Pour Arthur Vernon, la société serait plus heureuse si elle se libérait des barrières culturelles et sociales qui lui imposent l’exclusivité des relations sexuelles dans le couple. Athée, darwiniste, Arthur étudie la sexualité depuis plus de dix ans, en fondant notamment ses recherches sur la biologie. Après deux livres sur le sujet (Comment je me suis tapé Paris ou l’origine de la misère et La Vie, l’Amour, le Sexe), il met en scène actuellement à Paris une pièce de théâtre coquine et osée, Rêveries d’une jeune fille amoureuse, qui dévoile les multiples facettes du désir et les fantasmes féminins. Pour comprendre ce qui va suivre, conseil préliminaire : ouvrez vos chakras.
Tu as étudié la sexualité à travers la biologie, pour commencer, puis l’histoire, la sociologie… Que cherchais-tu en fait au commencement ?
A la base, je ne suis pas du tout un anarchiste, un révolutionnaire. Je suis plutôt dans le moule. Mais une règle de la société m’a semblé bizarre : celle qui dit qu’il faut trouver quelqu’un, puis idéalement, se marier avec ou du moins vivre toute sa vie avec, faire des enfants et surtout, n’avoir de relations sexuelles qu’avec cette personne. On est d’accord ou pas d’accord mais culturellement, c’est le message dominant. Je me suis demandé s’il était bon. Il y a des règles qui semblent évidentes : ne pas tuer, ne pas voler… Mais là, je voulais comprendre pourquoi cette règle avait été édictée. Il y a des raisons biologiques : il y a un impératif à transmettre ses gènes. Il y a plein de règles de fonctionnement hormonal qui créent ces illusions amoureuses.
Et alors, pourquoi cette règle dominante existe-t-elle ?
A cause de cette illusion justement. Dans les années 1980, le neurobiologiste Jean-Didier Vincent a écrit un bouquin de vulgarisation qui s’appelle La Biologie des passions. Il explique que la lulibérine est une hormone, sécrétée par l’hypothalamus qui va créer un sentiment de passion vis-à-vis d’une personne. Ce qu’on décrit dans le romantisme, c’est réel. On va vraiment ressentir qu’on va aimer cette personne toute notre vie, qu’on peut tuer pour elle. Ce qui est fondamental, c’est qu’elle ne va pas durer éternellement. Combien de temps ? C’est en fonction du parcours de chacun. Ceux qui ont eu beaucoup d’aventures, ça va être plus bref ; ceux qui en ont eu moins, ce sera plus long. A la fin de cette durée, le désir va s’estomper.
D’autre part, l’hormone ocytocine est également sécrétée par l’hypothalamus quand il y a des contacts de peau, des caresses (donc pendant les relations sexuelles). C’est l’hormone de l’attachement. Elle est sécrétée massivement à un moment pendant l’accouchement, aussi, entre la mère et son enfant, ce qui explique le lien très fort d’affection entre la mère et son enfant, biologiquement.
Résultat des courses : au fur et à mesure des relations sexuelles, la lulibérine diminue, l’ocytocine continue. On éprouve donc une réelle affection, très forte, pour la personne avec qui l’on vit, mais ça n’a plus rien à voir avec du sexe. C’est pour ça que je persiste à dire, même si ça fait hurler certains, qu’au bout d’un moment, si les gens arrêtaient de se voiler la face et ne regardaient que la biologie, les relations sexuelles entre un homme et une femme qui vivent ensemble depuis des années et des années, ça relève, d’un point de vue du concept, de l’inceste.
Tout ça, ce sont des informations scientifiques ultra récentes, donc je comprends qu’elles ne puissent pas être intégrées tout de suite. Mais maintenant qu’on a les infos, allons-y ! Il faut sublimer ces choses-là, les expliquer. Parce qu’aujourd’hui, quand le désir sexuel s’estompe dans le couple, les gens vont culpabiliser et se dire : « C’est de ma faute » ; ou alors : « C’est l’autre, il a changé ». Alors que non, c’est normal.
D’autres explications que la science expliquent-elles la norme de l’exclusivité sexuelle ?
