L’histoire de l’Union européenne et son déluge d’aberrations. Mais qu’en est-il de la « préhistoire de l’Union européenne », du paneuropéisme qui avant guerre prédisposa le continent à l’acceptation de ce bas de soie aux relents de merde ?
Qui, aujourd’hui, n’est pas convaincu que le processus d’intégration européen ne tire ses origines d’un long mécanisme historique, qu’il n’est pas le divin produit de racines intellectuelles profondes ? À des fins politico- idéologiques bien précises, on a voulu créer artificiellement un engrenage, une idée d’intégration et de communauté se retrouvant dans un large panier intellectuel ancien. On a voulu persuader les Européens, et le reste du monde, que ce processus d’intégration était naturel : qu’il était non seulement l’enfant d’une conjoncture historique précise, celle du siècle des génocides et son océan de décombres, mais aussi et surtout celui d’une idée, d’une marche inéluctable de l’Histoire. C’est le récit d’une historiographie intellectuelle tronquée ayant insidieusement intégré l’inconscient dans notre façon de penser l’Europe.
« Mysticisme qui, de Briand à Schuman, s’élèvera progressivement dans les hautes sphères politiques de l’époque, atteignant au sortir de la Seconde Guerre mondiale le rang de vérité indiscutable.»
Comte autrichien devenu en 1939 citoyen français, Richard Coudenhove-Kalergi restera comme l’un des grands maçons de la création intellectuelle d’une Europe unie. Issu lui-même du multiculturalisme, c’est après des études de philosophie qu’il se tourne vers les affaires politiques européennes et fonde le mouvement Pan Europa en 1922, le premier Congrès ayant lieu à Vienne en 1926. Si l’intégrité du personnage peut difficilement être remise en question, malgré son attirance certaine pour Mussolini, c’est clairement afin de soutenir son action politique qu’il façonnera un mysticisme intellectuel européen par les écrits autant que par les réseaux, auxquels il a doucement imposé l’idée d’une généalogie presque ancestrale des théoriciens de l’Europe fédérale. Mysticisme qui, de Briand à Schuman, s’élèvera progressivement dans les hautes sphères politiques de l’époque, atteignant au sortir de la Seconde Guerre mondiale le rang de vérité indiscutable.
Nos ancêtres, ces Gaulois
Au fondement de cette généalogie, nous trouvons Pierre Dubois, légiste du XIVe siècle, qui dans son ouvrage De la récupération de la Terre-Sainte pose les premières pierres de l’idée européenne, selon Coudenhove-Kalergi. On comprend rapidement, d’abord à la lumière du titre puis du personnage de Dubois ensuite, qu’il s’agit en réalité d’un ouvrage s’engageant pour une Europe sous l’égide du roi de France, étendant sa domination militaire jusqu’à la Palestine. Indéniablement, le mérite de Dubois aurait été de prôner une suprématie royale à l’heure où les Capétiens n’ont pas tout à fait pris le pas sur les régimes seigneuriaux. Le mérite de Coudenhove-Kalergi, quant à lui, fut de faire avaler son anachronisme.
De Pierre Dubois à Emmanuel Kant en passant par le duc de Sully ou l’abbé de Saint-Pierre, Coudenhove-Kalergi a su fertiliser une conscience européenne aujourd’hui prépondérante dans tous les cercles bien-pensants historique et philosophique, créant un dogmatisme de la foi politique européenne là où il n’y a que doctrine historique. Il a fait de la confusion la première pierre cimentant la communauté européenne : si Kant ou le duc de Sully ont bien écrit sur le destin commun de l’Europe, il n’y était question ni de fédération ni de supranationalité, mais d’une paix organisée et institutionnalisée entre les États d’Europe. Du reste, il n’était généralement question que d’un fédéralisme sous la bannière imposante d’une puissance dominatrice.
De même, le jeu des familles dominantes fourmillant dans l’Europe des temps modernes écartait tout autant l’idée d’union politique ou économique, autant chez les penseurs que chez les protagonistes d’alors. J’en veux pour preuve la personne du duc de Sully, dont l’idée de « République très chrétienne » dans ses « grands desseins » aurait été à l’aune d’une Europe moderne unie d’après le comte autrichien : elle n’est, de fait historique, qu’une vision anti-Habsbourg et une velléité calviniste de paix religieuse.
