Ce qu’il y a de bien avec Éric Viennot, c’est qu’il a su rester simple. Et passionné. Proposez-lui un café pour causer jeux vidéo, et retrouvez-vous avec lui, très naturellement, à refaire le monde en long, en large et en travers. Car ce plasticien de formation, amoureux de cinéma, de peinture ou encore de photographie, fondateur du studio Lexis Numérique, a toujours un bon mot à dire sur le média qu’il considère comme « l’art populaire de notre époque ». À l’occasion de la sortie de sa dernière expérience transmédia, Alt-Minds, nous sommes revenus avec lui sur quelques-unes des problématiques qui animent le jeu vidéo de 2023.
Quand on parle de fiction interactive en France, on pense immédiatement à Éric Viennot. Ça fait quoi d’être considéré comme un pionnier dans ce domaine ?
Je ne suis pas le seul à travailler dans cette voie-là ! Vous avez par exemple David Cage qui essaie aussi de raconter des histoires d’une autre façon. Parce que fondamentalement, ça se résume à ça : c’est essayer d’imaginer une nouvelle manière de raconter les histoires, trouver des moyens pour que vos personnages soient crédibles, qu’ils aient une psychologie, ressentent et transmettent des émotions, et s’intègrent dans un univers réaliste. Ça a toujours été un de mes objectifs. J’ai commencé avec Les Aventures de l’oncle Ernest. La 3D n’existait pas encore, et on avait mis une séquence filmée dans le jeu. C’était un premier pas.
Avec In Memoriam, les avancées technologiques aidant, on a pu pousser beaucoup plus loin dans l’immersion, qui réside au centre du concept. L’univers pouvait même se révéler intrusif : vous receviez des messages sur votre portable, pouviez communiquer avec des personnages qui étaient en réalité des acteurs, le tout, dans un univers très noir. Et maintenant Alt-Minds. C’est un peu le croisement du roman interactif, de la série et du jeu vidéo, ça mêle énigmes, séquences vidéo, indices disséminés sur Internet. Avec une dimension sociale puisque les joueurs peuvent partager et discuter de leurs avancées.
« Il est difficile de trouver des partenaires financiers pour créer des projets « natifs », c’est-à-dire pensés, depuis l’origine, de manière entièrement transmédia. »
Le concept est séduisant, mais pourquoi il sort si peu d’ARG (jeu en réalité alternée, ndlr) ? J’ai lu qu’Alt-Minds a demandé 4 ans de travail et mobilisé 250 personnes. Est-ce que cela tiendrait à des raisons de budget ?
Il y a d’abord une question de modèle économique, qui n’a pas encore été trouvé. Avec Alt-Minds, Orange, notre partenaire, voulait explorer de nouvelles voies, faire des études sur les nouveaux usages liés au transmédia. C’est eux d’ailleurs qui sont un peu à l’origine de la mode du transmédia en France avec le Transmédialab. Alt-Minds a servi de projet pilote. Les industriels du jeu vidéo classique ne s’intéressent pas aux ARG. C’est une niche. La télévision et le cinéma un peu plus, mais les ARG ont ici une fonction de teaser, ils servent à créer un buzz pour le lancement d’un gros film ou d’une grosse série. Ces ARG ne restent que des produits dérivés et n’ont pas la légitimité d’être des œuvres à part entière. Il est donc difficile de trouver des partenaires financiers pour créer des projets « natifs », c’est-à-dire pensés, depuis l’origine, de manière entièrement transmédia.
Et puis créer un scénario qui tient la route, ça demande du temps non ? J’ai toujours été déçu par les scripts des jeux. Est-ce que les scénaristes qui bossent dans le jeu vidéo sont mauvais ?
