Au cœur du conflit qui déchire la Syrie depuis deux ans, les alaouites restent une population totalement méconnue en dehors du pays. Ces adeptes d’une branche dissidente de l’islam ont mauvaise presse dans le reste du monde musulman ; en Occident, ils sont souvent réduits à « une secte », inséparable du Président Bachar-al-Assad qui en est issu, et monopolisant le pouvoir à Damas. Qu’une vision aussi grossièrement caricaturale se propage en France est tragique à double titre : non seulement parce que les alaouites incarnent une certaine modernité de l’islam, que les Français ont toujours encouragée ; mais aussi et surtout parce qu’ils sont des alliés historiques de la France, qui s’est régulièrement appuyée sur eux pour défendre ses intérêts au Levant. Que la diplomatie française soit incapable de prendre en compte ces éléments essentiels n’est pas la moindre preuve de son affaiblissement depuis quelques années.
La doctrine alaouite (dite aussi nusayrî par les sunnites, en un sens plutôt péjoratif) naît au IXe siècle et se présente comme une interprétation dissidente de l’islam chiite (qui est alors à son apogée), mâtinée de références à la pensée grecque et au christianisme. Aux Xe et XIe siècles, de petites communautés mystiques se forment à Alep, puis plus à l’ouest, dans la région de Lattaquié, qui borde la Méditerranée. Les alaouites se heurteront à divers adversaires : après avoir affronté chrétiens croisés et ismaéliens tout au long du Moyen Âge, les alaouites sont intégrés dans l’Empire Mamelouk d’Egypte, puis finalement au sein de l’Empire Ottoman.
Le culte alaouite est considéré par beaucoup de musulmans comme hérétique. En effet, c’est une foi qui se base sur l’interprétation mystique du texte sacré, et non sur son application littérale. Les alaouites n’ont pas de mosquée, ne voilent pas leurs femmes, n’observent pas le jeûne et autorisent l’innovation. C’est donc une interprétation religieuse souple et plutôt ouverte. À l’instar des alévis de Turquie, qui partagent une doctrine très proche, les alaouites syriens ont été marqués par les grandes idéologies progressistes du XXe siècle : laïcisme, communisme ou nationalisme arabe.
Cette application très souple de l’islam mais également le caractère secret des pratiques alaouites, ont attiré sur cette communauté les foudres des conservateurs sunnites. Persécutés par les pouvoirs mamelouk et, dans une moindre mesure, ottoman, les alaouites ont subi des campagnes de persécution régulières et violentes.
En 1305, une fatwa d’Ibn Taymiyya, un des inspirateurs du salafisme, déclare qu’ils « sont branchés de l’incrédulité, l’infidélité et l’athéisme, par lequel ils sont des plus grands mécréants que les juifs, chrétiens et brahmanes indiens adorant les idoles. […] Leur sang et leurs biens sont déclarés illicites. » En 1638, le prédicateur Nouh Afandi al-Hanafi al-Hamidi déclare qu’il « incombe donc de supprimer ces gens exécrables et infidèles, qu’ils se repentissent ou non, car il n’est pas licite de les laisser en paix en échange du paiement de l’impôt de capitation, ni de leur accorder un sauf-conduit temporaire ou permanent. Il est permis de réduire leurs femmes en servitudes. »
Sous le mandat français (1920 – 1946), les alaouites sont protégés, mais à l’indépendance, de nouvelles persécutions les frappent. Il faut attendre 1970 et le coup d’État de Hafez-al-Assad pour que la donne change à nouveau : le nouveau chef d’État est lui-même alaouite, et son idéologie laïciste s’accorde bien avec cette doctrine religieuse.
En quelques années, les alaouites investissent les secteurs stratégiques de l’État syrien (armée, politique, fonction publique…) et accèdent aux plus hautes sphères du pouvoir. De 1979 à 1982, alors que l’insurrection islamiste fait rage, ils subissent une série d’attentats et d’assassinats qui prend fin avec le très meurtrier bombardement de Hama par le régime en place.
« Les alaouites n’ont pas de mosquée, ne voilent pas leurs femmes, n’observent pas le jeûne et autorisent l’innovation. »
L’arrivée au pouvoir de Bachar-al-Assad, en 2000, permet aux alaouites de demeurer dans les cercles du pouvoir, même si certains d’entre eux commencent à prendre leurs distances avec un régime jugé trop autoritaire.
Avec l’arrivée au pouvoir de Bachar-al-Assad en 2000, les alaouites demeurent dans les cercles d’influence.
Le dilemme des alaouites face à la rébellion syrienne
Dans une guerre civile de plus en plus marquée par le facteur religieux, la situation des alaouites syriens est particulièrement délicate. Comme les autres minorités religieuses, ils craignent qu’une victoire des rebelles trace la voie de l’hégémonie sunnite au mieux, d’un régime islamiste au pire. Bachar-al-Assad l’a bien compris, et joue de la situation avec un cynisme habile. Au sein de la République de Syrie, les alaouites jouissent d’une situation privilégiée. Ils ne contrôlent pas l’ensemble de l’État, mais sont très bien placés parmi les cadres de l’armée et du parti Baas, deux piliers du régime.
