Lors des dernières élections présidentielles, tous les principaux candidats se définissaient comme les représentants des travailleurs et les défenseurs d’une valeur travail supposément à réhabiliter. Plus personne n’interroge réellement le concept de travail, l’objet de la discussion étant de savoir comment en répartir les fruits. Cette idéologie du travail, véritable pilier de la modernité, est inédite dans l’Histoire des sociétés humaines.
Il nous paraît désormais naturel de voir se succéder des candidats proposant leurs solutions pour réhabiliter la valeur travail, cette expression étant même devenue un véritable refrain de l’éditorialisme libéral. Refrain d’autant plus déconcertant qu’avant l’ère moderne, à commencer par les civilisations hellénique et romaine, le travail n’a tout simplement… jamais été une valeur.
Le travail avant l’ère moderne : entre punition et signe d’infériorité
Dans la Grèce antique, les tâches manuelles et les activités nécessaires à la subsistance matérielle basique de la communauté sont considérées comme avilissantes et réservées aux êtres inférieurs. Pis, au vu de l’état sommaire des forces productives de l’époque, elles sont perçues comme un danger, en ce sens qu’elles ne laisseraient plus suffisamment de temps au citoyen pour se consacrer à la vie de la cité et à l’expression de sa liberté, qui est alors conçue comme la participation active aux débats publics. D’emblée, ces tâches sont décrétées comme liberticides et incompatibles avec la citoyenneté, et donc à réserver aux êtres qui, selon Aristote, ne possédaient de toute façon pas les facultés d’y prendre part. Le travail, activité méprisable, se pose ainsi comme dévolu par défaut à des êtres incapables de mieux (La politique, L. I, ch.V).
Quand bien même tout cela passerait aujourd’hui pour une tortueuse justification objective de l’esclavage, cette conception qui perdurera par la suite dans la civilisation romaine ne saurait, sur le fond, être plus éloignée de notre conception moderne du travail. C’est en effet une constante dans l’histoire des sociétés pré-économiques : les classes supérieures sont celles qui ne travaillent pas. Bien loin de constituer le moyen par lequel on peut accéder au sommet de la pyramide sociale, le travail est au contraire le signe indépassable de l’appartenance de fait à une caste inférieure.
Contrairement à une idée reçue, on ne trouvera pas plus de trace d’une dimension positive ou rédemptrice du travail dans les textes fondateurs du christianisme – ou du judaïsme, pour qui le travail est la conséquence de la Chute et le fils non-désiré du péché. Simple nécessité vitale, il n’est jamais décrit comme une vertu. Si, emboîtant comme de coutume le pas de la classe dominante bourgeoise à partir du XIXe siècle, l’institution catholique contribuera à la mythification du travail, ce sera par opportunisme et non par application de ses écrits fondateurs.
La valeur travail, consubstantielle au capitalisme
Le concept même de travail dans son sens actuel, comme signifiant unifié et abstrait des activités humaines, est d’ailleurs très récent puisqu’il n’apparaît qu’au XVIIIe siècle. La notion moderne de travail ne fait sens que par l’éclosion du capitalisme : dans ses Manuscrits de 1844, le jeune Marx distinguait les activités pratiques humaines – libres, telles qu’on peut les pratiquer durant ses loisirs ou telles que les pratiquerait l’individu isolé et indépendant des robinsonades – du travail, qui est doublement défini comme aliéné par un lien de subordination et de domination, et comme facteur de production en vue de l’accumulation du capital. Le travail n’existe comme concept que parce qu’il existe une force de travail, c’est-à-dire une classe de citoyens n’ayant comme moyen de subsistance que le fait de louer leurs bras aux détenteurs du capital.
Le travail n’est donc pas seulement une activité, c’est avant tout le nom d’un fait social total qui révèle des rapports de classe aliénants au sein d’une société. En soi, au moins selon la définition marxienne, le travail – en tant que concept, on se permettra d’insister – n’existe donc pas en dehors du système capitaliste : dans une société socialiste, il deviendrait une activité pratique humaine libérée et libératrice.
