Il a un illustre homonyme en la personne du poète dramaturge espagnol du XVIIe siècle. Comme lui, ce Calderon – Gabriel de son prénom – est homme de théâtre et prolifique. À 30 ans, il a déjà écrit une quinzaine de pièces. Mais plutôt que de professer que la vie est un songe, l’Uruguayen en fait un cauchemar drolatique et irrésistible où l’excès et la fantaisie décapent jusqu’à l’os les valeurs les mieux partagées. Famille, sexualité, foi, identité, tout y passe dans une ronde, dense et endiablée. Trois de ses pièces sont au Théâtre des Quartiers d’Ivry, le Centre dramatique national du Val-de-Marne. Une première en France pour un auteur original et corrosif dont on n’est pas près d’oublier le nom.
N’est-ce pas un peu difficile de se faire un prénom quand on s’appelle Calderon ?
Ce n’est pas un nom si rare. Mais au conservatoire d’art dramatique dans lequel j’étudiais, ma professeure de chant s’est persuadée que j’avais changé de nom. Si bien qu’elle m’a mis à la porte de son cours. J’ai dû revenir avec ma carte d’identité pour me faire réadmettre.
On peut vous définir comme auteur d’un théâtre radical ?
Je n’aime pas me positionner de façon à plaire à tout le monde. Je ne cherche pas le consensus. Mes personnages pensent ce qu’ils disent, disent ce qu’ils font et font ce qu’ils pensent. Ils disent aussi beaucoup de gros mots comme dans la vraie vie.
Vous avez des règles d’écriture ?
Non, ça dépend des pièces. Mais quand j’écris, j’essaie de susciter l’intérêt de tous, le mien, celui du public et des comédiens. On peut dire que c’est déjà une règle. Le thème de la dictature, par exemple, peut ne pas intéresser tout le monde, mais le fait qu’il y ait de la haine, la manière dont les uns détestent les autres, ça nous concerne tous. J’ai aussi une autre stratégie : le rire et l’humour. Il faut distraire les gens, pas les assommer. Le théâtre, pour moi, c’est insupportable. Je dois faire beaucoup d’efforts pour tenir une heure ou une heure et demie dans une salle. Quand j’écris, je me tiens à cette limite. Je me coupe sinon je m’ennuie moi-même et je ne veux pas infliger aux spectateurs ce que je ne supporte pas.
Vous faites du théâtre politique, mais ça ne ressemble pas au théâtre militant conventionnel ?
L’ancien théâtre politique ne me convient pas. Les spectateurs arrivent déjà émus parce qu’ils savent ce qui va se passer. Ces pièces les confirment dans leurs convictions. Je ne tiens pas, moi, à les conforter même si je n’ai rien contre les convictions en soi, au contraire. Mais si une pièce les renforce, ça doit venir des questions posées sur la scène. Je cherche des mécanismes qui poussent les gens à s’interroger, qui les piègent. Je préfère énerver les fascistes plutôt que tranquilliser les gens de gauche et les humanistes. Il y a le risque à prendre sur scène de déstabiliser le spectateur.
« Il faut distraire les gens, pas les assommer. Le théâtre, pour moi, c’est insupportable. »
Vous faites comme si le spectateur était un adversaire ?
Oui. Mais à la différence du foot par exemple, où il y a un gagnant et un perdant, ici j’affronte le public et les comédiens, mais quand je gagne, ils gagnent aussi. Quand je perds, nous perdons également tous. On n’est pas dans une compétition, mais pendant la représentation, on se bat les uns avec les autres. En fin de compte, c’est un combat entre les gens de théâtre et les spectateurs pour savoir comment gagner ensemble.
Vous courez le risque de vous mettre le public à dos en tournant le dos à la facilité du consensus ?
Les spectateurs veulent toujours être d’accord avec le créateur et lui aussi souhaite que les spectateurs le soient avec lui. L’endroit où ils seront en désaccord est difficile pour l’un comme pour les autres. On va se sentir mal à l’aise. Mais ça me paraît à moi indispensable. Le but et l’idéal seraient que les spectateurs sortent en pensant des choses différentes, que les opinions se partagent. La démocratie conventionnelle se base sur le consensus. La vraie démocratie, c’est celle qui entretient les différences et les différentes opinions sans chercher à les uniformiser. L’art théâtral ne va pas dire que vous vous aimez tous, mais au contraire que vous avez des opinions différentes, que ces opinions font que vous vous détestez les uns les autres. Il ne s’agit pas d’accentuer les divergences, mais de les accepter. Le théâtre se met ainsi au service de la vraie démocratie.
« Il ne s’agit pas d’accentuer les divergences, mais de les accepter. Le théâtre se met ainsi au service de la vraie démocratie. »
On en revient à vos personnages qui semblent tout d’un bloc… Ils n’éludent rien et s’entrechoquent.
Exactement. Imaginons que l’on parte de l’idée que le capitalisme est une chose terrible. On va montrer sur scène comment il l’est. Mais ses partisans ne vont pas venir voir la représentation. Il n’y aura que ses adversaires. Il faut montrer les différences qui existent entre nous. Lorsqu’ un personnage dit que le monde est comme ça, il faut lui opposer un autre personnage qui tient le discours inverse.
Pratiquement, qu’est-ce que vous opposeriez dans une pièce comme personnage à un ministre du fisc qui serait lui-même un fraudeur ?
Le sujet est déjà une pièce de théâtre en soi. Énorme même. Bon, je me mettrais à sa place et je verrais comment défendre sa position, expliquer pourquoi j’ai fait ces choses-là. Je dirais : « D’une certaine manière, vous avez voté pour moi et au fond, il n’y a pas tellement de différences entre votre vote et le fait que j’ai un compte à l’étranger. Lorsque vous avez voté Hollande, vous saviez très bien qu’il n’était pas de gauche. Vous vous êtes menti à vous-mêmes et maintenant vous venez me le reprocher. » Pour moi il importe lorsque je traite d’un sujet de voir, en tant que citoyen, en quoi et comment je suis responsable d’une situation. C’est une similitude d’ailleurs entre l’Uruguay et la France. On pense — contrairement aux USA ou à la Chine où l’ennemi, c’est toujours l’autre — que l’on est plutôt responsable de ce qui nous entoure et de la façon dont fonctionne une société.
Dieu, les extra-terrestres et les revenants…
Ils sont tour à tour au centre des trois pièces fantastiques Ouz, Ore, Ex, concoctées par Gabriel Calderon. Des détours extravagants et en tout cas résolument burlesques et réjouissants pour parler de la foi, de la violence, de la dictature, de la mémoire… avec la sensibilité d’un homme du XXIe siècle. L’auteur a assuré la mise en scène des deux premières, en collaboration avec Adel Hakim, directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry qui continue, après son Antigone palestinienne, d’ouvrir ses portes au(x) théâtre(s) du monde. Les onze comédiens qu’ils dirigent sont plus que savoureux dans les multiples rôles qu’ils ont à endosser et font partager au mieux leurs délires. Intelligents, très drôles et d’une formidable vitalité, ces trois ingénieux voyages tiennent plus que leurs promesses.