Enfin, la cerise sur le gâteau, la tête couronnée : j’ai nommé la phrase de Jean-Jacques Rousseau issue du Contrat social : « Il n’y a plus aujourd’hui de François, d’Allemands, d’Espagnols, d’Anglois même, quoi qu’on en dise ; il n’y a que des Européens. » Voici, ma foi, une bien belle tournure usée à tort et à travers dans tous les manuels, par la Fondation Robert Schumann et dans les discours universitaires pour consolider l’idée d’une intégration européenne ancestrale. Seulement, la peste soit du fat, cette phrase est d’une ironie criante, extraite d’un passage où Rousseau prône la nation et dénigre l’intégration et la soumission d’une nation par une autre, en l’occurrence la Pologne et la Russie. Merde alors !
« La mainmise de l’Europe sur une grande partie du monde connu étant en phase d’être bousculée, c’est la crainte aiguë d’une perte de pouvoir qui cimenta les idées de paneuropéisme. »
De tels antécédents historiques ne sont en réalité que le produit bien trop intellectualisé de velléités politiques issues de la Grande Guerre, dont Coudenhove-Kalergi usa afin d’enraciner son action, de la légitimer. La mainmise de l’Europe sur une grande partie du monde connu étant en phase d’être bousculée, c’est la crainte aiguë d’une perte de pouvoir qui cimenta les idées de paneuropéisme, et non une quelconque hypothèse évolutionniste tendant irrémédiablement vers le fédéralisme.
La parenthèse hitlérienne
C’est donc bien la Première Guerre qui fut l’élément déclencheur d’une idée d’Europe unie. Cette idée se présenta à certains Européens comme un moyen, certes d’éviter la guerre, mais aussi et surtout de contrer l’affaiblissement interne progressif de leurs États respectifs, et d’insuffler un nouvel élan à l’influence européenne dans le monde, de manière collective. L’apparition de nouvelles forces militaires, économiques et politiques dans la grande arène internationale renvoyait alors l’ensemble des pays européens à la misère financière et humaine produite par une guerre fratricide : le Japon, la Russie, les États-Unis s’imposaient peu à peu.
Ces craintes de domination étrangère permirent ainsi à Coudenhove-Kalergi de ratisser large dans le monde étriqué des intellectuels et des hommes politiques de l’époque. Un nombre impressionnant de partisans rejoignirent les rangs de Pan Europa, renforçant son influence politique et son idéologie continentaliste. Seulement, pointant sa moustache, l’ombre de l’Allemagne nazie s’étendit peu à peu sur l’ensemble du continent. Nous y voici, une nouvelle fois : après Charlemagne, après Napoléon, l’Europe était rassemblée sous une même bannière fédératrice, celle d’Hitler et de la croix gammée. Et, alors que Coudenhove-Kalergi s’exilait loin des étendards allemands, un grand nombre de ses partisans se joignaient tacitement aux meutes collaborationnistes.
Le paneuropéisme à l’œuvre
C’est le travail de l’historien Bernard Bruneteau qui a permis de mettre en lumière le rapprochement, aujourd’hui indéniable, des intellectuels européistes de l’époque avec le régime nazi : « Mais Coudenhove et le mouvement européen à sa suite, n’en avaient pas moins bâti deux décennies durant, une mystique, voire une moderne eschatologie propre à subsumer toutes les intuitions, à transcender toutes les croyances, à se superposer à tous les engagements. »
« À se superposer à tous les engagements », voilà que tout est dit. Devenu désormais obsolète pour l’ensemble des futurs penseurs d’une Europe unie, le modèle briandiste des années 1920 prônant une Europe libérale fit place nette au nouveau modèle fédéral allemand. À l’égal de l’aveuglement de certains pour le régime soviétique, la cécité quasi volontaire de beaucoup pour l’Allemagne nazie n’avait d’autre motivation qu’un sentiment de fatalité historique, d’une union utopiste et sans précédent préfigurée par la galerie de Coudenhove-Kalergi.
De ces intellectuels, nous pouvons citer Alfred Fabre-Luce, dont le Journal de la France était alors édité et vendu dans toute la France libre : faisant la différence, significative vous en conviendrez, entre la collaboration au régime et le « progressisme » hérité de la force des choses, cet exemple assez révélateur de son courant de pensée mettait en avant les avantages européens de la collaboration tout en la réfutant, jusqu’à attirer les foudres vichystes. La possibilité d’un marché commun, la dimension coloniale et civilisatrice du continent, l’antique culture européenne et le refus de l’universalisme et de l’atlantisme sont autant d’arguments invoqués alors par ces messieurs de l’européisme, soutenant les appels de Vichy à la mémoire hugolienne pour réaffirmer la portée civilisatrice de la France-Allemagne.
