La science s’invite pour la première fois dans 42mag.fr. Mais avant de s’envoler dans de longues et cybernétiques démonstrations théoriques, notre chroniqueur se met au défi de répondre à la question des questions, celle avant laquelle toute tentative de lecture sera toujours vaine : la recherche, ça sert à quoi ? Bref, mais que glandait donc Einstein ?
Lors d’une soirée arrosée, vos amis s’épuisent bruyamment à déterminer qui de la droite ou de la gauche française est la plus pathétique. Peine perdue. Votre voisin Éric semble capituler sur cette question et vous en présente une autre, en guise d’entame de conversation : « Et toi, tu fais quoi dans la vie ? ». Comme vous avez aussi clos le débat susmentionné depuis longtemps (match nul 0-0), vous lui résumez votre activité en trois minutes chrono, en des termes aussi simples que possibles, ayant noté qu’Éric avait sifflé à lui seul la bouteille de vodka. Vous écoutant pourtant avec attention, Éric hoche la tête deux-trois fois, confirmant sa parfaite compréhension de vos explications, et le fait qu’il tient plutôt bien l’alcool. Par politesse, vous vous apprêtez à l’interroger en retour sur son gagne-pain, quand il vous assène la question qui tue :
« Hum, sorry si je te pose une question de bille : mais bon, ça sert à quoi ce que tu fais ? ».
Quoi que vous fassiez dans la vie, on peut quand même imaginer que, si après avoir clairement décrit votre métier, votre interlocuteur vous retournait cette question, vous vous sentiriez un brin humilié… D’autant plus que vous n’avez aucune envie de répondre à cette question dont vous ignorez en partie la réponse, d’autant plus que ce n’est pas la première fois qu’on vous la pose, d’autant plus que vous commencez à avoir un sacré casque (l’armagnac, pour vous)…
Fondamentalement inutile ?
Alors, voilà, on va dire que vous êtes chercheur en physique théorique, métier qui consiste à traduire des observations du monde physique dans le langage mathématique, afin de les comprendre et les expliquer, voire à l’inverse, de prédire des phénomènes physiques sur le fondement de calculs mathématiques ou de simulations numériques sur ordinateur. Quant aux sujets de ces recherches que vous décriviez succinctement à Éric et qui ont motivé sa question a priori naturelle, ils n’ont pas d’importance dans le présent propos. En fait, nombre de vos collègues mathématiciens, chimistes, biologistes, se sont vus poser cette même question alors qu’ils décrivaient l’objet de leurs travaux, l’objet de leur passion.
Vouloir imposer à la recherche fondamentale des objectifs utilitaires limités, dans un carcan temporel insoutenable qu’elle n’a jamais connu, est malheureusement le meilleur moyen de la tarir ou du moins de freiner l’émergence d’idées et d’avancées réellement novatrices voire révolutionnaires.
Oublions donc un temps la physique théorique, même si nous y puiserons quelques exemples ci-après, puisque LA question d’Éric n’est pas propre à cette activité, s’adressant à de nombreux chercheurs, en particulier quand ils travaillent dans des domaines ou des sujets dits fondamentaux. Qu’entend-on d’ailleurs par fondamental dans ce contexte ? Une première définition rébarbative mais courante de la recherche fondamentale lui donne comme mission première de faire avancer le front de la connaissance. Mouais, bon, on est dans 42mag.fr, et on me glisse à l’oreillette que « rébarbatif et courant » ne vont pas suffire.
Poser la question qui tue !
La recherche fondamentale s’attachant donc à l’étude de ce que l’on ne comprend pas encore, ou plus périlleux, de ce que l’on ne connaît pas du tout, la tâche majeure du chercheur consiste en fait à préalablement poser les bonnes questions, et surtout dans les bons termes, avant bien sûr d’essayer d’y répondre. Rappelons-nous ces bons vieux problèmes de maths ou de physique du lycée :
- On étudie le problème suivant… Montrez que…
- En déduire que…
- Montrez que les résultats des deux premières questions impliquent que…
- Si vous êtes encore là, en déduire le résultat final résolvant le problème initial.
