique de l’époque pèse également dans la balance. En 2005, l’investiture de Sarkozy par l’UMP n’est pas encore acquise, Dominique de Villepin restant en embuscade. Pour le tribunal, cette fragilité pourrait légitimer l’idée du pacte corrupif, Sarkozy ressentant peut-être le besoin de sécuriser une source de financement alternative.
Une peine sévère motivée par plusieurs raisons
Ainsi, même sans qu’une somme soit effectivement arrivée au candidat ou ne l’ait été que partiellement, l’accumulation des éléments suffit à caractériser l’existence d’un pacte corruptif destiné à être exécuté à partir de l’élection de Sarkozy. Le tribunal en déduit donc sa culpabilité pour association de malfaiteurs.
« Si Nicolas Sarkozy agissait alors en tant que candidat, il tenait aussi des fonctions ministérielles qu’il a exploitées pour préparer une corruption au plus haut niveau », écrivent les magistrats.
« Ces éléments exigent donc l’adoption d’une peine d’emprisonnement sans sursis, car aucune autre sanction ne serait adaptée », estiment-ils dans leur motivation.
Cependant, l’absence d’antécédents au moment des faits, l’ancienneté des faits et l’absence de démonstration d’une mise en œuvre effective du pacte explique pourquoi la peine retenue est de cinq ans, alors que l’incrimination d’association de malfaiteurs prévoit théoriquement jusqu’à dix ans de réclusion. Le mandat de dépôt est prononcé parce que les faits présentent une gravité exceptionnelle. Son application « à effet différé » — permettant à l’ancien président de rester sur place sans être conduit en détention — s’appuie sur le fait qu’il ne s’est pas dérobé à une seule convocation.
L’exécution provisoire, destinée à garantir l’effectivité de la condamnation même en cas d’appel, vise à assurer l’ordre public à cause de la gravité particulière de l’infraction. Sarkozy est aussi condamné à payer une amende de 100 000 euros, à une interdiction de toute fonction publique pendant cinq ans et à une privation des droits civils et civiques pour une durée aussi longue que l’éligibilité, c’est-à-dire relative à l’éligibilité aux mandats. Les magistrats ont insisté sur le fait que Sarkozy avait commis une atteinte directe à la nation, à l’État et à la paix publique. Les actes présumés sont de nature à éroder la confiance des citoyens, a souligné la présidente du tribunal, Nathalie Gavarino.