Le mouvement marxiste, fort de sa supposée scientificité, a très souvent combattu, par l’encre ou les armes, le mouvement anarchiste/libertaire : Karl Marx publia Misère de la philosophie pour mettre Proudhon à terre puis fit exclure Bakounine lors du congrès de La Haye en 1872, Trotsky envoya ses troupes pour briser la résistance ukrainienne de Nestor Makhno, Lénine ne cessa d’attaquer les anarchistes russes (qu’il tenait pour des petits-bourgeois sentimentaux, individualistes et moralisateurs), les autorités staliniennes firent la peau aux anarchistes espagnols, le Tout-Paris communisant cloua Camus au pilori, à la sortie de L’Homme révolté…
La querelle n’est pas enterrée : dans un récent essai, le philosophe Alain Badiou qualifia la pensée anarchiste de « vaine critique » et disqualifia, d’un trait de plume, toutes les approches radicales non communistes… Si certains penseurs tentèrent de (ré)concilier les deux frères ennemis (on songe, par exemple, aux passionnants travaux théoriques de Kropotkine, Berkman ou Guérin), la tradition libertaire — riche de nombreux courants (parfois contradictoires) — reste assez mal connue et, trop fréquemment, sujette aux interprétations hâtives (la faute en incombe aussi à ceux qui prétendent la défendre : trop d’anarchistes contemporains brouillent les pistes, par leur pureté entêtée, leur sectarisme et leur romantisme noir). Quoi de mieux, pour en parler, que d’interroger l’un d’eux ? Et non des moindres, puisqu’il s’agit de l’auteur du désormais fameux Petit cours d’autodéfense intellectuelle : nous nommons Normand Baillargeon.
Comme vous le rappelez dans votre essai Les Chiens ont soif, l’anarchisme évoque aussitôt, dans les représentations collectives, le chaos et le désordre. Pourquoi ce terme qui, comme l’a expliqué Élisée Reclus, renvoie à « la plus haute expression de l’ordre » a-t-il si mauvaise presse ?
Je voudrais d’abord dire qu’entre le moment où j’ai écrit cela, il y a une quinzaine d’années, et aujourd’hui, la situation a quelque peu changé et la perception de l’anarchisme est, dans certains milieux, moins négative. Mais elle le reste, bien entendu, pour des raisons qui valent toujours. Parmi elles, en vrac : l’ignorance de ce que l’anarchisme est et a été ; sa diabolisation à la suite de l’épisode de la propagande par le fait ; son radicalisme, en ce qu’il aspire à aller à la racine des problèmes qu’il soulève et que, l’ayant fait, il préconise de remplacer nos institutions par d’autres — notamment nos institutions économiques et politiques —, ce qui ne peut manquer d’être très confrontant, en particulier pour les Maîtres… Il me semble en outre que nous, les anarchistes, n’avons pas toujours su renouveler notre discours, nos analyses, de manière à proposer des alternatives attirantes et crédibles à ce que nous contestons.
L’État est justement au cœur de ces institutions. Comme bien des anarchistes (et un certain nombre de marxistes), vous le percevez comme un instrument de la classe dirigeante. Pourtant, vous vous montrez plus nuancé que bien des libertaires en arguant (notamment dans L’Ordre moins le pouvoir) que le capitalisme financier et transnational oblige à reconsidérer cette position. Pouvez-vous nous en dire plus ?
« Il nous faut chercher à gagner ce qu’André Gorz appelait des réformes non-réformistes. »
Je comprends parfaitement et accepte la critique libertaire de l’État et l’idéal d’une société sans État. Mais je vis dans ce monde, tel qu’il est, et si j’y mène des combats en ayant pour but ultime un idéal de société libertaire, je ne peux en faire abstraction quand je me fixe des objectifs. Si on reconnaît ces faits et si on refuse aussi une posture qui, au nom d’une pureté doctrinale, refuse tout engagement avec ce monde et condamne à l’inaction, il nous faut faire des compromis. Avancer au mieux, viser des objectifs et chercher à gagner ce qu’André Gorz appelait des réformes non-réformistes. Il n’y a pas de recette et il faut juger au cas par cas, selon les circonstances. Mais ce type de questions se pose sans cesse, inévitablement, pour tout anarchiste — mais aussi pour toute personne militante. En voici des exemples : Chomsky, ou un autre universitaire libertaire, devrait-il renoncer à son poste au MIT, financé par l’État ? Devrions-nous ou pas (et si oui, jusqu’où et comment ?) nous battre pour maintenir des services offerts par l’État (éducation, santé, protection sociale, électricité — au Québec — et ainsi de suite), sachant en particulier que l’alternative, ici et maintenant, est leur privatisation dont souffrira la portion la plus démunie de la population ?
