Avec Effets secondaires, Steven Soderbergh fait un pas de plus vers la retraite et livre un film étonnant, réquisitoire contre la médecine psychiatrique moderne maquillé en thriller habilement orchestré. L’histoire d’une vaste mascarade qui nous interroge sur le bien-fondé des pratiques médicales censées guérir nos cerveaux malades. Un questionnement qui ne date pas d’hier au cinéma.
« On n’a pas trouvé mieux pour se défaire des « aliénés » que de les sangler aux lits des prisons blanches que sont les asiles psychiatriques. »
Hitler mettait dans le même sac handicapés physiques et malades mentaux lors de l’Aktion T4, programme d’élimination à grande échelle de ces poids morts de l’économie – repoussant ainsi les limites de la politique de stérilisation contrainte mise en place par les Américains depuis le début du siècle –, dont la chair et l’esprit blessés entachaient la pureté de la race qu’il fantasmait… Partout ailleurs dans le monde, on condamne unanimement les procédés atroces mis en œuvre par le tyran pour se débarrasser du problème. De l’autre côté de l’Atlantique, c’est même une inaliénable prérogative : chacun a droit à sa chance, même les plus défavorisés par la donne naturelle. Le rêve américain. Mère Nature est une garce, mais nous avons le devoir de soigner ses enfants meurtris… par tous les moyens.
Ainsi des lobotomies et des électrochocs, des camisoles de force et des cellules capitonnées. On n’a pas trouvé mieux pour se défaire des « aliénés » que de les sangler aux lits des prisons blanches que sont les asiles psychiatriques – hôpitaux, pardon. De savants médecins en blouse claire s’y promènent, la conscience propre, avec au cœur la conviction de servir le progrès et d’œuvrer pour le Bien, observant à la loupe l’insecte humain qui s’égosille et bave, l’œil vitreux, fouillant ses méninges au scalpel pour découvrir où se loge le mal qui l’habite. Mais tout n’est pas si noir. Nombre de patients sont sortis complètement soignés de ces cloaques immaculés… les pieds devant.
La voix des sans-voix
Lorsqu’on évoque les hôpitaux psychiatriques, plusieurs films s’imposent à nous. Le plus célèbre d’entre eux, c’est évidemment Vol au-dessus d’un nid de coucou, de Milos Forman. On se souvient de Jack Nicholson, l’élément perturbateur d’une mécanique de l’horreur douce et bien huilée au sein d’un asile, où le personnel médical règne d’une main de fer dans un gant de velours sur l’assemblée des « fous », trop abrutis par la chimie et apeurés par les gardiens pour oser se révolter. Bienvenue dans la psychiatrie moderne. Le génie des chercheurs, c’est d’avoir su synthétiser dans un minuscule comprimé les effets conjugués de la camisole de force, d’un grand coup de brique dans la gueule et du somnambulisme. Cette trouvaille a un nom : le neuroleptique, et on la doit au professeur Henri Laborit à l’aube des années 1950 (cocorico !). Cette découverte est une avancée considérable en matière de neuropharmacologie, et notamment en ce qui concerne le traitement de la schizophrénie. Le neuroleptique a en effet la haute capacité de plonger le sujet dans un état d’ataraxie (indifférence du malade pour son environnement), ce qui économise un nombre conséquent de clés de bras pour venir à bout de son agitation. À défaut de guérir, on assomme le mal.
L’une des plus nobles qualités du cinéma, c’est de se faire l’œil et la voix des victimes plus volontiers que des bourreaux, et de dénoncer sans vergogne l’ordre établi et sa violence envers les faibles. S’il est admis socialement que les bandits, les assassins, les fous doivent payer pour les crimes infligés à la communauté humaine – donnée abstraite et oppressante s’il en est –, il en va tout autrement sur pellicule. Est-ce un hasard si le psychiatre le plus renommé du 7e art est un dangereux cannibale ? Les « fous », en revanche, sont souvent des Cassandre victimes de l’injustice perverse et implacable du système, pris pour des déments hallucinés alors qu’ils témoignent d’une clairvoyance qui échappe au commun des mortels. L’exemple type est celui du personnage incarné par Bruce Willis dans L’Armée des 12 singes, de Terry Gilliam, venu du futur pour empêcher l’holocauste de se produire, et interné de force alors qu’il tente de délivrer son message au monde.
