Ce mercredi sur nos écrans, Nicole Kidman incarne une déclinaison white trash de la femme fatale dans Paperboy, de Lee Daniels. Une bien belle occasion de se pencher sur cette figure récurrente du cinéma, dans laquelle d’aucuns voient l’expression de la plus crasse misogynie. Ceux-là n’ont rien compris ! Démonstration.
Il n’aura échappé à personne que la femme est une engeance intrinsèquement vile et perverse, toute entière vouée à causer la perte de son double inversé, un être fragile, sensible et raisonnable qui s’évertue malgré cela à faire de la Terre un paradis. Naître homme, c’est la promesse d’être toujours le jouet d’une horde de créatures aux yeux doux, esclave de leurs mamelles impies et du piège à loup que renferment leurs cuisses. Mais le Seigneur, dans Son infinie mansuétude, pourvut l’homme de muscles et de barres à mine, et la femme de talons hauts et de robes étroites qui compliquent considérablement sa fuite. Car comme l’écrivait l’illustre penseur anarchiste Proudhon : « Si l’homme a reçu la supériorité de force, c’est aussi pour en exercer les droits ». Ainsi, avec l’aval du Grand Taulier, les sociétés éclairées s’emploient depuis l’aube des temps à refréner les ardeurs de leur composante féminine, en zigouillant les diablesses à la naissance ou en les enchaînant à leur condition démoniaque pour le restant de leurs jours. C’est pourquoi le monde est un endroit vivable, malgré les tourments quotidiens de millions de mâles démunis face à tant de cruauté instinctive.
Mais pour mieux comprendre et avant d’aborder le sujet qui nous intéresse aujourd’hui, il convient de faire un peu d’Histoire. Il y a approximativement 6000 ans, après qu’Adam eut donné aux animaux un nom propre à chacun – vous imaginez le bordel sinon –, Dieu retira du premier homme sous anesthésie générale une côte, qu’Il enroba de chair pour créer la femme (c’est là qu’Il est fort, logiquement elle devrait ressembler à un jambonneau). Dieu vit qu’elle était bonne et Il fut content. Mal Lui en prit ! C’était sans compter la vilenie propre à une paire de chromosomes X, et Ève ne tarda pas à entraîner son conjoint dans sa chute, après qu’elle eut croqué du fruit de la connaissance, sur le conseil venimeux du serpent, et forcé Adam à faire de même – lequel manqua de s’étouffer avec. Bannis de l’Éden pour les siècles des siècles, les deux amoureux donnèrent naissance au genre humain, et Ève transmit à ses filles le goût du vice et de la tambouille. On pourrait alors faire une ellipse vertigineuse à la 2001 : l’Odyssée de l’espace pour en arriver à nos jours, puisque rien n’a changé entre-temps, et les honnêtes hommes se font toujours chasser des vergers de juin à coups de fusil lorsque leur dulcinée s’éprend d’une pêche de vigne, sans se soucier un instant de l’insulte faite au droit de propriété…
Vous l’aurez compris, la figure de la femme fatale est née de l’essence satanique des femmes, et trouve son origine dans la mythologie et les arts longtemps avant que de se voir représentée au cinéma. Lointain ancêtre de Ève, Lilith est le mythe fondateur de la femme démoniaque. Créature de la nuit et protégée de Lucifer, elle est la mère de toutes les succubes, ces démones qui revêtent l’apparence de femmes sublimes vouées à séduire les hommes pour mieux les tourmenter. Symbole primitif de l’ambivalence du désir masculin, qui aime les femmes autant qu’il souhaite leur destruction faute de pouvoir les posséder, la succube connaîtra de nombreuses déclinaisons à travers les âges, telles que la sirène homérique ou le vampire – auquel la sanglante comtesse Élisabeth Bathory n’est pas étrangère.
L’amour à mort
Il convient donc de distinguer la femme fatale d’une femme à la beauté « fatale », confusion qu’il n’est plus rare de rencontrer dans les pages des magazines spécialisés ou sur la Toile. Non, Marilyn Monroe n’est pas une femme fatale, si magnifique et magnétique soit-elle dans l’incroyable The Misfits de John Huston, pas plus que Nicole Kidman ne l’est dans Eyes Wide Shut, si tétanisante de beauté soit-elle dans le chef-d’œuvre de Stanley Kubrick. La femme fatale, c’est celle qui fait irruption dans la vie du héros et le rend fou d’amour par intérêt ou par jeu, faisant irrémédiablement basculer son destin jusqu’à une fin souvent tragique. Figure emblématique du film noir au même titre que le détective privé (on repense avec des frissons au duo Bacall/Bogart), elle n’est évidemment pas le fruit d’une haine des femmes commune aux cinéastes, mais elle donne un corps à l’obsession. Et l’obsession au cinéma, c’est vachement crucial. Les plus grands cinéastes – comme tous les grands artistes – sont travaillés par des obsessions qu’ils traduisent à l’écran en explorant des thèmes de façon récurrente dans leurs films, au moyen du langage cinématographique. L’archétype joue un rôle capital dans cette grammaire visuelle, et la femme fatale, enfant d’Éros et de Thanatos, est l’incarnation du destin tragique qui guette celui qui sacrifie tout à sa pulsion désirante et sexuelle – sa raison ou sa vie.