Néanmoins, c’est là une politique bien risquée pour les alaouites : plus ils soutiennent le régime de Bachar-al-Assad, et plus ils lui sont associés dans l’imaginaire collectif, au risque de subir de sanglantes représailles si les rebelles venaient à l’emporter. En bien des points, leur situation est comparable aux chrétiens, mais en plus dramatique. Bachar-al-Assad n’est pas issu de la communauté chrétienne ; et cette dernière peut compter sur un soutien des Européens en cas de coup dur. Mais qui se préoccupera du sort des alaouites ? Pour beaucoup d’Occidentaux, il ne s’agit là que d’une secte chiite, méconnue et, circonstance aggravante, vaguement assimilée à l’Iran.
Et pourtant, malgré ce contexte défavorable, il est des alaouites ayant pris parti contre le pouvoir de Bachar-al-Assad, et rejoint l’opposition. Leur situation est fort incommode : considérés comme des traîtres par le régime syrien, et comme des hérétiques par les djihadistes qui le combattent, ils s’exposent dans tous les cas à des risques sérieux.
L’amitié franco-alaouite : un héritage historique, une nécessité géopolitique
Peu aimés des populations sunnites, et guère plus des chiites duodécimains, les alaouites ont toutefois pu s’appuyer sur un allié solide au cours de leur histoire difficile : la France. Dès qu’ils s’emparent du Liban et de la Syrie, en 1920, les Français comprennent le parti qu’ils peuvent tirer de cette minorité isolée dans un monde sunnite hostile. Sur le champ, un « territoire des alaouites » est créé, le long de la Méditerranée, entre le Sandjak d’Alexandrette et le Liban : c’est là la région historique de cette minorité. Malgré la pression des nationalistes syriens, ce territoire autonome se maintient jusqu’en 1936, avant d’être rattaché à la Syrie.
« Alors que des offres de dialogue se multiplient de part et d’autre en Syrie, la France semble sur le point de sortir du jeu diplomatique régional. »
Longtemps en France s’est maintenue la nostalgie de cette entente franco-alaouite, et jusqu’au coup d’État de Hafez-al-Assad en 1970, la diplomatie française suit avec attention le sort de ses anciens alliés. Dès mars 1945, le général Paul Beynet transmet à Georges Bidault un rapport rédigé en Syrie, qui dénonce la violence syrienne envers les alaouites, et « la collusion entre les autorités britanniques et syriennes » dans cette affaire. Un an plus tard, le même général estime que les alaouites ont « accueilli comme une joie, une libération » le mandat français, et qu’ils « ne demandent que notre protection ». Il faut noter que, face à un monde arabe sunnite qui se tourne vers la Grande-Bretagne, les États-Unis ou l’Union Soviétique, la minorité alaouite apparaît comme un utile contrepoids pro-français. Cette sympathie se maintient jusqu’aux années 1970.
Vers 1980, le rapprochement entre la Syrie et l’Iran complique les relations avec la France, contre laquelle le pouvoir alaouite prend franchement parti. Pomme de discorde entre Damas et Paris, le Liban subit les contrecoups de cette terrible rivalité. Il faut attendre 2007 et l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy pour assister à la réouverture d’une relation privilégiée entre la France et la Syrie alaouite. Les deux pays coopèrent alors efficacement dans la lutte contre l’islamisme sunnite.
Nicolas Sarkozy, l’homme de la réouverture d’une relation privilégiée entre la France et la Syrie alaouite.
Mais dès le printemps 2011, la France, échaudée par sa maladroite expérience tunisienne, prend parti pour la rébellion syrienne et se coupe du pouvoir alaouite à Damas. C’est une politique qui aurait pu se défendre, si Paris s’était appuyée sur les alaouites qui ont pris parti contre Bachar-al-Assad. Cette opposition de faible ampleur, mais laïque et progressiste, a été totalement marginalisée au sein de l’opposition syrienne, au profit des libéraux et des islamistes, respectivement liés aux Anglo-Saxons et aux théocraties du Golfe. Ni Nicolas Sarkozy, ni François Hollande n’ont cherché à favoriser les opposants alaouites au sein du Conseil National de Transition syrien…
Alors que des offres de dialogue se multiplient de part et d’autre en Syrie, la France semble sur le point de sortir du jeu diplomatique régional. Ce serait là un échec d’autant plus dramatique que son lien particulier avec les alaouites lui offrait un atout considérable dans la région. Présents au sommet du régime actuel, mais également dans certains groupes d’opposition, les alaouites auraient pu faire un contrepoids aux visées saoudiennes, russes et américaines dans le pays.
Son attachement au socialisme et au nationalisme arabe, sa pratique religieuse ouverte et tolérante, ses liens historiques avec la France : tout concourt pour faire de cette minorité un allié solide de Paris au Proche-Orient. Le total désintérêt que les gouvernements français lui portent depuis deux ans s’explique-t-il par une réelle incompétence, ou par une soumission totale aux visées du Qatar et de l’Amérique, au mépris des intérêts français ?