Si la tendance est à la musique sans saveur, livrée au consommateur abêti dans son poste de télé, sa radio-poubelle ou directement sur smartphone, des bastions de résistance s’organisent aux quatre coins du monde. En Scandinavie par exemple, où une révolution musicale se joue depuis vingt ans. L’occasion pour 42mag.fr de donner un coup de projecteur sur une scène en pleine explosion.
La Norvège. Son modèle social, son saumon, ses glaciers, ses forêts infestées de trolls, ses églises en bois debout et ceux qui les brûlent to the ground. La Norvège, berceau du black metal, courant musical impie s’il en est. Au début des années 1990 sont apparues des groupes portant la musique extrême dans ses derniers retranchements. Son poisseux, cris glaçants, esthétique lugubre et faits d’armes inquiétants… Que le lecteur offusqué par les distorsions agressives se rassure, nous n’en causerons pas davantage, presque pas. D’autres l’ont décrié ou porté aux nues bien mieux qu’on ne saurait le faire en ces pages. Non, ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est la poignée de groupes qui en naquirent, mais n’officient plus dans le metal à proprement parler. Car oui, l’univers s’étend au-delà des compils Inrocks et de la pop sucrée mâtinée d’électro qu’on nous sert à toutes les sauces dans les émissions hype. Paradoxalement, c’est à les entendre qu’il me prend des envies d’automutilation.
Le black metal norvégien donc, a été, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le terreau d’expérimentations qui ont conduit un certain nombre de ses pionniers à s’en écarter pour approcher d’autres genres musicaux. Folk, rock psyché, électro et j’en passe, cette mouvance scandinave est aujourd’hui à l’avant-garde de la musique contemporaine, loin des productions insipides et formatées qui saturent les ondes d’une France américanisée jusqu’à l’œdème.
Des loups dans la bergerie
À la proue du drakkar se tient fièrement Ulver, formation protéiforme issue de l’esprit d’un seul homme, Kristoffer Rygg (alias Garm), fondée en 1993. Pionniers du black metal aux côtés de groupes tels que Mayhem, Burzum ou Darkthrone, et malgré des inclusions récurrentes de passages purement folk dans leurs premiers méfaits (le magnifique Kveldssanger l’était même tout entier), la musique du groupe prend un tournant résolument différent avec la parution en 1998 du double album Themes from William Blake’s The Marriage of Heaven and Hell, qui comme son nom l’indique est la transposition musicale du Mariage du Ciel et de l’Enfer, œuvre légendaire du poète anglais William Blake. Maelström insolent de sonorités rock, folk et électro hanté par la voix captivante de Kristoffer Rygg, l’album est la pierre angulaire de la discographie d’Ulver. Un manifeste avant-gardiste terriblement excitant qui annonce bien des turbulences.
À partir de là, le groupe ne cessera de surprendre son auditoire en explorant tour à tour : électro (le très introspectif et cinématographique Perdition City) ; avant-garde (Blood Inside, monumental et baroque) ; dark ambient (Shadows of the Sun, empreint d’une sérénité funèbre) ; et art rock (le profond Wars of the Roses), avec une maestria confondante comme dénominateur commun. Plus tôt cette année est paru leur dernier opus intitulé Childhood’s End, album de reprises rock psyché venues tout droit des sixties. Jefferson Airplane, The Byrds, The Electric Prunes… 16 titres issus pour la plupart de la mythique compilation Nuggets, revus et corrigés par les Norvégiens avec une virtuosité qui laisse pantois d’admiration.
La meute
Si Ulver fait figure de légende, ils ne sont pas les seuls à s’être lancés à corps perdu hors du black metal pour infiltrer des terres pacifiées. Ainsi va de Hexvessel, formation emmenée par Mathew MacNerney (alias Kvohst). Auteur/compositeur anglais exilé en Finlande, il a sévi au sein de Code et Dødheimsgard, dont les productions hostiles ne seront pas du goût de tout le monde, convenons-en. Hexvessel distille une folk teintée d’ésotérisme et d’envolées psychédéliques savoureuses, magnifiée par la voix de MacNerney. Après un premier album occulte et personnel, Dawnbearer, le groupe nous revient en cette rentrée avec No Holier Temple, pétri de références seventies et tout entier dédié… aux arbres. Oui, aux arbres. Conifères, pins parasols ou saules pleureurs, Hexvessel ne fait pas de discriminations. Ces hippies modernes ont à cœur de préserver la planète et les rituels magiques qu’ils pressent sur CD ne sont pour eux qu’un des moyens d’y œuvrer. Une plus-value à laquelle vous serez peut-être sensibles.
Enfin, last but not least, vient Virus, né des cendres de Ved Buens Ende, qui a marqué en son temps l’avènement d’un black metal tourné vers l’expérimentation avec un unique album, Written in Waters. Carl-Michael Eide et Einar Sjurso (alias Czral et Einz) sont les chefs d’orchestre de ce projet difficilement qualifiable, réservé à un public averti. Virus, c’est une orgie jazz-rock sur les bords du Styx, le mariage contre-nature d’un swing vénéneux et de mélodies dissonantes et hypnotiques. La voix de Czral, envoûtante et grotesque, n’est pas sans évoquer celle du Scott Walker de la dernière heure. Leur troisième album, The Agent that Shapes the Desert, sorti l’année dernière, dépeint les déserts de sable rouge dans lesquels se traînent les derniers hommes, côtoyant les fantômes d’une civilisation qui a précipité sa propre extinction. Toute ressemblance avec ce monde est purement fortuite. On notera que le texte de Parched Rapids a été écrit par MacNerney (Hexvessel), quand Kristoffer Rygg (Ulver) s’invite sur le refrain de Call of the Tuskers. On ne s’en étonnera pas, car malgré des approches musicales diamétralement opposées, ces artistes partagent une même histoire et œuvrent de concert à un édifice musical d’une richesse incroyable.
Répandre l’épidémie
Nous pourrions citer bien d’autres acteurs d’une scène scandinave en ébullition depuis vingt ans, mais ce serait mâcher le travail aux éventuels intéressés. Ce coup de projecteur enjoint simplement les mélomanes en quête de nouvelles sensations à y tendre l’oreille. La plupart de ces artistes font partie de maisons de production indépendantes et il n’est pas toujours aisé de se procurer leurs albums, sans compter l’étiquette metal qui complique davantage les choses – vous trouverez ainsi les albums électro d’Ulver au rayon hard-rock de vos disquaires. On pourrait aussi s’interroger sur la raison du silence unanime qu’observe la presse spécialisée à leur égard, et fustiger sans risque la paresse de l’establishment culturel qui sévit dans nos contrées. Mais une chose est sûre, le vent du Nord continuera à souffler longtemps, au grand bonheur de ses adeptes de plus en plus nombreux.