On a souvent tendance à faire de l’anarchisme un mouvement violent. Vous avez fait savoir qu’on ne peut détacher la fin des moyens et que la justification de la violence, comme a pu le faire Sartre, s’oppose à l’émancipation. Une rupture radicale avec le système en place pourrait donc être, sinon pacifique, économe du sang versé ?
Je ne suis pas pacifiste, même si je tiens à dire mon admiration pour des pacifistes réellement remarquables que j’ai connus ou lus, comme Dave Dellinger. L’anarchisme dont je me sens le plus proche est l’anarcho-syndicalisme et je pense, avec lui, que c’est par la mobilisation, par l’éducation, par la création d’institutions dans lesquelles militer est une activité joyeuse et où commence à se vivre, dès aujourd’hui, les bienfaits de la société de demain, que l’on avancera. Nous avons sur ce plan beaucoup de travail à faire. En attendant, il faut distinguer la violence contre les biens de celle contre les personnes. Celle-ci me répugne, mais cette répugnance n’est bien entendu pas le seul critère à considérer et je pense que la violence, qui reste immorale, peut parfois être justifiée dans des circonstances extrêmes. En général, ici et maintenant, la violence est contre-productive, éloigne de nous des gens qu’on voudrait attirer et est une garantie de perdre le combat engagé sur ce terrain puisque l’État, par les moyens dont il dispose, gagne toujours à ce jeu…
« La violence est contre-productive et éloigne de nous des gens qu’on voudrait attirer. »
Vous êtes un penseur rationaliste et ne cachez pas votre amour des sciences et des mathématiques. Dans Raison oblige, vous brocardez le philosophe Michel Foucault (que vous présentez comme un irrationaliste partisan d’un « anarchisme nuisible et indéfendable ») ainsi que le postmodernisme. Comment vous définiriez-vous, philosophiquement parlant ?
Disons pour faire court que je n’ai pas une grande sympathie pour une bonne part de la production philosophique française du dernier siècle. Cela tient en partie à ce que je suis en effet un rationaliste et que mes idées sont très ancrées dans le siècle des Lumières. Je me sens par exemple très proche de gens comme David Hume, Condorcet ou Bertrand Russell — et, pour les mêmes raisons de Kropotkine, dans l’histoire de l’anarchisme. De plus, philosophiquement parlant, il me semble que c’est une erreur, là où cela est pertinent (et c’est souvent le cas), de philosopher à l’écart des sciences et sans prendre au sérieux ce qu’elles avancent. En disant cela, je me conforme à une tradition qui remonte un peu à Platon, beaucoup à Aristote et qui passe par Descartes, Leibniz, Kant, le Cercle de Vienne, Quine et ainsi de suite. J’ajouterai aussi que j’ai une réelle admiration pour le courant de pensée critique que l’on appelle dans le monde anglo-saxon le mouvement sceptique, créé en grande partie par Martin Gardner, qui est un de mes héros.
Noam Chomsky est également très présent dans votre réflexion. Il a régulièrement tenu à dissocier le néolibéralisme du libéralisme classique — celui, disons, d’un Smith — et n’oppose pas le libéralisme au socialisme ni à l’anarchisme. Le débat, on le sait, suscite nombre de polémiques dans les rangs radicaux (certains de ses représentants estimant que le libéralisme contient, dans son ADN philosophique et économique, les germes des injustices contemporaines). Partagez-vous ses positions sur ce sujet ?
Le mot libéralisme, déjà polysémique, est en outre idéologiquement très chargé et on peut le constater, par exemple, en comparant les énormes différences de connotation qu’il véhicule aux États-Unis (où il signifie, dans l’espace public, être progressiste et de gauche) et en Europe (où la gauche l’assimile, en gros, à la droite économique). Pour éviter de ne plus pouvoir se parler faute d’un vocabulaire commun, je pense qu’il convient de rappeler ce que le mot, polysémique certes, a réellement signifié. On gagnerait en ce sens à se souvenir qu’il y a bien eu un libéralisme philosophique et culturel, si je peux dire, promoteur de l’idée de tolérance et de liberté individuelle de choisir, en particulier de choisir son modèle de ce qu’on appelle parfois vie bonne. Celui-ci, même s’il le recoupe, est distinct du libéralisme politique et de la défense de certaines libertés fondamentales, comme la liberté d’expression, qui représente un acquis social et politique important. Et ces deux-là sont distincts du libéralisme économique. Or la version classique du libéralisme économique, chez Adam Smith par exemple, est très éloignée de ce qu’on appelle aujourd’hui, fallacieusement, néo-libéralisme. Celui-ci est un mécanisme de protection pour les entreprises (ces personnes morales immortelles sont entièrement absentes de l’argumentaire de Smith) et de planification par elles et l’État de modalités d’échange qui sont à leur avantage et assurent privatisation de bénéfices, socialisation des coûts et, éventuellement, sauvetage par des fonds publics.
