L’anarchisme est-il trop « daté » pour le cyber/cypher-espace ? Il est sans doute trop XIXe siècle, trop lié à ses querelles doctrinaires avec le communisme, le socialisme et plus tard le trotskisme… Par essence, Il porte en lui trop de luddisme, de technophobie et de méfiance vis-à-vis du « progrès », pour envisager positivement les nouvelles technologies. Pour l’anarchiste, ces nouveaux outils sont presque immanquablement synonymes d’exploitation, d’aliénation, de réification.
Les anarchistes patentés « canal historique » et leurs mouvements sont donc ainsi plutôt réfractaires à Internet, ou le pratiquent de manière non militante et pas du tout hacktiviste. C’est peut-être en train de changer et cela ne rend peut-être pas compte de certaines initiatives technophiles et bidouilleuses. Mais il est clair que ce ne sont pas les anarchistes « déclarés » et « cartés » qui sont les plus en pointe au plan de l’usage des technologies numériques. Et c’est encore plus vrai quand il s’agit de mobiliser, convaincre et agir dans un sens qui serait « anarchiste » : ce sont plus d’autres mouvements, non anarchistes, qui le font.
Internet, entre cyberpunks et de ultracapitalisme
Car même s’il y a des anarchistes dans leurs rangs, l’anarchisme en tant qu’idéologie est complètement étranger aux Indignés, à des clusters comme Telecomix, à la croisière de LulzSec et à ses continuateurs, à Anonymous et à ses forks (Project PM, People Liberation Front…), à Occupy. Toutes les formes de contestation du pouvoir, de la représentation, de l’Etat, des multinationales récusent les idéologies autant qu’elles sont irréductibles à celle de « l’anarchisme » si bien décrit, documenté et analysé par Daniel Guérin.
L’éthique hacker ne se recoupe pas avec l’anarchisme, elle le dépasse, le digère.
Autre exemple : Richard Stallman, dans son combat pour les logiciels libres, contre les logiciels privateurs mais aussi contre l’Open Source, pourrait également facilement être qualifié d’anarchiste, mais cela ne dirait rien de vrai sur lui, et il le récuserait d’ailleurs, alors que Eben Moglen, lui, en serait flatté. Disons-le donc une bonne fois pour toute. Le crypto-anarchisme des cyberpunks, le datalove de Telecomix ou de la Quadrature du Net, ni même « l’ultra coordinated motherfucker » d’Anonymous (Biella Coleman), le libertarianisme anarcho-capitaliste de Julian Assange et de Wikileaks, sont en fait bien éloigné de la doxa anarchiste.
L’éthique hacker privilégie le partage, l’auto-organisation, est anti-autoritaire et se méfie des pouvoirs, politiques ou économiques, mais elle ne se recoupe pas avec l’anarchisme, elle le dépasse, le digère. Historiquement, ce creuset si particulier de personnes et d’idées qui a permis la création d’Internet, de GNU Linux, de Wikipédia a également généré des applications politiques, du business, des ONG… De The Source et du WELL sont sortis Wired, l’EFF et Apple.
C’est la même chose aujourd’hui. Philippe Breton a tenté un rapprochement entre les positions « cyber-libertaires » et l’anarchisme, mais la volonté de se soustraire aux pouvoirs et de créer des TAZ libres ne doit pas faire oublier que la méritocratie qui sous-tend fondamentalement le hacking et le monde numérique, le culte de la technologie comme vecteur d’émancipation et l’importance centrale du « lulz » (pendant du « lol » en mode mauvais esprit, plaisir de faire en soi, humour noir, primauté de la blague sur le fond) : tout cela est aux antipodes de l’anarchisme « historique ». Pour prendre un équivalent, la distance qui sépare l’hacktivisme et l’anarchisme est aussi important que celle qui existe entre la théorie des biens communs (Elinor Ostrom pour ne citer qu’elle)… et le communisme.
« Hackons l’anarchisme ! »
Ce à quoi on assistait depuis le début d’Internet, c’était à une infusion de l’éthique hacker au sein du capitalisme, à un renouvellement du capitalisme par les valeurs contre-culturelles portées par les hackers. Ça c’est historique, et ça a été très bien décrit par Pekka Himanen, par Chiapello et Boltanski même s’ils ne citent pas explicitement les hackers, et encore plus récemment par Fabien Granjon dans son dernier Reconnaissance et usages d’Internet. Car oui, depuis son origine, Internet porte en lui un ADN intrinsèquement politique et subversif qui dérive de sa nature neutre, résiliente, décentralisée, réticulaire. Mais les usages politiques d’Internet ne doivent pas faire oublier que le réseau est issu d’un mélange de volontarisme politique (il n’existerait pas sans le contexte de guerre froide et de conquête spatiale qui y est lié), de crédits militaires, de chercheurs universitaires, de hippies, de journalistes et d’entrepreneurs devenus depuis richissimes…
Internet est juste Internet
Ce qui est nouveau, ou en tous cas « plus nouveau », c’est que l’éthique hacker « contamine » aussi l’anarchisme et le communisme, même si Negri et Hardt pour ne citer qu’eux sont emblématiques depuis les années 1990 de ces synthèses culturelles et de ces hybridations idéologiques protéiformes. Le résultat est donc spécifique et inédit, il ouvre de nouvelles perspectives, comme l’anarchisme ou le communisme en ont ouvert au XIXe siècle. Il faut donc forger de nouveaux concepts, inventer de nouveaux mots et ne pas céder aux raccourcis qui trahissent l’ancien et le moderne en même temps.
L’hacktivisme n’est pas une idéologie et Internet n’est pas plus capitaliste ou nationaliste qu’il n’est anarchiste ou communiste : il est juste Internet.