La raison est simple : contrairement au cinéma où le scénario est l’élément principal d’un film, dans un jeu vidéo le scénario est secondaire. Ce qui compte principalement, c’est le gameplay. On peut faire un excellent jeu avec un scénario moyen alors qu’un excellent scénario n’est pas l’assurance de faire un bon jeu ! Les univers ouverts sont moins coûteux, moins risqués. Et on le voit bien avec les récents Far Cry, les Assassin’s Creed, les Skyrim : on propose au joueur des mondes de plus en plus ouverts dans lesquels on privilégie le gameplay, la liberté d’action, au détriment souvent du scénario. L’autre problème du jeu scripté ou « arborescent », c’est qu’à chaque embranchement, à chaque choix que fait le joueur, tu dois créer des contenus. C’est beaucoup plus rentable de créer des systèmes dans lesquels le joueur crée sa propre histoire, comme les Sims. Les jeux qui m’ont le plus touché ne sont pas forcément ceux avec des gros scénarios, mais ce sont des jeux dans lesquels le scénario et le gameplay sont complètement imbriqués. Je pense à ceux de Fumito Ueda, Ico et Shadow of the Colossus, ou à Journey. Quand on regarde les scénarios de Ico ou de Journey, ils sont super simples. Il ne faut pas avoir fait Bac+8 à Hollywood pour écrire le script mais il y a une véritable osmose entre le gameplay et le scénario. Ce sont des gameplay narratifs. Finalement, peut-être qu’on a des mauvais scénarios parce qu’on privilégie certains gameplay, notamment des gameplay de baston, qui ne permettent pas de raconter des histoires subtiles, des histoires basées sur la psychologie, les sentiments, etc.
Il y a une chronique intéressante sur votre blog d’ailleurs, où vous dites que le silence et les ellipses n’ont pas encore trouvé leur place dans le jeu vidéo.
Oui. Mais Journey a montré que c’était possible. Il n’y a pas de baston et pourtant je ne me suis pas ennuyé une seconde. La présence possible de ce deuxième joueur, c’est intéressant aussi. Il y a plein d’idées, à la fois dans le gameplay et dans l’histoire. Le scénario a beau paraître peu complexe, il est pour moi extrêmement profond. Ça touche à un truc fondamental chez l’être humain, c’est… la mort… ça aborde des tas de sujets autour de ça… l’amitié, l’accompagnement, le voyage, le mystère… Ces thèmes sous-jacents sont très bien traités et de manière poétique, en utilisant les ellipses, les raccourcis et encore une fois, sans dialogue ni bavardage, uniquement à travers un gameplay émotionnel et narratif.
« Ça fait trois ans que je dis : « Arrêtez de nous dire que tout va bien ! » Les studios indépendants ferment les uns après les autres, les gros éditeurs souffrent énormément. C’est la crise. »
C’est un peu la question marronnier du moment mais… le financement participatif, vous y croyez ?
Je trouve que c’est un nouveau moyen de financement qui est intéressant. Je n’ai pas un avis tranché sur la question parce que j’ai autour de moi des commentaires assez contradictoires. Les rares expériences vraiment concluantes, c’est des gens connus qui ont réussi à gagner de l’argent sur leur nom. J’attends de voir le retour de bâton, le moment où les internautes qui ont financé tel jeu vont vraiment pouvoir y jouer. J’ai peur que des gens soient déçus parce que tu n’as pas la même attente pour un projet que tu as financé, où tu es un peu co-producteur, où tu as envie d’avoir un avis, un input dans ce jeu-là.
Plus globalement, on voit bien que le jeu vidéo cherche un nouveau modèle économique. La dématérialisation, les magasins qui plient boutique… c’est la crise quand même. Moi, ça fait trois ans que je dis : « Arrêtez de nous dire que tout va bien ! » Les studios indépendants ferment les uns après les autres, les gros éditeurs souffrent énormément… même certains « gros » qui font des belles ventes perdent beaucoup d’argent par ailleurs sur des jeux qui ne se vendent pas assez. L’industrie du jeu est complètement atomisée… Apple a donné un coup de pied dans la fourmilière, les gens jouent de plus en plus en mobilité avec des petits jeux, qu’ils prennent l’habitude de ne pas payer, ou très peu cher. Tu as aussi les jeux Facebook, les Free 2 Play, Steam qui a bouleversé la donne… donc c’est compliqué de faire du jeu vidéo de nos jours. Si on vient me demander si cette industrie est rentable, humblement, je dirais que je n’en suis pas sûr !