« Je déplore chez certains intellectuels cette tendance à pratiquer une sorte de complexification artificielle de leur propos. »
Il faut mesurer la distance qui sépare tout cela de ce qu’avance Smith, qui pense que la main invisible génère, outre la satisfaction des besoins, de l’égalité — savoir s’il a raison ou non sur ce point est une autre question. Chomsky, comme je l’ai fait, a lu La Richesse des Nations. Et qui la lit ne peut avoir de doutes à ce sujet… En bout de piste, je pense que le débat perd beaucoup à entretenir des confusions comme celles-là.
La lecture de vos ouvrages étonne particulièrement sur un point : vous ne cessez d’inviter vos lecteurs à débattre de vos propres propositions théoriques, vous ne cachez pas vos doutes et vos limites. C’est assez rare, dans le monde intellectuel…
Je reçois cela comme un compliment. Je pense qu’il faut reconnaître l’immensité de notre ignorance sur les questions sociales, politiques et économiques dont il est discuté dans les débats publics et académiques. Il est non seulement malhonnête, mais dommageable, de laisser croire qu’on en sait plus qu’on n’en sait en réalité, ou de confondre nos légitimes ou raisonnables espérances avec des faits. Je m’efforce du mieux que je peux d’écrire en conséquence et j’espère ne pas trop souvent avoir failli à la tâche. James Randi a ce mot superbe : quand on remet leur doctorat aux personnes qui en ont obtenu un, on a mis sur le parchemin un produit spécial qui, dès qu’elles le saisissent, leur monte au cerveau et les rend incapables de prononcer deux phrases : je ne sais pas, je me suis trompé. Je pense en outre que ce souci de ne pas prétendre savoir plus que l’on ne peut raisonnablement dire savoir a partie liée avec cette tendance que je déplore chez certains intellectuels (j’espère ne choquer personne en disant : français ou parisiens) à pratiquer une sorte de complexification artificielle de leur propos. Ce qu’ils soutiennent n’est ni compliqué, ni définitif, mais leur manière de le dire, elle, est souvent inutilement complexe. Le mot d’Épictète s’applique ici : « Si quelqu’un se vante de comprendre et d’expliquer les écrits de Chrysippe, dis-toi que, si Chrysippe n’avait pas écrit dans un style obscur, celui-là n’aurait pas eu de quoi se vanter. » J’aimerais que quand on me lit, on comprenne ce que je dis, on sache distinguer entre ce que je sais et ce que je soupçonne et ce que j’espère… Et qu’on puisse savoir où et pourquoi on est en désaccord avec moi. C’est du moins l’idée que je me fais de la conversation démocratique. Je ne prétends pas être ou toujours avoir été à la hauteur de cet idéal…
La question de l’éducation est fondamentale dans votre travail. Mais, contrairement à une certaine pensée moderne, vous estimez qu’une forme de conservatisme est indispensable pour l’éveil des étudiants. « Dans le tumulte du monde, l’école est un lieu à part, un lieu coupé, un lieu où d’autres valeurs peuvent exister, un lieu où on peut conserver le passé », avez-vous même déclaré. Vous ne craignez pas de passer pour un horrible réactionnaire ?
« Je n’accepte pas que la défense de l’éducation soit laissée à une certaine droite réactionnaire »
Au risque de surprendre, je dois dire que je suis un libéral en éducation, mais selon un autre sens, cette fois encore, mais bien établi, de ce mot. Un libéral en éducation centre sa conception de cette activité (éduquer) sur l’idée de transmission de savoirs fondamentaux (disons, en boutade : les mathématiques ou la philosophie et pas la manière de jouer au bingo) qui sont compris par qui les reçoit et qui élargissent sa vision du monde, le sortent de l’ici et maintenant et développent en lui ou elle sa liberté et son autonomie, en même temps que des habiletés et des vertus. C’est en ce sens du mot libéral qu’on a longtemps parler d’arts libéraux et que Montaigne voulait qu’on centre l’éducation sur ce qui, justement, nous libère. La manière de procéder pour ce faire est, depuis toujours, l’objet de vifs débats… Ceux qu’on appelle les progressistes — avec les partisans de l’école nouvelle, les précurseurs comme Rousseau, Fröbel, Pestalozzi et les libertaires pédagogues — ont eu l’immense mérite de rappeler les dimensions éthiques des choix qui sont faits sur ce plan. Mais, à partir de là, deux écueils sont à éviter. Le premier serait de renoncer plus ou moins explicitement à l’idéal de transmission de ces savoirs, pour toutes sortes de raisons. Il se trouve qu’un certain nihilisme épistémologique postmoderne, couplé à un certain radicalisme politique, a parfois eu cette conclusion dans le discours pédagogique moderne. Je m’insurge contre cela. Le deuxième serait de ne pas prendre en compte les résultats les mieux établis de la recherche sur l’apprentissage en éducation et des sciences (comme les sciences cognitives).
