Dans une récente interview accordée à un site d’information anglo-saxon, Cervat Yerli, président de Crytek (studio de développement inféodé à l’éditeur Electronic Arts), s’est fendu d’une étrange saillie : « Les graphismes et la direction artistique représentent 60% d’un jeu. » Reprise un peu partout, mais étrangement peu commentée dans nos contrées, il s’agit pourtant de l’affirmation la plus faux cul de l’année.
Sur le papier, Crytek se targue d’être l’illustre concepteur du CryENGINE, matrice de développement XXL supposée façonner des jeux époustouflants de beauté depuis un bon paquet d’années. Mais à l’aune de l’actualité la plus fraîche, Crytek est surtout responsable du piteux Crysis 3, jeu d’action ancré dans ce futur d’anticipation auquel les scénaristes de jeux vidéo ne semblent plus pouvoir déroger. Passe encore la figure imposée de l’invasion extraterrestre plongeant la planète Terre dans l’anarchie… Mais si Crysis 3 doit être qualifié de jeu moisi, c’est surtout parce qu’il se révèle beaucoup trop court, beaucoup trop facile et surtout inintéressant de bout en bout. On peut lire 13/20 sur jeuxvideo.com. 14/20 sur JeuxActu. Le genre de note qui aurait comblé plus d’un cancre en partiels de physique-chimie. Sauf qu’en matière de presse jeu vidéo, 13 ou 14, objectivement, c’est nul. Le lecteur n’est pas dupe : il sait que le site d’information harmonise le barème, tenant soi-disant compte de l’apport du mode multijoueurs pour ne pas se mettre à dos un éditeur bien souvent coiffé de la casquette d’annonceur. Officieusement, chacun sait que Crysis 3 vaut 9 ou 10 sur 20. À tout péter.
« Cervat Yerli nous glisse en substance : « Rien à foutre que mon jeu soit nul, pourvu qu’il t’en mette plein la vue. » Bravo. C’est beau comme du Jerry Bruckheimer. »
Pour sûr Crysis 3 demeurera un essai anecdotique. D’autres jeux l’auront vaporisé de l’inconscient collectif d’ici peu. Mais quelque chose nous dit qu’on n’oubliera pas de sitôt la saillie du président Cervat Yerli, qui illustre parfaitement la psyché de ce sinistre individu : « Les gens disent que les graphismes n’ont pas d’importance, mais jouez à Crysis et dites-moi qu’ils ne comptent pas. Le gameplay a toujours dépendu des graphismes. Dans Crysis 3, c’est l’herbe et la végétation, et la manière dont la physique gère l’herbe et fait se balancer les brins sous l’emprise du vent (quel poète, ndlr). On peut déduire qu’un ennemi court vers nous juste en observant la façon dont l’herbe bouge. Les graphismes, que ce soit grâce à la lumière ou aux ombres, vous placent dans un contexte émotionnel différent, et conduisent à l’immersion. Et l’immersion est la chose la plus efficace que nous pouvons utiliser pour vous faire croire au monde que l’on crée. Meilleurs sont les graphismes, la physique, le sound design, la production et la technique, associés à la direction artistique, plus les choses sont stylées et spectaculaires, et tout cela, c’est 60% du jeu. » L’histoire ? Le scénario ? L’originalité ? La prise de risque ? La profondeur des idées exprimées ? On en déduit que c’est 40% d’un jeu. À tout péter. Et encore : vu son pedigree, le président de Crytek imagine peut-être que le matraquage publicitaire et le marketing viral escortant la sortie d’un jeu complètent à eux seuls les 40% restant ?
Mauvaise foi et gros mytho
Pour sûr Crysis 3 est un jeu raté. Le boss de Crytek a beau noyer le poisson, le joueur non plus n’est pas dupe. En fait de « gameplay », de « graphisme » et d’ « immersion » Cervat Yerli nous glisse en substance : « Rien à foutre que mon jeu soit nul, pourvu qu’il t’en mette plein la vue. » Bravo. C’est beau comme du Jerry Bruckheimer. Voilà un point de vue qu’on pourrait qualifier d’embarrassant lorsqu’on sait que le studio Crytek dépend d’Electronic Arts, deuxième éditeur mondial indépendant de jeu vidéo. Donc, seuls les graphismes importeraient dans un jeu vidéo ? L’un dans l’autre, c’est soit de la pure mauvaise foi, soit le plus gros mytho jamais brandi par un professionnel depuis les balbutiements de l’histoire du jeu vidéo.
Mauvaise foi, car par le passé, Crytek a toujours cultivé cette obsession de la perfection formelle, avec plus ou moins de réussite, sans jamais renier pour autant le fond de leurs œuvres : en plus d’être un honnête jeu d’action, Crysis premier du nom offrait un embryon de réflexion – on a dit un embryon, hein – à propos du concept d’envahisseur, qui n’est pas forcément ce Nord-Coréen qu’on affronte au début du jeu.
Mauvaise foi, car à qui profite la « technique » ? Réduire l’intérêt d’un jeu à la « physique », aux « graphismes » et au « sound design » n’a aucun sens. Puisqu’en termes de puissance de calcul – et donc de rendu visuel et sonore – les disparités entre un PC taille patron d’un côté et une PlayStation 3 de l’autre sont si abyssales que les deux versions du même Crysis 3 n’ont presque rien à voir l’une avec l’autre. Alors non, mister Yerli : aussi léché soit-il, l’enrobage ne fait pas tout. Au mieux, on veut bien y déceler l’expression mal dissimulée d’un complexe d’infériorité. Qui veut que Crytek ne sache plus faire de bons jeux, juste des beaux jeux, et à esthétique variable, donc.
