Depuis maintenant presque un siècle l’ordre patriarcal ne cesse de baisser sous les coups du féminisme et de la liberté des mœurs. Certains crient à tort à la féminisation de la société et pourtant, notre modèle sociétal est bel et bien en train de changer. Faisant preuve d’un déterminisme binaire, n’avons-nous pas plutôt affaire au retour d’un modèle qui nous vient du fond des âges ? Osons nommer le matriarcat.
Patriarcat, matriarcat, qu’est-ce que c’est au juste ? Bien plus que de simples systèmes de domination d’un genre sexuel sur l’autre, le patriarcat et le matriarcat sont des systèmes structurels portant en eux une vision radicalement différente de l’avenir et du monde. Littéralement, ils sont deux paradigmes.
Le patriarcat porte en lui l’idée initiale de l’axe et de l’éternelle fuite en avant. Dès lors, la lignée, l’héritage, la hiérarchie (souvent par l’âge) gouvernent le royaume des patriarches, tout comme la conquête, l’efficacité, la compétition ou le dépassement de soi. Dans une société patriarcale, tout le monde a un poste, un numéro, une étiquette, un rôle. Ainsi, la femme y est reine, putain, mère ou fille, et les hommes esclaves, maîtres, plombier, servant ou fils d’untel. Tous sont transcendés par leur rôle, c’est-à-dire leur destinée, sur laquelle ils n’ont finalement que peu de choix si ce n’est celui initial : accepter ou refuser leur pré-destination.
Le matriarcat est très différent. Marija Gimbutas préfère d’ailleurs qualifier les sociétés en question de matristiques pour éviter la confusion au niveau de la linéarité. C’est une culture du cercle et du cycle. Dans les sociétés matriarcales peu de choses sont finalement pré-formatées, tout simplement car c’est inutile. Les gens peuvent choisir selon leur besoin et selon leur désir, tant que cela participe du rythme de la société. C’est une culture qui recherche le renouvellement, l’éternel retour, d’où une place privilégiée pour les figures nourricières et créatrices, que peuvent être la mère, la terre (Gaïa) ou d’autres formes de croyances animistes. Ce sont donc des cultures beaucoup plus ouvertes sur tout un tas de domaine mais qui peuvent être très coercitives envers les individus ne voulant pas apporter leur énergie à cette forme ténue de domination par l’obligation de participation à la synergie collective.
Matriarcat : comment s’explique le retour ?
Il n’y a pas si longtemps, l’homme parcourait encore le monde avec cet esprit patriarcal, partout des terres à découvrir et acquérir, jusqu’à la conquête incroyable du ciel et de l’espace. Mais devant notre incapacité à continuer en pratique cette marche progressiste affamée, face à l’infini du firmament, nous restons cloués sur terre et devons composer avec notre petite planète. En ce début de siècle, nous repassons donc peu à peu d’un univers infini, à un monde clos, au grand dam de Koyré. S’ensuit alors un naturel retournement comportemental de l’homme : nous passons d’une volonté axiologique d’expansion à une volonté cyclique de renouvellement. Les intérêts nouveaux pour l’écologie et la décroissance prennent leur source ici.
« Le pacifisme relatif actuel des grandes puissances de ce monde participe aussi d’une vision matriarcale : une volonté d’assurer le renouvellement de la vie sur cette planète. »
La deuxième cause de ce retour proviendrait du progrès de la science en ce qui concerne le miracle de la vie. La matriarcalité préhistorique était supposément due au fait que l’homme ne se rendait pas compte de son rôle dans la reproduction. La femme était donc le réceptacle de la vie, seule. Les progrès, de la contraception à la PMA, permettent aujourd’hui à la femme de pouvoir contrôler et provoquer ce miracle indépendamment de la volonté masculine. L’homme est donc, de fait, mis de nouveau hors du circuit, au moins décisionnel.
Troisième cause, le traumatisme de plusieurs siècles de guerre, jusqu’à l’infamie de la Seconde Guerre Mondiale pousse désormais l’humanité à une profonde remise en question — ajoutez à cela, l’arme atomique et sa radicalité macabre. D’ailleurs, le pacifisme relatif actuel des grandes puissances de ce monde participe aussi d’une vision matriarcale : une volonté d’assurer le renouvellement de la vie sur cette planète.