Je n’accepte pas que la défense de l’éducation (au sens où je l’ai définie), de la culture et du savoir soit laissée à une certaine droite réactionnaire. Il me paraît urgent de réactiver cette défense de l’éducation et de la culture sur laquelle les anarchistes d’hier ont, avec raison, tellement insisté tant elle leur semblait importante.
Vous déplorez le manque de visions de la gauche et regrettez que les mouvements radicaux passent davantage de temps à critiquer qu’à proposer et construire. Raison pour laquelle vous tenez à faire connaître un modèle d’économie participative (dite Écopar) afin de mettre à bas l’économie de marché. Quelles sont les vertus de ce modèle ?
Ses premières sont d’en être un ! Car nous manquons terriblement de modèles inspirants et crédibles susceptibles d’inciter à l’action et de donner des buts au militantisme. Il ne s’agit évidemment pas de fixer a priori des finalités immuables, encore moins de prétendre savoir, avec force détails, comment une économie peut fonctionner. Mais, néanmoins, d’articuler un discours qui incite à penser qu’autre chose est possible et qu’on pourrait même en esquisser dès aujourd’hui les prémices pour, ensuite, les mettre en place dans une pratique concrète. Cette fois encore, ces idées et les pratiques correspondantes sont au cœur de l’anarchisme classique et de l’anarcho-syndicalisme. Les options imaginées par les anarchistes d’hier sont si nombreuses que certains finiront, avec raison, par insister sur le fait qu’il ne faut pas s’attarder sur la question de savoir lequel, parmi ces nombreux modèles, il faut privilégier — c’est un des sens de cet « anarchisme sans qualificatif » que prônait par exemple Voltairine de Cleyre. L’Écopar cherche à préciser comment des valeurs qui sont, ou du moins devraient être, chères aux anarchistes (comme la solidarité, l’autogestion, l’équité, la diversité) peuvent êtres actualisées dans une économie moderne. L’Écopar invente diverses pratiques et divers concepts comme l’ensemble équilibré des tâches en lieu et place de l’habituelle division du travail. Ce modèle inspire des pratiques actuelles et nous permet de proposer quelque chose quand des gens, las de nous entendre dire ce contre quoi nous sommes (souvent, ils et elles sont d’accord avec nous), nous demandent de dire en faveur de quoi nous sommes, pressentant qu’il n’y a hélas pas d’alternative…
Nous vivons dans un monde, avez-vous dit dans le documentaire L’encerclement, où chacun est partagé entre le désespoir et le cynisme, où « les bonnes personnes finissent dernières et ce sont les salauds qui montent ». Gardez-vous espoir que l’humanité puisse briser un jour ce cercle infernal ?
« La menace d’une guerre nucléaire et la menace du réchauffement climatique placent nos générations devant une urgence inédite. »
D’autres avant nous se sont battus contre des ennemis extrêmement puissants et ont gagné. Le préalable pour cela étant bien entendu de se battre et c’est le sentiment que le combat est nécessaire et la victoire possible qu’il faut entretenir. Avec, par exemple, des modèles comme l’Écopar mais aussi par un militantisme engageant, heureux et qui obtient des résultats. C’est un vaste programme et je n’ai pas de réponse simple à donner, ou du moins rien à dire sur ce plan que mes camarades ne sachent déjà. Ceci dit, en toute sincérité et en souhaitant me tromper, je pense que la menace d’une guerre nucléaire et la menace du réchauffement climatique placent nos générations devant une urgence qui me semble inédite.
La poésie est une de vos passions — et je crois ne pas me tromper en ajoutant que Prévert est l’un de vos poètes favoris. Si l’on concluait cet entretien par des vers de votre choix ?
Vous me faites plaisir. J’aime en effet passionnément la poésie, qui est pour moi l’art suprême. Et Prévert, depuis toujours, est mon écrivain préféré. Je vais essayer de citer quelque chose de moins connu — car tout le monde connaît certains vers de Prévert. Voici donc le début et la fin d’un texte qui s’intitule Peintures de Luc Simon, paru dans le recueil posthume Soleil de nuit. J’ai d’ailleurs emprunté à Prévert (en le reconnaissant, bien entendu) le premier vers de ce texte pour en faire le titre d’une anthologie de poèmes engagés…
« Sève et sang
lionnes et lianes
femmes et flammes
métaphores fauves
anarchitecture verte
arbres et lueurs
le vent solaire secoue le silence noir
Folle la lune écarte les branches rebelles
et ouvre le bal
[…]
Tout se caresse et se dévore
Tout se détruit et vit encore
Hors des leurres de l’heure hors du temps compté
Simplement ailleurs où tout est plus vrai. »