20 ans qu’ils n’avaient plus sorti de disque. Après une petite écoute de m b v, le constat est rapide : pas grand-chose n’a changé depuis Loveless. Et l’évènement, puisqu’évènement il y a, n’est pas musical, il est social. Pas besoin de tergiverser sur le contenu d’un disque qui n’offre que peu de grain à moudre. L’intéressant est ailleurs, dans la façon dont l’auditeur, amateur ou pas, accueille ce disque, l’aime ou le rejette.
Sorte de deuxième lame féérique aux distorsions proposées 20 ans plus tôt par le Velvet Underground, My Bloody Valentine a bouleversé pas mal d’idées reçues, notamment celle que le degré de violence d’une musique ne pouvait qu’être proportionnel au degré de saturations et de brouillages infligés à une guitare. Avec Kevin Shields et sa troupe, on a ainsi découvert que les murs de son pouvaient être mystérieux, qu’on pouvait, en dépit de leur puissance, les contempler avec la tranquillité et l’émotion d’un spectateur de cinéma ou d’un arpenteur de musée (un peu comme dans ce drôle de moment contemplatif au coeur de la tornade finale de Twister).
Le consensus historique
My Bloody Valentine, c’est, pour schématiser, le remous poétique inédit de guitares monstrueuses et l’évanescence artificielle sans précédent de voix aussi frêles que celles de Kevin Shields et Bilinda Butcher. Certes, The Jesus and Mary Chain avaient sans doute amorcé le mouvement quelques années plus tôt, et certes Ride ou Slowdive auront sans doute sorti peu après des disques plus réussis, mais My Bloody Valentine reste le signe historique, le pivot mythique qui aura fait basculer la musique rock dans une autre dimension.
Car, outre leur proposition formelle, les Britanniques ont aussi su adapter leur posture live à l’impalpable de leur musique. Mutiques sur scène, les yeux rivés sur leurs pédales d’effets et jouant à des volumes terroristes, ils ont symbolisé une forme d’incommunicabilité parfaitement post-moderne. Aller les voir en concert, c’est justement l’assurance de ne rien voir, et d’éprouver une violente expérience de flux et de reflux sonores privée de tout ancrage dans le réel.
Si le live fonctionne souvent sur l’illusion de la proximité, où, dans une espèce de naturalisme frauduleux, on donne l’impression d’une prise directe entre les mains, la bouche des musiciens et le corps et l’esprit du public, avec My Bloody Valentine, l’important devient ce qu’on cherche habituellement à cacher : la technologie instrumentale, les déformations électriques, la matérialité physique des ondes sonores.
Le succès et la postérité du groupe sont en cela indissociables d’un rapport au manque. Manque criant d’incarnation de la part des musiciens et également manque sidérant de continuité, de lisibilité et de sens commun dans leur déroulé de carrière. Après un premier album magnifique, Isn’t Anything, et un second, Loveless, de l’importance que les fans connaissent, les My Bloody Valentine ont tout à coup fermé boutique sans s’expliquer, laissant leurs admirateurs incrédules sur le bord de la route. Il n’y eut d’un jour sur l’autre plus aucune sortie, plus aucun concert de prévu, plus rien. Et c’est ce silence succédant brutalement aux cacophonies de leur début de carrière qui passionnera tout le monde jusqu’aujourd’hui. My Bloody Valentine a capitalisé sur sa propre absence – absence qui renvoie elle-même à l’absence de balises de leur musique. En cela, il y a cohérence. Fond et forme, trajectoire publique et signature sonore sont marqués du même sceau : l’incertitude comme fondement.
La vie de fantôme et le poids du réel
Depuis 20 ans, on attendait le successeur de Loveless. Plus ou moins sérieusement faut dire. On y croyait sans y croire. Kevin Shields envoyait des signes contradictoires, revenait un temps et se retirait à nouveau, mais ce qui était au final plutôt confortable : on avait en fait l’impression qu’il restait en veille, donnant régulièrement des coups de main à Dinosaur Jr, Sofia Coppola ou Patti Smith pour mieux pouvoir resurgir d’un coup en pleine lumière. En 2007, My Bloody Valentine annonce sa reformation, d’abord pour des prestations scéniques et avec, peut-être un de ces quatre, un nouvel album à la clé. Les concerts ont eu lieu. L’album, lui, s’est encore beaucoup fait attendre.