En recherche fondamentale, la difficulté n’est pas tant de résoudre un problème, les chercheurs partant du principe qu’eux ou leurs successeurs y arriveront un jour, mais bien de le poser, si possible de la bonne manière : poser la question n°1 motivée par une observation expérimentale ou non ; si possible, faire des hypothèses sur la nature du résultat (point n°4) ; finalement, et même parfois sans idée sur le point d’arrivée n°4, imaginer l’enchaînement sinueux de résultats (n°2, n°2 bis, n°3…) expérimentaux et/ou de raisonnements logiques ou mathématiques faisant le lien entre le problème initial et sa solution. Au passage, l’épreuve n’est pas du tout en temps limité ! Sur ce long trajet tortueux aux nombreux culs-de-sac, il est probable que d’autres questions parfois encore plus intéressantes émergeront, le chemin se divisant alors en de multiples voies à explorer. Une fois un pan de connaissance enfin acquis, il apparaîtra dans les livres de cours sous la forme ci-dessus, avec cette linéarité logique et simplificatrice bien éloignée du processus réel de la découverte. C’est cette linéarité adaptée à l’enseignement qui donne parfois à la science une image froide et implacable, bien injuste, alors que créativité et imagination sont à l’origine de ses plus grandes avancées.
La couleur du ciel et deux révolutions en découlant
Voici deux premiers exemples de « question n°1 » très « simple » établissant les bases du « problème », et de « résultat final n°4 » en italique (« réponse » à la « question » dans les liens), avec les noms de quelques hurluberlus s’étant posé la question ou l’ayant étudiée :
- Pourquoi le ciel est-il bleu le jour et rougit-il lorsque le soleil se couche ? (Platon, Léonard de Vinci, Newton,… Rayleigh) /Thermodynamique d’un gaz et… de la lumière, et leur interaction (l’une des questions ayant conduit à la mécanique quantique à la base d’une part considérable de la science et de ses applications contemporaines.)
- Pourquoi fait-il noir la nuit ?… alors qu’un « raisonnement simple » montre que l’ensemble des autres étoiles devrait nous éclairer autant que le soleil (Kepler, Halley, Chéseaux, Olbers, Edgar Allan Poe, Arago, Kelvin, Friedmann, Lemaître, Hubble…) / Théorie du Big Bang et cosmologie moderne !
Bien sûr, de nombreuses découvertes fondamentales tirent leur origine de questions initiales de nature bien plus complexe ou novatrice que la « simple » question de la couleur du ciel. On peut ainsi citer les « questions initiales » qui ont conduit aux deux plus grandes révolutions de la physique du 20ème siècle :
- Pourquoi les vitesses de la lumière (qui vaut c=299 792,458 km/s au repos) émises par les feux arrière et avant d’un train allant à 100 km/h mesurée par le garde-barrière sont strictement identiques, alors que l’intuition donnerait respectivement c+100 et c-100 km/h ? Ce résultat étrange a été obtenu par Michelson (Prix Nobel 1907 ; son « train » était notre Terre) entre 1881 et 1887, sa célèbre expérience ayant été initialement destinée à mesurer la vitesse de la Terre par rapport à « l’Éther », milieu hypothétique dans lequel les ondes lumineuses étaient censées se propager (comme une onde acoustique se propage dans l’air). En plus de montrer que l’Éther n’existe pas, cette expérience a conduit les physiciens, et en particulier Einstein, à se poser d’autres questions complètement originales. Quelles sont les conséquences de ne pas pouvoir dépasser la vitesse de la lumière (puisque « c+100=c » !) ? Plusieurs questions et réponses intermédiaires plus tard, la relativité restreinte est ainsi née en 1905 avec les concepts révolutionnaires qu’elle a introduit sur notre espace-temps, et la célèbre équivalence entre masse et énergie popularisée par l’équation E=mc2. Sa grande sœur, la relativité générale (1915) fut ensuite une pièce essentielle à l’élaboration de la théorie du Big Bang décrivant l’histoire de notre univers.
- Pourquoi les raies spectrales d’émission et d’absorption de l’hydrogène (la couleur de la lumière qu’absorbent ou nous renvoient ces atomes) sont elles « quantifiées », au sens où elles prennent des valeurs bien précises obéissant à une loi mathématique extrêmement simple (formule de Rydberg – 1888), initialement observée empiriquement ? Cette question en a appelé bien d’autres qui ont conduit à l’élaboration de la mécanique quantique qui décrit la physique à l’échelle atomique, alors que la bonne vieille mécanique de Newton suffit à notre échelle (du moment où l’on considère des objets allant à des vitesses bien plus faibles que celle de la lumière, auquel cas, il faut impliquer la relativité).