Là où je suis déçu aussi, c’est que je pensais que la dématérialisation aiderait. C’est ce qu’on voit dans le film Indie Game The Movie. Tu as tout d’un coup des mecs dans leur garage qui développent un jeu, grâce à la dématérialisation. J’y croyais. Mais je me rends compte que non, parce que quand on sort un jeu sur le PlayStation Network, si on est pas co-édité ou co-produit par Sony, on est relégué dans le fin fond du catalogue. Ces plateformes sont très mal faites parce qu’elles ne sont pas éditorialisées. C’est comme si on laissait les gens rentrer dans un immense entrepôt et on leur disait : « Démerdez-vous. » Je suis tombé de haut parce que je me suis rendu compte que c’était malheureusement pas évident d’exister. Si tu n’as pas le marketing qui va avec, tu n’y arrives pas. Et pour faire du bon marketing, il faut pas mal d’argent, ou passer beaucoup de temps et être astucieux pour fédérer des communautés. Ce qui n’est pas la vocation première d’un petit studio de jeu vidéo.
Les perspectives d’avenir ne sont pas roses, quoi ?
Malgré ce constat, je reste optimiste à moyen et long terme. Les joueurs, en vieillissant, vont devenir de plus en plus matures et exigeants. Ils vont avoir envie à un moment donné de jeux différents, expérimentaux, ceux-là même que seuls les indépendants savent faire. Comme aujourd’hui cohabitent dans le cinéma à la fois des blockbusters, dont la mission est de distraire, et des films d’auteur, on verra cette cohabitation également dans le jeu vidéo. Du moins, je l’espère ! Je commence à voir pas mal de confrères qui, quand ils ont bossé deux ou trois ans dans des gros studios, ne s’y retrouvent pas. Parce qu’ils se disent : « Mais finalement à quoi ça sert ? J’ai l’impression d’être dans une industrie où je fabrique des produits en conserve, toujours bien faits, dans des bonnes normes, selon un cahier des charges précis, mais est-ce que c’est pour ça que j’ai fait ce métier ? »
Et moi je préfère être à ma place, où je ne gagne pas des millions, mais je suis libre. Là, je passe une heure avec toi parce que ça m’intéresse de rencontrer des journalistes et d’échanger. Mais j’aime bien travailler avec le cinéma parce que ces gens-là, même s’ils sont affublés de cette image un peu paillette, sont des artisans qui ont un vrai respect pour les auteurs, alors que dans l’industrie du jeu vidéo c’est un peu l’armée, et les directeurs de création c’est quand même souvent la langue de bois ! Dans le jeu vidéo, c’est le fun qui prime, et malheureusement, la notion de fun, elle veut dire tout et rien dire. On se rend compte que les grands jeux se sont faits souvent en dépassant la notion même de ce qu’est le fun, en démontrant que le fun ça peut être un jeu sans arme ni combat (Les Sims), en suivant une histoire bien écrite dans laquelle on laisse simplement quelques choix aux joueurs (Heavy Rain, The Walking Dead…) ou pire, en incarnant des pétales de fleur volant dans les airs (Flower) ! Ces jeux ont démontré que la notion de fun pouvait être beaucoup plus subtile qu’on le pensait… De la même manière, l’humour dans le jeu vidéo est trop souvent absent ou alors relégué à la grosse rigolade régressive comme celle des Lapins Crétins. On se marre bien mais ce n’est pas l’humour subtil que tu as dans certaines comédies au cinéma, notamment indépendant.
« Je préfère être à ma place, où je ne gagne pas des millions, mais je suis libre. »
Mais ça viendra. Quand tu vois le travail de Jenova Chen sur Journey, le travail de Ueda… Il y a plein de projets dans les cartons, des gens qui ont des idées… mais il va falloir que ce marché, que cette industrie bouge pour pouvoir ouvrir un peu les vannes. On est dans une industrie qui est formatée, comme du jouet. On fait des jouets. Et beaucoup de gens, des gens haut placés, Miyamoto par exemple, revendiquent cela. Cette modestie est très louable mais elle finit par desservir l’ambition artistique de notre média. Parce que je suis certain que Super Mario restera dans les livres d’histoires qui parleront de l’art au XXe siècle, au même titre que Mickey ! Pourquoi ne pas oser le dire, et revendiquer pour notre industrie cette ambition d’être l’art qui mieux que les autres correspond à notre époque ? Un art interactif et participatif dépassant à certains degrés la complexité grammaticale du cinéma ou de la télévision pour offrir des perspectives narratives ou émotionnelles nouvelles.