« Les Britanniques ont su adapter leur posture live à l’impalpable de leur musique. »
Pendant ces 20 ans, les My Bloody Valentine ont entretenu fantasmes et angoisses, attisé les braises du subconscient. Ils étaient arrivés à devenir des sortes de fantômes, entre la présence et l’absence, entre le partout et le nulle part, jamais tout à fait là et pourtant sans cesse en train d’hanter les nouvelles scènes indépendantes (y compris électroniques). Leur nouvel album était dans cette logique un pur potentiel, une excitante et terrifiante apparition possible, qui pouvait arriver à tout moment et qui, finalement, ne venait jamais.
La sortie inopinée de m b v a donc été d’une brutalité rare. Ce 3 février 2012, sans annonce préalable prise au mot, le groupe met l’album en écoute intégrale et en vente sur son site. Aucun label concerné, c’est du fait maison et du tout maîtrisé. Et surtout, cela prend par surprise : personne ne s’y était correctement préparé. Il était là, prêt à être écouté à tout moment. Il fallait juste appuyer sur play et rafraîchir de temps en temps le site qui était sursaturé. Le monstre légendaire du Village allait enfin dévoiler sa vérité, beaucoup trop réelle pour être acceptée.
Évidemment, les réseaux sociaux et la blogosphère sont entrés en ébullition. Et tout aussi évidemment, ça a été un concert d’avis tranchés et de charges stupides dans un climat délétère où les deux camps se sont vite formés : les haters contre les lovers. Comme nous le disions en préambule, m b v n’a pourtant dans son contenu rien de bien clivant. Tout à fait respectueux du son originel du groupe, avec notamment la célèbre glide guitar de Shields (et son trémolo caractéristique), m b v se contente de l’avis de tous d’emprunter les sentiers déjà tracés par Loveless et les derniers EP du groupe. Seuls les ultimes morceaux du disque suscitent encore quelques petites interrogations, croisant assez adroitement les expérimentations soniques de Loveless avec la vitesse post-punk de leurs premiers efforts, mais hélas, il s’agit plus de connexions nouvelles que de réelles innovations.
Nous nous retrouvons donc avec un disque qui met tout le monde d’accord sur les faits, c’est-à-dire un disque sans surprise, sans éclat mais parfaitement exécuté, et qui malgré tout déchaîne les passions. Cette apparente contradiction se résout cependant assez bien : ce qui galvanise dans m b v, c’est moins son existence propre que ses résonances historiques, idéologiques et sociales. m b v est un espace vide, un terrain neutre où s’affrontent dans une baston homérique les représentations intimes de tout un chacun.
Le champ de bataille idéologique
m b v fonctionne en fait comme un réceptacle. De lui-même il ne renvoie rien, mais il reçoit et amoncelle tout ce que son auditeur lui attribue – alors même que celui-ci ne lui attribue bien sûr que le reflet de sa propre logique. Les lignes de fracture entre les différents auditeurs ne se font donc que sur un plan inframusical, dans les plis singuliers du social, là où on ne parle pas qualité des compositions mais retentissements personnels. Le débat se déploie ainsi dans un sous-texte décisif où l’intime est à la fois l’extime et où le privé est aussi affaire de civilisation, dans ce plan transversal où chaque avis particulier incarne une position sociale, et inversement.
« m b v fonctionne en fait comme un réceptacle. De lui-même il ne renvoie rien, mais il reçoit et amoncelle tout ce que son auditeur lui attribue. »
Les questions que pose le nouveau My Bloody Valentine ne sont en effet pas minces. Peut-on tolérer que rien ne se passe pendant 20 ans ? Peut-on accepter cette immobilité, cette non-croissance ? Est-elle en phase avec la façon dont nous envisageons notre propre vie, notre propre histoire, notre propre rapport au temps ? Est-ce honteux de délaisser le terrain du progrès, de l’avant-garde et de l’innovation pour celui de l’artisanat, de l’humble savoir-faire qui, à défaut de bouleverser les esprits, console les cœurs ? Ces questions abondent, car si la matière de m b v est neutre, son contexte ne l’est pas du tout. Le même objet sorti en 1994 aurait laissé tout le monde indifférent. Mais en 2013, c’est la guerre qu’il déclenche, souvent en chacun de nous, guerre des profondeurs entre nostalgie et progressisme, entre affect et désir. Car m b v, sans l’air d’y toucher, met en branle le fragile équilibre du système musical actuel dans lequel nous baignons à peu près tous.