Et donc, ça sert à rien ?
Admettons qu’il faudrait avoir perdu toute notion d’humanisme pour considérer que l’avancée de la connaissance et la satisfaction de la curiosité humaine ne sont pas des motivations suffisantes à la recherche fondamentale. Admettons aussi qu’il n’y a pas que des poètes dans ce monde de brutes, et il s’agit donc maintenant de rassurer ces dernières.
La recherche fondamentale d’aujourd’hui prépare les technologies de demain, et c’est en fait l’unique moyen d’accéder à ces dernières. Ceci constitue la manière la plus « courante et rébarbative » d’expliquer « l’utilité » de la recherche fondamentale, mais on est dans 42mag.fr…
Il serait donc futile de croire que nos technologies ne sont pas l’exploitation, il est vrai, souvent très habile, de connaissances fondamentales bien maîtrisées. En d’autres termes, il est très rare de créer une technologie importante sans préalablement bien comprendre les principes fondamentaux qui l’animent. Pour inventer la poudre, il faut avant découvrir le feu !
Si la relativité a conduit à des applications plus ou moins appréciables (le GPS, l’énergie mais aussi les armes nucléaires…), la mécanique quantique est certainement la révolution scientifique qui a le plus influencé notre société depuis 60 ans, alors qu’elle tire ses origines à la fin du 19ième siècle et a connu ses développements les plus fondamentaux avant 1950. En effet, deux enfants naturels de la mécanique quantique, l’électronique (avec la découverte du transistor électronique) et l’optique quantique (en un mot réducteur : le laser), ont objectivement bouleversé nos sociétés.
Un smartphone, c’est smart !
Sans même inclure les nombreux prix Nobel de physique attribués aux pères fondateurs de la mécanique quantique (Planck, Bohr, Heisenberg, Schrödinger, de Broglie, Dirac, Pauli…), on peut facilement associer une trentaine de lauréats depuis 1950, dont plusieurs Français*, aux différents éléments présents dans l’un de nos smartphones modernes. On citera le prix Nobel 1956 pour le transistor électronique à la base de toute l’électronique moderne et qui donna son nom de « transistor » au premier appareil radio utilisant ce composant (un processeur actuel en contient plusieurs milliards), pour aboutir avec les récents prix Nobel 2007 (la magnétorésistance géante à l’origine des disques et mémoires actuels) et 2009 (capteur CCD et fibre optique). En revanche, pour revenir côté Français, les travaux de Georges Charpak (1992), Claude Cohen-Tannoudji (1997), et Serge Haroche (2012) n’apparaissent pas dans la conception d’un smartphone. Ils concernent, pour le premier, les accélérateurs de particules (lieu extraordinaire de foisonnement technologique, avec, par exemple, l’invention du Web au CERN dans les années 90), et pour les deux derniers, le maniement ultrafin et individuel des atomes et des photons (les grains de lumière), vraisemblablement des étapes clés dans l’élaboration des futurs ordinateurs quantiques ou le développement de la cryptographie quantique. Ou peut-être pas… Qui sait ?
Le temps c’est de l’argent (en perspective) !
Il n’y a bien sûr aucunement lieu de dénigrer la recherche appliquée. Les chercheurs “appliqués” doivent faire preuve de la même ingéniosité que leurs compères « fondamentalistes », mais avec des objectifs, des échelles de temps, des enjeux, et des impératifs souvent bien différents. La recherche appliquée vise à exploiter un socle de connaissances fondamentales à des fins technologiques, utilitaires (industrie, grand public,…), et le plus souvent, commerciales, en poussant ces connaissances dans des retranchements qui n’ont souvent pas pu être imaginés par leurs collègues « fondamentalistes ». Einstein, encore lui, qui découvre en 1917 l’émission stimulée à la base du laser (« stimulated emission » a donné le « se » de « laser »), n’aurait jamais pu imaginer que sa découverte nous permettrait un jour d’écouter de la musique, de réaliser de la découpe industrielle de haute précision, ou de soigner la myopie !
