Dans Dark Knight Rises, dernier volet de la trilogie Batman de Christopher Nolan, le cinéaste britannique introduit un élément exogène à l’univers des super héros – et plus généralement à l’esprit contemporain : le peuple. Problème : le scénario ressemble à un condensé des thèses d’Edmund Burke, précurseur anglais de la contre-révolution…
L’œuvre de Nolan n’est pas à négliger, ne serait-ce que parce qu’elle tente de capter l’effondrement du temps, cœur de la souffrance de l’Homme postmoderne. Le futur aspire le présent, le présent efface le passé, et l’Homme se retrouve perdu dans un trou noir atemporel, ne percevant sa vie que comme une absurde marche vers la mort.
Perspective d’autant plus désespérante que pour l’Homme contemporain, la mort signifie l’oblitération de tout. Le Dieu unique ayant revendiqué avec succès toute forme de spiritualité, lorsque l’on ne croit plus en lui, on ne croit plus en rien. De la civilisation de l’espoir, à la civilisation du désespoir, sans escale. Le monde postmoderne est loin du calme stoïque d’un monde athée, au sens étymologique, dans lequel, comme rien n’est advenu, tout peut encore advenir. Robespierre était de ce monde-là, lui qui disait : « S’ils invoquent le ciel, c’est pour usurper la terre », mais aussi « ceux qui nient l’immortalité de l’âme se rendent justice ». Ne réellement croire en rien, c’est s’autoriser à croire en tout.
Filmer le temps qui s’effondre
Dans Memento, le film qui l’a révélé, le réalisateur installe Guy Pearce dans un dispositif diabolique : sa mémoire n’en finit pas de s’écrouler sur elle-même… Chaque matin, il ne se souvient de rien, pas même de son identité. Chaque jour, il s’écrit les informations qui lui sont essentielles sur le corps, et, au réveil, se redécouvre en les lisant. Métaphores multiples. Il n’est plus que par son corps. Le corps, radeau de la méduse de l’Homme contemporain, auquel tout un chacun se raccroche si fort, qu’il devient insupportable d’entendre « tu es né poussière et tu retourneras poussière ».
Dans Insomnia, Al Pacino ne dort pas, hanté par son passé, perdu en Alaska, où pendant deux mois, le soleil ne se couche plus. Dans Le prestige, Hugh Jackman et Christian Bale s’affrontent dans un univers de faux semblants, questionnant le spectateur sur ce que la vie humaine a d’irréversible. Le passé enchaîne le présent, le présent, lui, s’enchaîne au futur. Dans Inception, enfin, film qui mériterait de plus amples développements, Nolan parvient à matérialiser le temps qui s’écroule. Prouesse visuelle incontestable, et sans doute fin de cycle.
Dark Knight Rises reprend l’idée d’un Chronos mangeur d’âmes : tous les personnages, de Christian Bale à Tom Hardy, en passant par Michael Cain et Marion Cotillard sont dévorés par leur passé ; pourtant, cette fois, le nœud du film est ailleurs. L’arme de l’homme face au temps ? L’action pure. De la métaphysique à la philosophie politique. La justice est-elle autre chose qu’une vengeance ? Une colère peut-elle être saine ? Son expression, la violence, peut-elle être légitime ? Le peuple est-il autre chose qu’une masse manipulable ? Peu de films hollywoodiens se sont attaqués à ces questions. Hélas, Dark Knight Rises y répond mal. Et volontairement, semble-t-il. Décisionnisme fasciste contre abrutissement libéral-publicitaire ; et de Camus, point.