Oui, la culture : le romantisme a contribué à magnifier cette exclusivité, cette appartenance à l’autre, en en faisant quelque chose d’extrêmement beau. Tellement beau que tout le monde s’est mis à le rechercher. Il y a aussi la fameuse culture du conte de fée. « Et ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants. » Tout le cheminement de ma pièce consiste à changer ces références culturelles et à faire quelque chose d’esthétique, pour mon montrer qu’on peut faire parler de sexualité, sans que ce soit moche. Aujourd’hui, l’image de la sexualité, ce n’est quand même pas glorieux. Elle a mauvaise presse. Tu avais cité Michel Onfray : il est le premier à avoir parlé d’« érotisme solaire ». Moi je parlerais même d’« érotisme ludique ». On peut avoir une sexualité joyeuse.
Le contexte de la vie n’est déjà pas évident. On a la possibilité d’avoir du plaisir, qui est quand même assez fort. Et l’Homme a fait un truc génial : sur le seul truc un peu cool qui lui arrive en terme de constitution, il dit : « Il faut pas le faire ».
Justement, tu désacralises le sexe et tu fais un peu l’apologie de la liberté sexuelle, afin d’aider la société à être plus heureuse. Mais ne confonds–tu pas la notion de plaisir et de bonheur ? Autrement dit, l’hédonisme et l’eudémonisme, c’est-à-dire ne pas forcément assouvir tous ses désirs pour atteindre un bonheur sur le long terme ?
Dans mon livre La Vie, l’Amour, le Sexe, je fais une théorie sur le bonheur. Je pense qu’il y a deux grands principes qui font fonctionner l’être humain. Déjà, il doit assurer sa survie. Ensuite, il doit assurer sa reproduction. Pour assurer sa survie, l’être humain est obligé d’en faire toujours plus. Il ne peut pas se satisfaire d’une situation donnée. Sinon, il meurt. C’est la nature qui prendra le dessus. Donc la sensation de bonheur absolu est quelque chose qui n’existe pas. Comme dit Houellebecq : « N’ayez pas peur du bonheur, il n’existe pas. »
Donc comme le bonheur absolu n’existe pas, autant assouvir tous ses désirs ?
Je suis pas du tout dans l’esprit de Mai 68 : je fume de la drogue, je ne fais rien, je fais du sexe avec tout le monde, etc. Je pense même que ça a été dramatique pour le sexe. Cependant, dans la vie de tous les jours, on a la possibilité d’égayer son quotidien, de le rendre plus agréable. Le plaisir va contribuer à augmenter le bonheur immédiat, le bonheur absolu étant une illusion. Il est aujourd’hui scientifiquement prouvé que le plaisir le plus intense accessible à un corps humain, sans détérioration (on exclut les drogues), c’est le sexe. Donc pourquoi s’en priver ? Pour certains, le plaisir pourra être de manger un éclair au chocolat, mais dans la réalité, d’un point de vue biologique, ils n’auront jamais autant de plaisir que le plaisir sexuel.
Il ne s’agit pas d’assouvir d’un coup tous ses désirs. ce serait désastreux. Chacun a un potentiel érotique. Il faut réussir à le gérer, tout au long de sa vie. Si on assouvit tous ses fantasmes d’un coup, on se retrouve dans la situation, comme dans le film Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pasolini, où les quatre types ont tellement tout fait qu’ils ne sont plus excités que par le caca et le fait de torturer des gens. L’érotisme est très important, il fait travailler l’imagination, c’est le moteur de la sexualité, et donc du plaisir. Il faut le gérer tranquillement et ne pas être dans la consommation effrénée.
Je trouve absurde que certains se mettent des barrières : « Comme je suis en couple, toute ma vie je vais coucher avec la même personne. » D’abord, ça ne va pas marcher, il y aura une baisse du désir. C’est pour ça qu’aujourd’hui, on lit de partout dans les journaux : « Comment ranimer la flamme dans votre couple ? ». C’est tellement pas naturel d’avoir toute une vie une sexualité avec la même personne qu’on essaye aujourd’hui de trouver des solutions alors qu’on ne se rend pas compte que c’est la règle qui n’est pas bonne.
Christopher Lasch disait que l’hédonisme sadien conduisait au narcissisme. Qu’en penses-tu ?