Gros mytho, parce que parmi les jeux les plus acclamés en 2012, on retrouve – tiens tiens – The Walking Dead, Bastion, Persona 4, Mass Effect 3 et The Cave. Non pas qu’on prête beaucoup d’importance à Metacritic, cet outil référençant les notes attribuées par la presse vidéoludique anglo-saxonne, mais tout de même : on parle de jeux dotés d’un indiscutable supplément d’âme. Un seul blockbuster surfriqué labellisé Electronic Arts dans le top 5. Et encore, pas n’importe lequel, vu qu’il s’agit de Mass Effect 3, le haut du panier en guise de Space Opera. Peu importe le degré de prouesse technique. En l’espèce, c’est la singularité de l’expérience de jeu qui a fait la différence.
« Walking Dead, Journey et Persona 4 ont justement démontré qu’une direction artistique inspirée pouvait compenser sans mal une palette technique limitée. »
Gros mytho, parce qu’au détour de ce charabia sémantique dont il a le secret, Cervat Yerli voudrait nous faire avaler qu’une « direction artistique » digne de ce nom doit forcément être assistée par une assise technique superlative en tout point, sorte de condition sine qua non pour accoucher d’un bon jeu. Ben voyons. Ce type sait-il seulement de quoi il parle ? Dernièrement, Walking Dead, Journey et Persona 4 ont justement démontré l’inverse : à savoir, qu’une direction artistique inspirée, avec implication émotionnelle à la clé, pouvait compenser sans mal une palette technique limitée. Mais ça, à Crytek on s’en cogne : on reste fidèle à l’axiome voulant que plus il y a de moyens techniques et financiers déployés, moins il y a d’idées exprimées.
Pommes pourries et tronc perverti
En tant que garant du catalogue de jeux qu’il édite, Electronic Arts est donc le premier responsable de cette dérive marketing alarmante. Dérive que notre collègue Usul a subtilement dézinguée dans une chronique sur jeuxvideo.com, où il est question de franchises prestigieuses qui n’hésitent plus à dénaturer leur quintessence, quitte à cocufier le joueur, juste histoire de s’en mettre plein les fouilles. Les pommes pourries ne tombant jamais très loin du tronc perverti, on ne s’étonnera donc pas du sort récemment réservé à Dead Space : le mètre-étalon du jeu d’horreur, également édité par Electronic Arts, s’est gaufré dans le grand-guignolesque le plus total au détour d’un épisode 3 à oublier. Constat valable pour la majorité des jeux à suite de l’index Electronic Arts, exception faite de Mass Effect, donc. Faites le test pour voir : essayez de vanter, en société, les qualités scénaristiques de Dragon Age 2, Battlefield 3 ou Medal Of Honor : Warfighter. C’est fait ? Toutes nos excuses : à l’heure qu’il est, votre tête doit déjà tanguer au bout d’une pique.
Nivellement par le bas, non-respect des consommateurs, profanation de licences cultes : on ne fera pas avaler au joueur qu’il s’agit d’un simple concours de circonstances. Car enfin, où sont passés ces chefs d’œuvres en puissance qu’Electronic Arts nous a promis ? Il est où Mirror’s Edge 2 ? Elle est où, la suite de ce jeu frisson où vertige, parkour, et autres arabesques en milieu urbain sont érigés en idéal de vie ? Plus aucune news concrète à se mettre sous la dent depuis des lustres. Le projet est bel et bien porté disparu. Pourquoi ? Parce que le concept n’est pas assez vendeur ? Peut-être un mal pour un bien, vu le traitement de faveur accordé à la plupart des jeux EA contemporains.
« Il est où Mirror’s Edge 2 ? Plus aucune news concrète à se mettre sous la dent depuis des lustres. Le projet est bel et bien porté disparu. »
« Les graphismes, 60% d’un jeu » ? Parce qu’on a affaire à la contrevérité vidéoludique la plus scandaleuse jamais énoncée à ce jour, il est de notre devoir de blackbouler ce mauvais présage ad vitam. S’il n’est pas déjà arrivé, prions pour ne jamais vivre ce jour où la babe siliconée se sera substituée pour de bon à la belle femme lettrée. Pleurons ce futur d’anticipation peut-être pas si spéculatif où Transformers et Rihanna trôneront aux côtés de 2001 et Miles Davis au Panthéon des merveilles de ce monde.
La nature est si luxuriante dans Crysis 3. Par instants, il nous prend cette envie de déposer les armes et adopter une pose contemplative face à la canopée virtuelle. Hélas, c’est comme si la trame dramatique volontairement régressive du jeu nous empêchait constamment d’humecter ses beaux atours. Le CryENGINE3 – qui est à Crysis 3 ce que les cylindres en V sont au moteur de compétition – est un bien bel outil, mais sans âme. Car si la technique inhibe tout élan de créativité et rend les éditeurs cyniques à ce point, à quoi bon persévérer dans le perfectionnement technologique à tous crins ?