Les débuts de l’américanisation
Rappelons un peu l’affaire. Au début du siècle, le projet européen et l’idée d’un destin commun ont réussi à s’imposer dans les consciences des classes dirigeantes grâce à un rare engagement personnel en la personne du comte Coudenhove-Kalergi, puis de ses partisans. L’Allemagne hitlérienne, loin de refroidir la caste paneuropéenne, a échaudé les désirs continentalistes par ses visions d’une structure fédératrice forte se voulant rehausseur de feu la prédominance européenne sur le monde. Au sortir de la guerre, comme le dit si bien l’excellent Alfred Fabre-Luce, changeant de chemise comme de slibard, la donne a changé : « Nous avons dit qu’on n’avait pas vu jusqu’ici, dans l’Histoire, de Fédération sans fédérateur. Le fédérateur d’aujourd’hui, c’est l’Amérique. »
En juillet 1947, une conférence des 16 présidée par les États-Unis « pour la coordination de l’aide américaine au relèvement de l’Europe » se tient à Paris et se solde par la création d’un comité de coopération économique européen. L’année suivante est créée l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), premier pas concret vers une collaboration économique à l’échelle de l’Europe, ou plutôt à l’échelle de l’Europe atlantiste.
Toutefois, c’est le plan Marshall, à partir de 1947, inculqué aujourd’hui à nos enfants comme une simple entreprise philanthropique de la part des États-Unis, qui fut en réalité l’effort d’investissement sur le long terme le plus conséquent de la part du continent nord-américain : permettant d’endiguer la montée indéniable du communisme en Europe, notamment en Europe de l’Ouest, ce fut également un moyen de sauver l’économie capitaliste européenne et d’infiltrer de manière toujours plus concrète les marchés européens d’Europe de l’Ouest. Les premiers pas concrets de l’Europe unifiée vont de paire avec ceux d’une union atlantiste, et possèdent les mêmes pères.
Jean Monnet, Robert Schuman… Vous connaissez forcément les pieux pères de l’Europe qui, par seul souci de paix et de dépassement du nationalisme, ont vaillamment combattu les légions rouges et la Croix de Lorraine. Et, pour s’imposer face aux puissances politiques françaises récalcitrantes, mettre à bas le lien entre États et souverainetés en faisant mine de rien, quoi de mieux que courber la croupe devant la toute nouvelle première puissance mondiale ? La réputation de Jean Monnet n’est plus à faire : garçon de café au service du tout Wall Street, le businessman a largement vogué sur des idées qui n’étaient pas les siennes, engrangeant au passage profits et mérites comme on engraisse une oie.
John Foster Dulles ou le déni parental
Mais on connaît moins l’existence de son grand ami, le véritable vecteur du paneuropéisme d’après-guerre, la voix dans l’ombre, le père inconnu de l’Europe unie. John Foster Dulles, secrétaire d’État d’Eisenhower. Pur produit WASP par ailleurs, Foster Dulles réunit en sa personne toute la pensée des élites états-uniennes en matière de politique européenne. Petit-fils et petit-neveu de deux secrétaires d’État, frère du second directeur de la CIA, il connaît fort bien l’Europe et la France, notamment depuis son implication dans le traité de Paris de 1918.
Toute l’assise de Foster Dulles en Europe repose alors dans les noyaux européo-atlantistes des grands salons ministériels où se pavanent des Monnet, Schuman ou Pleven. Le projet principal de ces derniers se situe dans la constitution d’une armée fédérale européenne. Pourquoi ? Parce que, pour Eisenhower et Dulles, c’est la manière la plus simple de priver les États et l’Europe d’une défense souveraine, de prévenir la paix, et accessoirement, parce qu’en temps de guerre, cette armée serait dirigée par le commandant en chef de l’OTAN.
Toutefois, les Français voient d’un mauvais œil le fait d’être remis sur un pied d’égalité militaire avec l’Allemagne si peu de temps après la guerre. Durant les quatre années de débats parlementaires, l’opinion publique a ainsi le temps de connaître plus au fond le sujet, et répudie rapidement une nouvelle perte de souveraineté au profit de l’Atlantique.
« Le traité de Rome qui suivra n’aura d’autres idéaux que la signature de l’assentiment aux marchés libéraux et le lancement de l’Europe technocratique. »
Après l’échec de la Communauté européenne de défense (CED), Foster Dulles et l’ensemble de la diplomatie américaine se voient obligés de calmer l’ingérence politique directe dans les affaires du Vieux Continent.
Pour autant, la substantifique moelle antidémocratique de la future Union européenne est déjà largement implantée : origines fallacieuses, engouement fasciste des paneuropéens, américanisation implicite et forcée, le traité de Rome qui suivra n’aura d’autres idéaux que la signature de l’assentiment aux marchés libéraux et le lancement de l’Europe technocratique, tel que nous la connaissons aujourd’hui.