Vous le voyez comment, vous, ce futur ?
Je vois plein d’embranchements différents. Le jeu vidéo va s’inscrire profondément dans les arts existants. Je pense qu’Alt-Minds préfigure des séries qui vont aller vers l’interactivité d’ici dix ans, ça va se multiplier, il va y avoir des contenus exclusifs avec des interactions, des personnages via Internet… Ça, c’est une branche du jeu qui va aller à la rencontre de la télévision. Il va y avoir aussi une branche qui va explorer plus profondément les réseaux sociaux. On va ensuite continuer à voir des sorties de jeux sur console mais à mon sens, complètement dématérialisés, peut-être aussi sur des consoles elles-mêmes dématérialisées. Tu vas simplement louer des jeux. On voit bien qu’il y a des tentatives pour créer des consoles, tout le monde se met à créer sa console, ça veut dire aussi que ce n’est pas la console qui compte, c’est le contenu. On peut imaginer voir apparaître un espèce de standard, et on louera des jeux.
Et je souhaite surtout que l’on arrive à cette rencontre entre des auteurs et un public. C’est-à-dire un nouvel âge d’or, comme celui qu’on a connu dans les années 90, ou comme il y avait dans le cinéma des années 40, entre des grands auteurs et un large public. Je viens de l’art contemporain, et je voyais toujours dans les vernissages les mêmes cinquante personnes. L’art a perdu son ancrage populaire. Au XVIe siècle, Titien c’était une rock star. Quand il arrivait à Madrid, il y avait des gens qui l’acclamaient comme tel… et la peinture a progressivement perdu de son aura populaire. Bon, on va encore dans des musées mais ce sont des musées justement, pas des arts vivants. Moi, je suis allé vers le jeu vidéo parce que j’ai eu la conviction qu’il deviendrait l’art populaire de notre époque, comme l’a été le cinéma à une autre. Le cinéma l’est toujours mais malheureusement, c’est devenu une industrie. Il existe encore un cinéma d’auteur mais par définition, ce cinéma d’auteur ne s’adresse plus qu’à un public de spécialistes. Il y a encore des gens qui arrivent à concilier les deux, quelqu’un comme Tarantino y arrive, mais ces gens-là deviennent rares, alors que dans les années 40-50 ils étaient tous comme ça ! Tous les films qui sortaient, les Renoir, Ford, Hawks, Fellini, Hitchcock, c’était des gens qui remplissaient des salles avec des films d’auteurs mais en même temps populaires.
« Le mec qui a fait Super Meat Boy, c’est le Buren de notre époque. Plutôt que de subventionner Buren qui est déjà reconnu, subventionnons ce mec parce que pour moi c’est l’artiste de son époque. »
Je suis sûr que cette rencontre existera. Peut-être qu’il faudra passer par le mécénat dans un premier temps. Peut-être qu’on verra apparaître bientôt une nouvelle génération de milliardaires ayant grandi avec les jeux vidéo qui se dira : « Pourquoi collectionner des tableaux ou des sculptures, comme Arnault ou Pinault ? Je pourrai investir plutôt mon argent dans un jeu vidéo. C’est ça ma passion et ça a quand même plus de gueule ! » (rires). Le mec qui a fait Super Meat Boy, c’est le Buren de notre époque. Plutôt que de subventionner Buren qui est déjà reconnu, subventionnons ce mec ! Il a le media qui correspond à son époque, et tant pis si son jeu ne marche pas ! Je rêve un peu mais à une époque, il y a eu des vrais mécènes dans le cinéma. Ils s’en foutaient de perdre de l’argent, ils se faisaient plaisir parce qu’ils étaient passionnés ! Tiens, je vais écrire un article là-dessus sur mon blog (rires) !