La recherche appliquée obéit très souvent, mais pas systématiquement, à des objectifs affichés à l’avance : faire un écran plat de bonne qualité et pas trop cher à produire ; réaliser des composants électroniques robustes, plus petits, plus rapides, moins gourmands en énergie, et à nouveau, pour un prix compatible avec une exploitation commerciale à court ou moyen terme. Comme illustré plus haut, la recherche fondamentale se donne comme mission première d’explorer l’inconnu sans présager de son intérêt utilitaire ou commercial futur. Cela ne réduit pas son intérêt pour la société, puisqu’un très grand nombre d’avancées fondamentales, y compris dans les mathématiques jugées les plus abstraites à un temps donné, conduira à une exploitation technologique.
Finalement, le chercheur appliqué obéit à un agenda plus délimité, mieux cadré diront certains, que le chercheur fondamental : il ne peut se permettre d’étudier trop longtemps des voies apparemment sans issues, alors que le « fondamentaliste » n’hésitera pas à s’y engager s’il reste un mince espoir d’avancée notoire. En fait, comprendre pourquoi la voie explorée ne fut pas aussi féconde qu’espérée participe aussi à l‘augmentation de la connaissance. Einstein n’avait aucun moyen d’envisager les applications potentielles du laser en 1917, ni même l’existence future de ce laser dont certains développements décisifs ont eu lieu dans les années 50 (le premier laser date de 1960 ; Einstein est mort en 1955). Il va sans dire qu’il aurait été stupide, mais à la portée d’un « décideur politico-administratif avisé », de ne plus financer ou de réaiguiller les recherches d’Einstein et de ses collègues, sous prétexte que les applications possibles de celles-ci étaient alors tout simplement inconcevables.
Il va sans dire qu’il aurait été stupide, mais à la portée d’un « décideur politico-administratif avisé », de ne plus financer ou de réaiguiller les recherches d’Einstein et de ses collègues, sous prétexte que les applications possibles de celles-ci étaient alors tout simplement inconcevables.
À une époque où les entreprises technologiques et leurs actionnaires sont de plus en plus impatients de leur retour sur investissement, mais aussi où les consommateurs (dont l’auteur) sont de plus en plus avides d’avancées technologiques rapides (vivement la 5G, le papier électronique, et la téléportation !), la société ne peut pourtant pas se permettre de se priver de maintenir et même de soutenir une activité de recherche fondamentale et prospective. À la fin des années 1990, le démantèlement effectif aux USA de l’activité de recherche fondamentale au sein d’AT&T (les célèbres Bell Labs, rachetés par Alcatel pour former Alcatel-Lucent) ainsi qu’à IBM (une dizaine de prix Nobel à eux deux) fut l’un des premiers signes inquiétants de l’impatience ambiante. Ceci a d’ailleurs précipité le déclin de ces deux compagnies en matière d’innovation (abandon de la recherche appliquée en électronique à Bell Labs en 2008, lieu même où le transistor fut inventé !) mais aussi, et inévitablement, en matière commerciale. En parallèle, la généralisation dans des proportions aberrantes du financement sur projet de 3-4 ans de la recherche fondamentale (même dans un laboratoire de physique théorique, ces financements sur contrats représentent aujourd’hui typiquement 70-80% du budget total) risque de limiter l’horizon exploratoire de la recherche, ce mode de financement favorisant des projets « qui tournent » déjà bien, dont les résultats sont envisageables à l’avance, et donc peu aventureux.
Vouloir imposer à la recherche fondamentale des objectifs utilitaires limités, dans un carcan temporel insoutenable qu’elle n’a jamais connu, est malheureusement le meilleur moyen de la tarir ou du moins de freiner l’émergence d’idées et d’avancées réellement novatrices voire révolutionnaires, qui alimenteront un jour la recherche appliquée, puis l’industrie technologique, et enfin le consommateur-citoyen-contribuable.
Cher Éric, j’espère que tu n’as pas trop le casque après notre cuite d’hier soir, et que tu as eu le courage et la patience de me lire jusqu’ici. J’espère aussi que tu as mieux compris « à quoi ça sert », et le fait que cette question, dans le sens où tu l’entendais, n’aurait pas eu de sens pour Einstein. Et pourtant, c’était pas une bille…
* Parmi les Prix Nobels Français concernés dans ce passage, on ne peut omettre Alfred Kastler (1966), Louis Néel (1970), Pierre-Gilles de Gennes (1991) et Albert Fert (2007).