La première apparition sur grand écran d’une femme fatale a lieu bien avant l’avènement du film noir – qui ne verra le jour qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale – avec l’Aurore, de Friedrich W. Murnau en 1927. La femme de la ville s’y apparente à Lilith et au vampire, ce que l’image enchanteresse de Murnau ne viendra pas contredire, et pousse le malheureux pêcheur au meurtre de son épouse – auquel il ne pourra bienheureusement pas se résoudre. Trois ans plus tard, c’est Marlene Dietrich qui esquisse à nouveau les contours de ce qui deviendra un archétype dans l’Ange bleu, de Joseph von Sternberg… Mais c’est donc dans la deuxième moitié des années 1940 que la figure de la femme fatale prendra définitivement corps avec l’explosion du film noir et la somme de chefs-d’œuvre que sont Double Indemnity de Billy Wilder ; Detour, de Edgar G. Ulmer ; The Killers et Criss Cross (plus lyrique que son prédécesseur) de Robert Siodmak, ou encore The Lady from Shangai, d’Orson Welles, qui fait de Rita Hayworth l’icône incontournable de la femme fatale, cachant son âme empoisonnée sous les atours d’une innocente agnelle – blonde et non plus ténébreuse façon Ava Gardner. Le modèle s’est naturellement exporté, et notamment en France dès les années 1950, avec les Diaboliques de Henri-Georges Clouzot en 1955 et Voici le temps des assassins de Julien Duvivier l’année suivante, tous deux des diamants noirs du cinéma français. On notera de même l’utilisation subtile de cet archétype par Jean-Luc Godard dans son premier film À bout de souffle, à travers le personnage de l’américaine incarné par la sublime Jean Seberg, qui fait écho au caractère fantastique de la femme fatale lorsque, dans le plan final, elle se tourne vers la caméra et reproduit la gestuelle du défunt Belmondo, soulignant son vampirisme. Et ça c’est vraiment dégueulasse.
Des années 1970 à nos jours, la femme fatale est restée est un modèle de personnage populaire avec lequel les cinéastes ont pris plaisir à jouer, à l’instar de De Palma ou Verhoeven (le second étant plus convaincant dans Black Book que dans le très « culte » Basic Instinct), et l’on peut en voir de récents exemples tout à fait intéressants, comme Eva Green dans Casino Royale. Avec Jackie Brown, Quentin Tarantino nous livre une vision personnelle et élogieuse de la femme fatale à travers la somptueuse Pam Grier qui, si elle use de ses charmes pour parvenir à ses fins et séduit le personnage de Robert Forster, ne fait jamais preuve de cruauté envers lui. Quant à Woody Allen, il brouille les pistes dans l’immense Match Point, magnifiant Scarlett Johansson (que personne ne filme aussi bien), qui concentre malgré elle les obsessions de Jonathan Rhys-Meyers, parfait antihéros dostoïevskien. Nola Rice est marquée du sceau de la fatalité, mais la chance n’est pas de son côté et elle paiera son statut d’objet de désir électrisant.
Vertige de l’amour
Mais la plus belle d’entre toutes, c’est Kim Novak. Le double-rôle qu’elle interprète dans Vertigo, d’Alfred Hitchcock – élu récemment plus grand film de tous les temps par la BFI, détrônant ainsi Citizen Kane – hantera à jamais les cinéphiles du monde entier. Épaulée par d’étourdissantes expérimentations visuelles et par la musique envoûtante de Bernard Herrmann, Madeleine/Judy représente le paroxysme de la femme-double, obsédante et fantasmée, entraînant James Stewart dans une désagrégation vertigineuse de son univers mental. On manque de superlatifs à l’endroit du film et l’on ne peut qu’encourager le lecteur à découvrir ou revoir mille fois ce chef-d’œuvre absolu du 7e art.