Si Orwell semblait prendre en horreur la politique qu’il accusait violemment de n’être que pourvoyeuse de violence et de mensonge, c’est qu’en fait il plaçait la plus haute politique en marge de l’action, ou plutôt en amont, là où se tissent les liens qui font la conscience d’un peuple. C’est précisément la tâche à laquelle s’évertuait Orwell : celle de montrer cette nécessité de l’éclosion d’une véritable conscience sociale, et non pas d’un esprit réduit à l’état de gramophone.
Il lui semblait en effet urgent de mettre en exergue l’ensemble de sentiments moraux et sociaux égalitaires comme profondément enracinés dans l’existence humaine. Les textes d’Orwell renvoient tous en filigrane à des interrogations sur l’essence de l’homme et sur la possibilité même d’accomplir dignement toute vie humaine. Et « l’on commençait par se demander : Qu’est-ce que l’homme ? Quels sont ses besoins ? Comment peut-il le mieux s’exprimer ? ». Si pour Orwell, l’homme a besoin de chaleur, de vie sociale, de confort et de sécurité, tout autant que de travail créatif et de sens du merveilleux, il reste toutefois dans cette première moitié du vingtième siècle, un long chemin à parcourir pour prétendre instaurer une quelconque égalité sociale.
« Cet espace intermédiaire de reconnaissance sincère où les classes moyennes ni n’encensent, ni ne tolèrent, ni ne renient les classes subalternes. »
Le Quai de Wigan est certainement l’œuvre qui transcrit le plus fidèlement ce désir d’Orwell d’affaiblir, et plus encore, d’abolir la domination des classes, en raison même de cette dialectique sous-jacente entre deux mondes antagonistes. Il part de ce constat : « Notre civilisation est fondée sur le charbon ». C’est en effet sur les épaules du mineur, sorte de « cariatide crasseuse », que repose presque tout ce qui n’est pas crasseux. En outre, « il est probable que la plupart des gens préféreraient ne jamais en entendre parler. Pourtant, c’est la contrepartie obligée de notre monde d’en haut. La quasi totalité des activités auxquelles nous nous livrons, qu’il s’agisse de manger une glace ou de traverser l’Atlantique, de cuire un pain ou d’écrire un roman, suppose – directement ou indirectement – l’emploi du charbon. […] Pour que le pape puisse dénoncer le péril bolchevik, pour que les foules puissent continuer à assister aux matches de cricket, pour que les poètes délicats puissent continuer à fixer leur nombril, il faut que le charbon soit là ». La démocratie réellement existante contient ainsi en son sein une économie sacrificielle, mais surtout un des plus incroyables systèmes de castes.
Pour Orwell, c’est précisément dans cet entre-deux que devrait émerger le peuple, dans cet espace intermédiaire de reconnaissance sincère où les classes moyennes ni n’encensent, ni ne tolèrent, ni ne renient les classes subalternes mais s’efforcent de sentir leurs odeurs, avec honnêteté sans se voiler la face. Il ne s’agit donc pas d’une pitié condescendante envers les pauvres, ce que savent d’ailleurs feindre avec brio les socialistes bourgeois qu’Orwell ne manque pas d’égratigner. Quant aux prolos, il faudrait à la fois qu’ils s’humanisent et qu’ils récusent le snobisme inversé qui rejette, tout en l’enviant, le monde où évoluent ceux qui n’ont jamais eu à travailler de leurs mains.
Bien plus, pour être confronté au monde vrai, il faut que la réalité s’immisce dans la chair : la connaissance est authentique lorsqu’elle se fait expérience. Orwell a en vue cette communion sincère avec les opprimés, qu’on pourrait apparenter à une sorte de réactivation du vivre-ensemble. Ce souci de l’égalité sociale qui transparaît dans chacun de ces textes, nous ramène à cette éclosion nécessaire pour toute société humaine : celle d’une conscience sociale commune qui se tisse entre les hommes. Si auparavant le rapport entre les hommes des classes inférieures et supérieures était vertical, Orwell implore de privilégier une autre dimension, celle du rapport d’horizontalité entre ces derniers abrogeant à terme toute lutte des classes.
Dans ce monde de réforme modeste et de gauche trop propre sur elle, il semble urgent de réactiver cette haine de l’indécence prônée par Orwell.
La décence commune qu’il introduit pourrait presque passer pour naïve : on pourrait la définir simplement comme ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Or cette idée à l’apparence désuète et sans prétention, s’efface au profit d’une politique qui au rebours étend toute sa force et sa domination en imposant des idéologies et des morales bien pensantes. C’est de là que provient l’horreur de la politique d’Orwell qui est en fait liée aux dangers que représentent les théories politiques lorsque celles-ci sont détournées comme instruments de pouvoir et de domination, afin d’assoir un régime totalitaire. Mais sans aller aussi loin, sans sortir de notre socle démocratique et républicain, n’est-il pas nécessaire de s’appuyer sur cette idée d’un homme ordinaire capable de juger ce qui est juste à partir de sa propre expérience, sans se voir dicter une morale préconçue venant d’en haut ? En fait, les questions que n’a de cesse de soulever Orwell sont toujours aussi tangibles : ”comment rester un homme ordinaire, comment conserver sa capacité de se fier à son expérience et à son jugement, comment préserver son sens du réel et son sens moral ?”
« Le Parti vous disait de rejeter le témoignage de vos yeux et de vos oreilles. C’était son commandement ultime, et le plus essentiel. Le cœur de Winston défaillit quand il pensa à l’énorme puissance déployée contre lui, à la facilité avec laquelle n’importe quel intellectuel du Parti le vaincrait dans une discussion, aux arguments qu’il serait incapable de comprendre et auxquels il pourrait encore moins répondre Et cependant, c’était lui qui avait raison ! Ils avaient tort, et il avait raison. Il fallait défendre l’évident, le simplet et le vrai. Les truismes sont vrais,cramponne-toi à cela. Le monde matériel existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l’eau est humide, et les objets qu’on lâche tombent vers le centre de la terre.. Avec le sentiment […] qu’il posait un axiome important, il écrivit : La liberté est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Si cela est accordé, le reste suit. » (1984)
Si aujourd’hui la lutte des classes a pratiquement disparu des préoccupations de nos politiques, la clôture sociale est toujours aussi tenace. À l’heure où certains s’enferment dans des quartiers privilégiés afin de s’affranchir de la présence quotidienne des pauvres et des immigrés, d’autres dans les banlieues s’enlisent dans une précarité durable et se replient sur eux-mêmes. Dans ce monde de réforme modeste et de gauche trop propre sur elle, il semble urgent de réactiver cette haine de l’indécence prônée par Orwell.