Pour autant, une société « purement » patriarcale ou matriarcale ne peut réellement exister, si ce n’est au prix d’un fort totalitarisme sur les individus ou les groupes. Ces deux structures prennent plutôt simplement le pas l’une sur l’autre selon des critères finalement très conjoncturels.
Vous l’aurez remarqué sans mal, le patriarcat est toujours présent dans notre société. Il est pourtant indéniable que celui-ci perd de la force depuis le début du siècle dernier et qu’il laisse petit à petit la place à tout un tas de caractéristiques que Marija Gimbutas a pu relever à propos du matriarcat archaïque.
Ainsi, c’est à la fin de la Grande Guerre (quintessence d’une opposition patriarcale) que les débuts de ce retour sont nés. Le féminisme naquit alors dans ces usines où la femme a réalisé ses capacités communes à l’homme, en ayant travaillé à égalité. Communes, tout est dans le mot, tant il désigne la valeur de similarité entre l’homme et la femme. Dans le matriarcat, où les rôles productifs n’existent pas, la différence de genre n’a pas beaucoup d’importance dans la sélection des activités quotidiennes. L’égalité y est une forme consubstantielle d’inutilité de la compétition. Si un homme ou une femme prend plus de temps pour faire ceci ou cela, tant pis, ce n’est pas grave, tant qu’il ou elle en a envie et que ça ne met pas la société en danger. Cela cause bien évidemment la mort du sexisme, d’un côté comme de l’autre, aujourd’hui réprimé par la loi mais aussi son pendant, les quotas, pour forcer les domaines récalcitrants à taire les préférences de genre.
« L’hétérosexualité perd son hégémonie et cela profite à toutes les autres formes de sexualité. Marija Gimbutas parle d’ailleurs pour les sociétés matriarcales archaïques d’une « homosexualité révérée. »
Cependant insistons à ce niveau, le modèle matriarcal n’est donc pas du tout une forme de domination de la femme sur l’homme, mais un abandon total de l’idée de concurrence entre les deux sexes et a fortiori, à l’intérieur même de chaque genre. La course à la virilité baisse, tout comme la course à la féminité, tout cela devient inutile, chacun est du coup laissé libre de se définir en transcendant complètement cette question (voilà l’idée de transgenre). Notre monde étant aujourd’hui de plus en plus peuplé, voire trop peuplé, l’idéologie patriarcale de l’expansion et de la productivité reproductive n’a donc plus aucune raison d’être. Ceci a pour conséquence immédiate, un changement de mentalité au sujet de la sexualité, elle quitte le lien sacré qu’elle entretenait avec la reproduction pour devenir un espace libre et récréatif, source d’épanouissement des sens. Le libertarianisme sexuel perce ainsi fortement depuis 68 et son fameux slogan « jouir sans entrave ». Les modalités de contraception se renforcent et sont soutenues, protégées et plébiscitées.
Ce renversement de mentalité a évidemment beaucoup de conséquences inscrites dans le fonctionnement de notre société. L’hétérosexualité perd son hégémonie et cela profite à toutes les autres formes de sexualité. Marija Gimbutas parle d’ailleurs pour les sociétés matriarcales archaïques d’une « homosexualité révérée ». Il est donc fascinant — et naturel — de voir depuis un demi-siècle comment les revendications de la communauté LGBT trouvent écho et grâce dans les sociétés occidentales, jusqu’à la récente promulgation de la loi sur l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe.
La famille, le théâtre du grand bouleversement
La paternité, le mariage et le couple sont historiquement apparus de manière concomitante lorsque l’homme se rendant compte de son rôle dans la reproduction, décida alors de se réserver une ou plusieurs femmes pour contrôler sa descendance et son héritage. Une fois ritualisé, ce choix deviendra ce qu’on appelle le mariage, consacrera des époux et produira un père. Voilà comment est né le patriarcat. Pour démontrer l’opposition formelle à ce sujet entre les deux paradigmes, Le docteur Cai Hua qui a travaillé sur une société matriarcale contemporaine dans le Yunnan a écrit un livre au titre évocateur : Une société sans père ni mari. Les Na de Chine.