« Ceux qui sont sans arrêt dans le long terme n’arrivent plus à vivre aujourd’hui : chaque seconde de leur présent est consacré à envisager leur futur. »
Quand je parle d’hédonisme, le message est : ne pas se brimer sur la question sexuelle. C’est vrai qu’il y a une vision plus court-termiste. Ceux qui sont sans arrêt dans le long terme n’arrivent plus à vivre aujourd’hui : chaque seconde de leur présent est consacré à envisager leur futur. Mais la relation sexuelle est un moment de partage. Je ne trouve pas que cela soit narcissique. Parfois, la société la décrit comme telle, car il y a des notions de performances, que je n’aime pas, mais qui sont un autre défaut de la société. Le partage, l’échange des corps est quelque chose de fantastique. Ça crée même pour moi plutôt une forme d’altruisme, que de narcissisme.
Il y a une rééducation à faire d’un point de vue culturel sur la place de la sexualité. Aujourd’hui, pour schématiser, si la femme a trop d’amants, c’est une salope. On a une vision de la sexualité absolument catastrophique ! Dans la pièce, on ne peut pas traiter de tous les sujets, mais au moins, on fait passer le message que « oui, la femme a une sexualité, peut se la réapproprier et la vivre pleinement ». Pour en revenir aux contes de fée, la conclusion de la pièce est celle-ci : « Et elles eurent une très belle relation sexuelle, célébrée avec des voiles, des danses », comme on célébrerait un mariage dans un conte.
Tu parles beaucoup de sexualité et très peu d’amour. Si la moitié d’un couple n’est pas fidèle, ne risque-t-il pas de tomber amoureux de sa maîtresse ou de son amant et mettre ainsi son propre couple en péril ?
Il faut déjà que dans le couple il y ait cette information. Ensuite, il faut en discuter, puisqu’on sait qu’on va avoir une baisse du désir. Le couple est une très bonne idée, je ne suis pas contre. C’est un très bon cadre pour les enfants, etc. Mais je pense qu’on pourrait le faire évoluer, presque comme une « petite entreprise ». On ne doit pas forcément restreindre la sexualité au sein du couple. Dans le cas d’une affection très forte et d’une relation de confiance, même si on a de l’affection pour son amant et sa maitresse et qu’on sait que c’est juste ponctuel, ça change la donne. Il faut voir au sein du couple comment on gère la situation.
Il y a des couples aujourd’hui – et ils sont très nombreux – qui sont échangistes : ils ont un peu peur que l’autre fasse des trucs à côté, donc ils vont faire des trucs ensemble. C’est une façon d’avoir une sexualité plus libre. D’autres vont se dire : « On fait chacun ce qu’on veut, mais on se dit tout. » D’autres vont au contraire se dire qu’ils ne veulent rien savoir. Aujourd’hui, la norme, c’est l’exclusivité sexuelle. On ne pourra pas la remplacer par une autre norme, avec un bagage culturel aussi important. Donc il faut juste plus de tolérance par rapport à toutes ces autres pratiques. Pour que tous ceux qui ne pratiquent pas cette norme ne soient pas pointés du doigt. Et pour éviter aussi que les tromperies ne deviennent des drames. Autant en discuter, établir ses propres règles, en rediscuter pour les réadapter, si besoin.
Clouscard a défini le libéralisme-libertaire (« Jouir sans entrave », « il est interdit d’interdire ») et lui reproche d’avoir créé un marché du désir et de confondre liberté et libéralisation. Il définit, par exemple, le libertinage comme quelque chose de lié à une société de privilèges, à une noblesse décadente et à une bourgeoisie de la culture. On pourrait penser que ton discours s’apparente à cette forme de libéralisme-libertaire…
Non. Sa démarche provient d’une grande libéralisation où on a associé le sexe, l’alcool et la drogue. Donc, on a abouti à une forme de décadence. Ce qui a détruit le théorie des années 68, c’est davantage la drogue que le sexe. Et cette consommation effrénée de sexe a été faite sans aucune culture du désir, sans aucun érotisme. Moi, je veux juste enlever des barrières sociales qui existent. Je ne suis pas dans la recherche de la consommation de la sexualité, mais dans celle de vivre ses désirs à son rythme. Il y a eu un sondage récemment : 75 % des Français se déclarent insatisfaits de leur vie sexuelle. Et aujourd’hui, avec la règle qu’on a, c’est normal.