L’époque est en effet curieuse pour celui qui écoute de la musique. Tandis que le Marché des sorties ne cesse de s’agrandir (home studios, diffusion sans pressage), que les possibilités d’écoute se multiplient (lecteurs numériques, musique au travail), que la frénésie capitaliste et médiatique font de l’actualité une cérémonie permanente, les acteurs motorisent le système tout en maintenant leur regard braqué sur le rétroviseur. C’est le phénomène retromania si finement décrit par Simon Reynolds, où « le présent [est] plus que jamais envahi par le passé ».
Le rock, le folk et la pop indépendante, en particulier, avancent d’année en année dans le cycle infini des revivals. Quand d’autres genres se montrent un peu plus inventifs dans leur rapport au souvenir (on pense par exemple au rap, au metal ou aux mouvements expérimentaux et hantologiques), ceux-là ne progressent dans le temps qu’en fétichisant des nouvelles séquences du passé. Réécrire l’Histoire et la dupliquer, se perdre à jamais dans les dédales de la mémoire collective, voilà le programme esthétique du contemporain.
« m b v, sans l’air d’y toucher, met en branle le fragile équilibre du système musical actuel dans lequel nous baignons à peu près tous. »
La situation est en fait celle d’un présent aliéné au passé mais qui ne veut en aucun cas l’assumer d’un point de vue structurel. Dans ce verrouillage-là, My Bloody Valentine fait irruption. Car on s’en rend bien compte, ce qui est problématique dans m b v n’est pas qu’il sonne daté (étant entendu que tout aujourd’hui est daté et que seule la date change), mais bien qu’il s’agit du même groupe, faisant la même musique avec 20 ans de trou. La nuance est là, et elle fait sauter la machine. Elle brise la croyance en une musique sans cesse renouvelée, relançant toujours le désir de l’artiste et du consommateur en instrumentalisant la culture ancienne et l’attachement acquis.
Docteur Bloody & Mister Valentine
On pourrait en ce sens sans problème accepter qu’un jeune groupe fasse du My Bloody Valentine (Ceremony, The Horrors ou Serena-Maneesh l’ont bien démontré ces dernières années), mais que My Bloody Valentine fasse lui-même du My Bloody Valentine, là ça devient plus compliqué : ça court-circuite une forme d’économie libidinale qui oblige à se réinventer une position. Impossible ici de se ranger dans la formule canonique et ambivalente « c’était mieux avant, mais je cherche toujours dans le foisonnement du présent ».
Pour le fan assidu, en effet, m b v est particulièrement périlleux. L’aimer, c’est peut-être renoncer au caractère prophétique du groupe, c’est rabattre son volet révolutionnaire sur une relation confortable et casanière bien inoffensive. C’est accepter de devenir papy. Le renier, c’est au contraire refuser l’immobilité comme une option décente, c’est s’embarquer soi-même dans l’idée que le progrès est un devoir, et que ceux qui ne grimpent pas dans son wagon sont bons à jeter.
« L’aimer, c’est peut-être rabattre son volet révolutionnaire sur une relation confortable et casanière bien inoffensive. »
Les traits sont volontairement grossis. Cela étant, m b v pose bien ce genre de dilemmes, qui ne renvoient pas qu’à l’appréciation ou non d’un disque, mais bien au rapport que chacun peut entretenir avec les idéologies dominantes de sa société – la façon dont il les valide et les incarne ou la façon dont il les détourne. En cela, m b v pourrait bien être en dernier ressort un vrai pari couillu. Partons du principe en effet que Kevin Shields ne soit pas dupe, qu’il sache bien quelle place il occupe dans l’imaginaire collectif et qu’il sache tout aussi bien décrypter les attentes manifestées à son endroit depuis 20 ans. En ayant cette conscience et cette présence d’esprit, il ne peut sortir m b v que dans un geste ou bien suicidaire, ou bien politique, en tout cas dans une prise de risque totale : non pas dans la musique, mais dans le sens qu’il lui donne. Ne plus être punk comme en 90 – en faisant saigner les oreilles du public en concert –, mais en brisant les principales conventions de son époque. C’est aussi une façon d’être subversif, et pas la moins subtile.