Incorrigibles Français ! Après l’esclavage, le maréchal Pétain, la rafle du Vel d’Hiv’ et la colonisation, entre autres, voilà qu’un sondage de l’Ipsos commandé par Le Monde nous révèle qu’ils seraient des islamophobes confirmés, doublés de fascistes compulsifs désireux d’avoir un « vrai chef à la tête de la France pour remettre de l’ordre » (sic). Dans tout ce fatras, on a voulu y voir plus clair, alors nous sommes allés éplucher nous-mêmes le sondage. Il en ressort une tout autre analyse. Révélations.
Encore un sondage d’opinion qui devrait redonner de l’espoir aux identitaires de tout bord. 74 % des Français rejettent l’islam ! C’est du moins ce que prétendent démontrer les conclusions d’une étude réalisée sur 1016 personnes sur internet ! Triste nouvelle pour nos compatriotes musulmans, elle devrait donc réjouir le Bloc identitaire comme les quelques salafistes qui instrumentalisent leur Prophète ; et font bien du tort à leur « sœurs et frères » qu’ils prétendent représenter, soit dit en passant. Guère rassurante, cette construction d’un islam imaginaire ne doit duper personne : elle est en ces temps de crise largement destinée à détourner la colère sociale. Voyez plutôt la première question du sondage.
Elle concernait les préoccupations des Français. Le résultat est clair : le chômage, le pouvoir d’achat, leurs vieux-jours, la santé. Voilà qui inquiète les Français. Et visiblement, l’intégrisme religieux ne les soucie qu’à 17% (soit un peu moins que le score de Le Pen à la présidentielle 2012…). Qu’en eût-il été s’il n’avait même pas été mentionné dans les propositions ? Vous aurez noté au passage comme la « religion » est effacée pour laisser place à « l’intégrisme religieux ». Et à moins d’être un con fini, évidemment l’intégrisme religieux, on s’en méfie. À en croire les résultats, les Français sont aussi soucieux de l’intégrisme religieux que des inégalités sociales (19%). Pourquoi n’en pas conclure alors que le peuple de France est ultra-libéral ? Truffé de gens qui ne pensent qu’à leur gueule, emmerdent leur prochain, ne respectent qu’une loi, celle du marche ou crève. On est loin de ce peuple râleur, qui ne veut pas de la « modernisation de l’État » et toutes ces salades néo-libérales. C’est pourquoi d’ailleurs il ne viendrait à l’esprit d’aucun éditorialiste ou chroniqueur économique de dire que la France est devenue les États-Unis…
Entre les lignes donc, est suggérée l’idée que le peuple n’est pas capable d’intelligence, qu’il est foncièrement mauvais et qu’en temps de crise il ne peut que se replier sur lui-même.
Bas peuple
Poursuivons l’analyse des résultats et entrons dans le vif du sujet. « On a besoin d’un vrai chef en France pour remettre de l’ordre. D’accord pas d’accord. » Voilà la question posée. 87% des sondés sont d’accords (le détail selon la sympathie partisane est consultable ici). On nous le sert ensuite comme un bas réflexe populiste dégueulasse. Mais entre-nous, à la question « Voulez-vous un dictateur ? », pensez-vous vraiment que les réponses eurent été si favorables… Encore un sondage qui légitimera la bourgeoisie dans son rôle : « Voyez le peuple, seulement capable de se laisser conduire par des tyrans, etc. », semblent-ils suggérer. A l’heure où la démocratie directe fait de plus en plus pression sur la démocratie représentative, voilà qui justifie que l’on n’abandonne pas le pouvoir au peuple. Voyez plutôt ce qu’il pourrait en faire. Entre les lignes donc, est suggérée l’idée que le peuple n’est pas capable d’intelligence, qu’il est foncièrement mauvais et qu’en temps de crise il ne peut que se replier sur lui-même. Heureusement, la bonne bourgeoisie est là pour l’encadrer et empêcher ses accès de fureur. On pourrait aussi en conclure que les Français ont compris le fonctionnement de la Ve République, cette monarchie républicaine. Et de quel ménage parle-t-on ? Parce que foutre un coup de Karcher à la Défense, à la Bourse et Parlement c’est pas pareil que d’aller ratonner du barbu rue Myrha. La guerre civile entre pauvres. C’est peut-être ça qu’attendent les riches pour se faire oublier ? Si on peut rester prudent face à une telle analyse, il apparaît néanmoins clair qu’un tel climat n’est pas des plus propices au rassemblement des classes populaires derrière une cause commune, celle en l’occurrence de la défense de leurs acquis sociaux, piétinés par une mise en concurrence mondialisée entre les travailleurs.
L’opposition ethnico-religieuse plutôt que la lutte de classe. Voilà qui arrangerait bien les ennemis du peuple.
Agenda setting identitaire
L’opposition ethnico-religieuse plutôt que la lutte de classe. Voilà qui arrangerait bien les ennemis du peuple. Diviser pour mieux régner, cette antienne machiavélique trouve un tas d’échos en ces temps de crise. Prompts à utiliser cette arme de dispersion massive, les puissants jouent aux apprentis sorciers. Voudraient-ils, tels des Néron, voir le pays à feu et à sang ? On n’ose l’imaginer. Alors pourquoi autant d’exaltation identitaire ? Pour renforcer les clivages entre « communautés » ? On comprend à la lisière d’une telle analyse pourquoi Marine Le Pen et le Front national représentent un outil important pour les puissants. Un tel levier de division, de démobilisation des masses et d’atomisation de la société est inespéré pour les riches et doit être choyé. Car enfin, un ouvrier ou un cadre licencié, qu’il soit juif, musulman, catholique ou athée, ça ne fera toujours qu’un chômeur de plus. Et qu’il se rende à Pôle emploi avec une kippah, un masbaha ou les Évangiles sous le bras, ça ne changera rien en cas d’éventuel radiation abusive. Qu’on se le dise, cette peur de l’Autre est largement mise en scène par des médias moins sensationnalistes que catastrophistes. Car si certaines tensions existent bel et bien, que certains excités bien déterminés rêvent d’un grand soir identitaire, cela ne justifie pas que l’on projette de manière aussi répétée dans l’opinion publique de telles angoisses. Et puis au début de l’intervention militaire au Mali et plus de six mois après l’affaire Merah, pas étonnant que de tels chiffres surgissent. Voyez plutôt comme l’environnement ne préoccupe plus tellement les Français. Pourtant en 2009, année du succès électoral d’Europe-Ecologie aux régionales et de la conférence de Copenhague, celui-ci tenait une bonne place dans les préoccupations des Français. Quasi disparu des médias, la crise avançant, la montée du chômage, etc. voilà que le sujet n’intéresse plus tellement (cf. schéma plus haut). L’agenda setting médiatique est donc aussi un facteur important expliquant ces résultats. On pourrait presque parler d’un sondage biaisé. Presque.