Ainsi, en même temps que se produit l’avènement de la bourgeoisie, puis se développe la grande industrie et, partant, le salariat et l’exploitation à grande échelle, naît le besoin de donner un fondement normatif au nouvel ordre social, et d’en enchanter la réalité. C’est l’acte de naissance de la valeur travail : sous la plume des Lumières – Voltaire en tête – le travail devient opportunément une vertu, une possibilité de rachat envers ses semblables et envers Dieu, et sera presque décrit comme le moyen d’absoudre tous les péchés. Jacques Ellul résumera la logique très pragmatique de cette soudaine transformation : « Cette mutation du travail en valeur, c’est le système le plus courant de justification. Parce que le bourgeois est voué au travail, il faut évidemment que celui-ci soit plus qu’une situation de fait : il faut que ce soit une vertu. »
« La valeur travail, et son complément naturel qu’est l’idéologie du Progrès, ont l’excellente propriété de promettre que les souffrances d’aujourd’hui sont toujours la libération de demain. »
Tout naturellement, la valeur bourgeoise du travail pénétrera ensuite les milieux ouvriers afin d’assurer la viabilité de la domination . Si le travail est une vertu, toute extension de son emprise sur la vie des individus peut alors être parée des atours les plus bienveillants. La journée de douze heures ou le travail des enfants sont autant de promesses de rédemption dans un hypothétique futur. La valeur travail, et son complément naturel qu’est l’idéologie du Progrès, ont l’excellente propriété de promettre que les souffrances d’aujourd’hui sont toujours la libération de demain : en ce sens, elles constituent le socle métaphysique indispensable des sociétés capitalistes. Adolphe Thiers ne pourra livrer confirmation plus éclatante du fait que la valeur travail est un instrument de domination des masses lorsqu’il déclarera qu’il compte sur le clergé pour « propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme “jouis” ». Le décor est planté.
Quelle valeur travail pour les ouvriers ?
Outre celui du clergé, le transfert au monde ouvrier du système de valeurs bourgeois du travail se fera d’ailleurs avec le concours malheureux de Marx et des syndicats ouvriers : alors que son gendre Paul Lafargue se démarque clairement en prônant Le droit à la paresse, Marx restera un disciple de l’idéologie du travail, à la fois par sa lecture de l’Histoire en termes exclusifs de rapports de production, et par sa reprise du thème du travail essence de l’Homme. Libéré du lien salarial, le travail est pour Marx le domaine par excellence de la liberté et de la construction de soi, et le seul mode de relation avec la nature et l’environnement, restant à s’approprier grâce à lui. On connaît le mépris de Marx pour les classes qui ne travaillent pas, ainsi que la proposition 8 du Manifeste communiste (« Travail obligatoire pour tout le monde ») : dans la théorie marxiste, le travail désaliéné est une composante essentielle (mais certes non exclusive !) de l’épanouissement humain.
Tout poussera donc la classe ouvrière, jusqu’à ses propres alliés socialistes et même anarchistes, à intérioriser la dimension positive de la valeur travail, ce qui constituera un tournant philosophique et social historique. En naîtront de grandes espérances (non matérielles), inévitablement déçues dans les faits, la société du travail désaliéné promise par Marx tardant à pointer le bout de son nez. Le travail restera dès lors par essence du travail en miettes : fragmenté, spécialisé, déshumanisé. Georges Friedmann pensait que la division du travail et le lien salarial vidaient le travail de toute valeur et de toute substance. Ce que la société gagne en productivité globale, l’individu le perd en capacité à s’identifier à son œuvre et à se construire grâce à elle : la séparation du travailleur et de ce qu’il produit – ainsi que de la propriété des outils de production ! – le rend totalement étranger à sa propre tâche. Partant de ce constat, on pourra se demander en quel nom l’ouvrier serait tenté de placer la valeur travail au centre de sa vie.
Glorifier le travail pour dominer les travailleurs
Dans un éditorial récent sur le site de l’UMP, Jean-François Copé (ou sa plume) proposait de « revaloriser le travail pour recréer de l’emploi ». Pour classique qu’elle soit dans l’idéologie et la phraséologie libérales, cette proposition, oscillant entre incongruité et parfaite absurdité, mérite d’être lue d’un peu plus près afin de révéler, derrière l’affichage publi-électoraliste, la vision réelle de la valeur travail chez les experts ès labor de l’UMP. Proposition copéienne en deux parties, à analyser dans leur unité dialectique. D’une part, la nécessité affichée de revaloriser le travail part – comme il est de coutume – du pré-supposé qu’il y aurait dans le bas peuple ce que les économistes libéraux ont pris l’habitude d’appeler poliment une appétence pour le loisir : le travail constituant une désutilité, le tout-venant préfère se vautrer dans le jeu et l’insouciance que de se purifier par le travail libérateur. On laissera répondre Georges Friedmann : « Beaucoup d’individus utilisent les loisirs pour y réaliser les virtualités dont ils ne peuvent trouver l’emploi dans leur travail professionnel […]. Ce dont les travailleurs ont été privés dans le travail – initiative, responsabilité, achèvement – ils cherchent à le reconquérir dans le loisir. » Si la thèse de Friedmann n’explique certes pas les audiences de TF1 ou M6, elle permet déjà de percevoir que l’appétence pour le loisir est avant tout liée à une insatisfaction intrinsèque face au travail moderne.