Hippolyte Taine à Hollywood
Tous les poncifs furétistes sur la Révolution y passent. Confusion entre le peuple et la foule, d’abord. Références claires aux lectures contre-révolutionnaires de la Terreur : Taine aurait pu écrire le scénario. Dans une pièce aux plafonds hauts, à la lumière plongeante, qui n’est pas sans évoquer – et c’est là un premier scandale – l’atmosphère de la salle du Jeu de paume, un petit homme roublard et pervers rend une justice grotesque, tenant en une phrase : « La mort ou l’exil ? ». Sa réplique sonne comme la chute d’une blague : « La mort, par l’exil ». La foule qui vocifère autour de ce juge de paille, est une horde de chacals enragés, assoiffés de sang. Vous, moi, nous quoi. Le peuple…
Mais Nolan ne se contente pas de montrer un peuple d’imbéciles frustrés et jaloux, manipulé par un psychopathe aux thèses fumeuses – qui n’est pas sans rappeler quelqu’un, d’ailleurs ; non, il faut également que cet hurluberlu soit manipulé par quelqu’un d’autre : un(e) riche. La richesse, c’est l’élection, dans ce monde anglo-saxon, marqué par la prédestination et le fatalisme. L’idée même d’une révolution populaire, d’une énergie collective, apparaît impossible. Spirituellement, les pauvres sont des damnés. Il faut donc qu’il y ait un malin génie : hier les Francs-Maçons et les juifs, demain qui sait ? Des origines contre-révolutionnaires des théories du complot…
Batman se trouve ensuite jeté dans une prison sordide, dont personne ne réchappe vraisemblablement au Moyen-Orient. Les prisonniers aident Bruce Wayne à s’échapper. Ni eux ni le héros n’envisagent qu’il puisse les sauver. Cela ne perturbe pas le spectateur. Fatalisme et prédestination : on s’y fait.
Nolan développe la vision que Burke avait de la Révolution française : « Ceux qui ont beaucoup à espérer et rien à perdre seront toujours dangereux ». A aucun moment, il ne questionne les racines du mal : les inégalités, l’injustice, la corruption des élites… Elles sont un fait, il faut l’accepter. « Le néo-libéralisme est le pire des régimes à l’exception de tous les autres » semble dire le réalisateur britannique. Reagan plutôt qu’Hitler ; rien entre les deux. Batman se bat dès lors pour sauver ce que Jean-Claude Michéa appelle l’Empire du moindre mal.
« Si je dois tracer de mon sang… »
Robespierre mesurait parfaitement la différence d’essence entre les révolutions anglo-saxonnes et la grande Révolution : « Les révolutions qui, jusqu’à nous, ont changé la face des empires, n’ont eu pour objet qu’un changement de dynastie, ou le passage du pouvoir d’un seul à celui de plusieurs. La Révolution française est la première qui ait été fondée sur la théorie des droits de l’humanité, et sur les principes de la justice. »
Le 8 thermidor an II, à la tribune, il prononçait son discours-testament. Trahi de toutes parts, par les pleutres et les hommes d’argent, il refusa la fuite, affrontant les yeux dans les yeux ses futurs bourreaux, et, au-delà, son destin de sang. Il descendit dans le silence par ces mots : « Je suis fait pour combattre le crime, non pour le gouverner. Le temps n’est point arrivé où les hommes de bien peuvent servir impunément la patrie : les défenseurs de la liberté ne seront que des proscrits, tant que la horde des fripons dominera. »
Ce qu’il advint de lui ensuite fut vulgaire et violent, lâche, à l’image de ses ennemis. Sanglant et sale, piteux, il restera, dans la mémoire de ses amis, à jamais immaculé. Incorruptible. Il n’a pas trompé la mort, dans une chauve-souris à réacteur nucléaire, n’a pas explosé sur la ligne d’horizon, sur un thème de Hans Zimmer. Il n’y aura pas de suite, parce qu’il n’y avait pas de ruse.
Nolan, Anglais, ne sait pas que les martyrs de notre Révolution, par la perfection de leur dévouement, par le dont qu’ils firent de leur corps à leur peuple, se sont affranchis de tout carcan temporel. Dans ce même discours du 8 thermidor an II, Maximilien annonçait que « la mort est le début de l’immortalité ».
Nos héros ne reviennent pas. Ils ne sont jamais partis.