Or, comme nous venons de le démontrer, le patriarcat perd de plus en plus d’influence sur notre société et sans lui le fameux trio père/mari/couple a moins d’intérêt et commence à s’effriter. Marque de cela, le mariage a changé de sens pour devenir la consécration d’un amour pré-existant à celui-ci. Il a perdu de l’importance en nombre et il est devenu depuis longtemps relatif, par le divorce et le remariage. Quel contrôle a par exemple un homme sur sa descendance dans le cas d’un divorce et de famille recomposée ? Certains ne voient d’ailleurs presque plus leurs enfants suite à ces accidents de la vie. C’est ce que montre l’Ined dans sa récente étude qui laisse apparaître qu’un père sur dix ne voit plus du tout son enfant, et signe du changement, ce chiffre monte à 18% pour la tranche d’âge 30-34 ans.
C’est sur les cendres de cette institution au sens traditionnel que se creuse d’ailleurs la résurgence de la monoparentalité. Un mot inventé par le féminisme dans les années de libération sexuelle pour parler d’une autre réalité, celle de la mère célibataire. En effet, plus de 80% des familles monoparentales sont féminines. Ces familles s’organisent autrement avec une importance des grands-mères et aussi des amis et des frères de la mère. C’est à s’y méprendre sur l’organisation sociétale entre les familles matriarcales archaïques et monoparentales au sens strict d’aujourd’hui.
Cependant, à la différence des anciennes sociétés de ce type, aujourd’hui l’homme à bien entendu entièrement conscience de son rôle dans la reproduction. Un malaise de la paternité apparaît alors à ce sujet et commence à percer dans le débat public via certaines associations de pères, dites volontiers masculinistes. C’est ainsi que récemment, une action médiatique a été menée par un père en haut d’une grue pour alerter l’opinion.
Autre souci, nos cœurs d’artichaut on pris l’habitude culturelle de chercher leur moitié. Or, dans une société plus libre et individualiste, personne n’est prêt à sacrifier une part de lui-même à la mise en conformité d’un rôle donné par l’idée de couple. Les couples sont donc beaucoup plus hétéroclites qu’avant, une richesse mais aussi une instabilité qui finit par dessiner les contours de ce que l’on appelle l’insécurité sentimentale. À terme, l’amour conjugal n’existant pas dans le matriarcat, peut-être verrons-nous disparaître la notion même de couple.
« Pourtant, Facebook, Twitter et consort, ne laisseront rien pour la postérité : ce sont des éléments de communication directe au sein de votre tribu. »
Mais la perte du rôle paternant entraîne aussi l’absence d’autorité forte. L’autorité n’a pour vocation que la transmission de la volonté d’un homme sur les autres, il s’agit de destiner son prochain. Mal comprise et détournée, elle se termine en fascisme — l’Histoire l’a montré. Cela dit, l’idée originelle est celle de la pérennité d’une action de l’homme à travers les générations, « de père en fils ». L’éducation patriarcale, empreinte d’autorité, n’a d’autres buts que celui-ci. Dans les sociétés matriarcales, les individus et les enfants sont donc beaucoup plus libres de choisir leur destin, leur morale et leurs règles, mais se retrouvent du coup plus indisciplinés – Sophocle a d’ailleurs fait de cette observation un paradigme dramaturgique et psychologique : l’opposition d’Antigone, défendant ses lois non-écrites, celles du cosmos, à Créon, le patriarche au service de la loi et du droit positif.
La puissance des symboles
Il est assez surprenant de relever que les NTIC — nouvelles technologies de l’information et de la communication — relèvent parfaitement de la coexistence des deux modèles. Écrire est une volonté linéaire de transmission de sa parole, gravée pour la postérité. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait fallut attendre l’arrivée du patriarcat pour avoir les premiers écrits, c’est-à-dire le désir de faire suivre ses idées. Les sociétés matriarcales archaïques étaient des sociétés de l’oralité, de l’échange direct et de la transmission au sein d’une communauté. Nous leur devons certainement la naissance du langage. Aujourd’hui nous écrivons encore énormément, entre les SMS et les réseaux sociaux. Pourtant, Facebook, Twitter et consort, ne laisseront rien pour la postérité : ce sont des éléments de communication directe au sein de votre tribu, de vos amis facebookiens, ou de vos « cercles » sur Google +. Ce nouveau langage du web 2.0, comparable au SMS, n’est pas réalisé par volonté d’écriture traversant potentiellement les âges, loin de là, mais bien dans un pur objectif de communication et de partage avec ses proches. Nous pouvons donc conclure, sans peur de travestir les mots, que notre société de communication est bien un retour de la tradition orale et par-là, déjà, en substance, du matriarcat.