« La proposition de Copé est équivalente à celle consistant à dire que le chômage est uniquement dû au mépris des gens pour le travail, mieux connue sous le nom de fainéantise des chômeurs. »
D’autre part, le but ultime reste de recréer de l’emploi. À une époque de chômage de masse, on n’ira pas jusqu’à trouver l’idée idiote. Toutefois, on pourra ne pas s’interdire de s’interroger sur les modalités de sa mise en œuvre, à commencer par la question du partage du temps de travail (durée légale hebdomadaire… et question des retraites !). Parler de remettre au travail des millions de chômeurs sans aborder simultanément la question de la répartition des richesses issues du travail entre et au sein des générations, parler de croissance et de productivité sans mener de réflexion sur ce que l’on produit ni pourquoi, reste une façon assez surprenante d’aborder la question.
Mais c’est bien la dialectique copéienne du chômage qui renferme un savoureux morceau de bravoure : revaloriser le travail pour recréer de l’emploi. Proposition logique strictement équivalente à celle consistant à dire que le chômage est uniquement dû au mépris des gens pour le travail, mieux connue sous le nom de fainéantise des chômeurs. On repensera immédiatement à la métaphore de Laurent Cordonnier qui, sur ce sujet, déclarait que la droite libérale pensait qu’il suffisait de se promener dans les bois avec un panier pour faire pousser les champignons. Théorie brillante ne manquant guère de fondement scientifique, puisque la théorie du chômage volontaire est une des bases du système marginaliste qui guide nos politiques économiques actuelles. Finalement, quelle est la cause du chômage ? Le pouvoir actionnarial jetant de pleines cargaisons de personnes au chômage pour la rentabilité immédiate ? Le niveau indigent du salaire minimum depuis une décennie, ne le démarquant que peu des revenus dits d’assistanat ? La mainmise de la sphère financière sur l’économie réelle ? La science économique et ses valets de presse préféreront l’explication de la fainéantise du peuple et de sa hantise pour le travail, nettement plus scientifique il est vrai – et probablement plus simple à présenter en 30 secondes au 20H ou en deux lignes dans Métro.
Tout ceci vise une nouvelle fois à horizontaliser les animosités sociales : mieux vaut que le travailleur maudisse son chômeur de voisin que son tyran de patron. Glorifier le travail reste le plus court chemin pour dominer les travailleurs, en attribuant un prestige symbolique à leur peine ou leur souffrance. Aucun ordre de domination ne survit durablement sans bâtir ce type de légende valorisante, propre à assurer la servitude volontaire – voire zélée – des dominés.
Réhabiliter la valeur travail ou désaliéner le travail ?
La défense inconditionnelle du travail est donc une arme naturelle du libéralisme et de la destruction des structures sociales. On exalte toujours d’autant plus le travail que le chômage est élevé et que la protection sociale est amenée à se réduire : parfaite préparation au renoncement à la solidarité et au chacun pour soi, chaque citoyen étant invité à ne compter que sur sa propre peine pour s’en sortir.
« On exalte toujours d’autant plus le travail que le chômage est élevé et que la protection sociale est amenée à se réduire. »
C’est bien le sens caché du travailler plus pour gagner plus : travailler plus qu’avant pour gagner plus… relativement à ceux qui auront refusé ce choix. On ne promet pas que la taille globale du gâteau augmentera, mais que ceux qui accepteront d’aller toujours plus loin dans le travail pourront en prélever une plus grosse part. Au milieu de cette compétition haussière du temps consacré au travail et d’éclatement du socle commun de solidarité, on se demande quelle place (ou même quelle importance!) pourra garder l’activité associative ou la participation à la vie politique.
Marx affirmait dans son Introduction générale à la critique de l’économie politique que « l’économie véritable [devrait consister] à économiser du temps de travail », afin que l’homme, libéré des contraintes matérielles, devienne libre de se réaliser pleinement et puisse maîtriser au mieux son temps de vie entre travail, vie citoyenne et loisirs privés. À notre siècle où l’économie prétend devenir la science reine, elle n’a sans doute jamais été aussi étrangère au sens que lui donnait Marx.