La recrudescence des symbolismes circulaires n’est pas innocente — nous n’évoquions pas les « cercles » de Google + pour rien. Si nous les regardons de plus près aujourd’hui, les nouveaux symboles du monde occidental sont tous imprégnés de ronds et de cercles. Le drapeau de l’ONU, de l’Union Européenne, ou celui des différentes ONG font tous un rappel à la rondeur de cette terre mère, de ce monde fini, et à la volonté de se rassembler autour d’elle. Les sociétés matriarcales ayant une base cyclique et non linéaire, organisée autour de la mère, ont déjà montré à l’époque préhistorique un ensemble symbolique de cercles et de rondeurs, comme les déesses de fertilité aux larges mensurations.
Honneur et perte historique du matriarcat, le pacifisme relatif entre grandes puissances que nous vivons depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale est aussi l’un de ses éléments caractéristiques. Honneur, puisque le matriarcat n’a effectivement aucune volonté de conquête, d’opposition frontale et brutale. Perte historique, car l’anti-militarisme devient rapidement un défaut de protection et aucune société matriarcale n’a survécu, dans les faits, à une invasion venant d’une société patriarcale. La concurrence farouche entre sociétés patriarcales entraîne de fait une excellence en matières militaire et technologique.
Apparaît aussi aujourd’hui une image du corps féminin en puissance et non plus seulement en faiblesse, lascive comme on l’imaginait au XIXe. L’imagerie matriarcale par ailleurs est rempli de statuettes divines rappelant le corps fécond de la femme, de sa sexualité et de sa nudité. Dans ce contexte, il n’est pas du tout étonnant que les FEMEN utilisent leur corps pour délivrer un message et se sentir fortes. Si nous reprenons les éléments de représentation des sociétés matriarcales, des déesses de fécondité à la Lilith archaïque, nous observons sans problème que la base même de la revendication de la force féminine se fait à travers le rapport même de la femme à la puissance génératrice et évocatrice de son corps.
Et le féminisme dans tout ça ?
Il est très intéressant de noter que les deux camps du féminisme s’affrontent à ce sujet. Entre les pro et les anti-différentialistes, c’est finalement les pro-matriarcats et les pro-patriarcats qui s’opposent. En effet, les anti cherchent à faire de la femme l’égal de l’homme, dans le sens strict de « similaire », donnant alors à la femme la possibilité d’être aussi un patriarche.
Ainsi, l’histoire du patriarcat a accouché de plusieurs femmes au caractère trempé qui ont pris ce rôle à la tête de sociétés pourtant très patriarcales. De Thatcher à Élisabeth de Russie, de Cléopâtre à Bloody Mary, ces femmes prouvent finalement que la différence entre patriarcat et matriarcat est fondamentalement structurelle et non genrée.
De l’autre côté du féminisme, les différentialistes cherchent plutôt à assumer la femme dans sa différence, c’est-à-dire, dans sa capacité de mère (mais pas au sens de poule de pondeuse) et sa capacité de séductrice, donnant de l’écho à ce que fut dans le matriarcat archaïques le culte des déesses de fécondité. Le masculin n’y est pas un modèle, il n’y a pas de modèle, de patron, de « pater ».
Réforme ou informe ?
Partout nous entendons dans les médias les différentes formes contemporaines du progressisme sociétal s’adjoindre de mots et de notions complexes : homosexualité, théorie des genres, transgenre, parité, famille recomposée. La classique hétérosexualité monogamique patriarcale serait donc assaillie par une horde de nouveautés sociologiques concurrentes.
Dans le contexte que nous avons pris le temps d’étudier dans cet article, rien ne semble plus faux. L’hétérosexualité ne perd pas d’importance, l’homosexualité n’en gagne pas, car le matriarcat siffle la fin du match. Les limites, les barrières et les cases disparaissent sous le poids de leur vanité dans le matriarcat. Bien plus qu’une société aux formes nouvelles et plurielles, le nouveau paradigme matriarcal nous fait entrer dans un monde où les catégories n’ont, en fait, plus d’importance.
L’air de rien, le mariage pour personne de même sexe ne s’est pas appelé ainsi mais a été nommé « le mariage pour tous », refusant dès lors toute définition, catégorie, fermeture et forme déterminée. Le monde de demain serait donc un champ libre et sans clôture — dès lors, gare aux loups !