En 1963 déjà, le système était dynamité par Shock Corridor, chef-d’œuvre signé Samuel Fuller, pour qui « l’Amérique était devenue un asile d’aliénés », dira Martin Scorsese. Il y narre l’histoire d’un journaliste qui se fait passer pour fou afin d’être interné et d’élucider un crime commis entre les murs d’un hôpital psychiatrique, afin de décrocher le Pulitzer. Mais cette plongée dans les affres de la folie risque fort de le contaminer. Pour Fuller, il n’y a qu’un pas de la lucidité à la déraison, allègrement franchi par l’Amérique des années 1960, qui met sous clef les symptômes de sa décadence pour tenter de les oublier. Mais le cinéma n’oublie rien, et Shock Corridor révèle ces excroissances malsaines jusqu’à devenir lui-même un appareil de la folie, à la fois clinique et baroque.
Mais il n’y a pas qu’aux États-Unis qu’on se risque à plonger son regard dans l’abîme. Sous un jour plus lumineux, le Coréen Park Chan-wook réalisait en 2006 Je suis un cyborg, comédie sentimentale entre deux coucous attachants, dont l’héroïne est persuadée d’être un robot de combat. Le film embrasse volontiers la folie de ses personnages, se parant de couleurs vives tranchant avec le désert blanc de l’asile, truffé d’effets numériques qui rivalisent d’inventivité et de charme. Mais qu’on ne s’y trompe pas, Je suis un cyborg est en filigrane une critique sans appel des pratiques barbares de la psychiatrie, une ode à la folie créatrice que tente d’étouffer ce système. Il réaffirme qu’une large frange des cinéastes est du côté des fous – qui ne le sont jamais que par rapport à une norme liberticide.
La grande dépression
Les gens tristes nuisent à la marche du monde. Ils font de mauvais employés, peu amènes et contre-productifs. Fort heureusement, la machine capitaliste a réponse à tous ces maux gênants et les antidépresseurs font leur apparition à la fin des années 1950, réalisant en partie le cauchemar imaginé par Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes à travers les comprimés de Soma, distribués aux travailleurs pour les soulager artificiellement de la peine du labeur quotidien. Il est aujourd’hui communément admis que la dépression est une maladie, un désordre psychique caractérisé par une tristesse chronique, une chute libre de la motivation chez l’individu qui s’accompagne souvent d’idées suicidaires et de crises d’angoisse. Troubles de l’humeur, bipolarité, syndrome « d’anxiété panique », les formules prétendument savantes prolifèrent depuis des décennies pour qualifier les multiples symptômes qui traduisent le rejet physiologique des conditions de vie de l’homme moderne par son corps animal.
Avec Two Lovers, James Gray livre une brillante relecture contemporaine des Nuits blanches de Dostoïevski. Joaquin Phoenix interprète Leonard, un homme brisé de retour chez ses parents après avoir rompu avec sa fiancée. Leonard est « bipolaire », c’est-à-dire que son humeur fluctue entre phases d’euphorie et de mélancolie aiguës. Il suit un traitement censé harmoniser ces phases pour retrouver l’équilibre… et naturellement, cela ne fonctionne pas. Leonard est à bout de nerfs et réagit émotionnellement à la cruauté des événements dont il est victime. S’il oscille entre rire et larmes, c’est tout simplement qu’il subit de plein fouet les coups du sort qui s’acharne contre lui. Quoi de plus normal, en somme ? Le vocabulaire psychiatrique a remplacé les descriptions littéraires dont usait Dostoïevski pour exprimer la psychologie de ses personnages, et l’effet pervers de ce basculement se traduit par une modification de la perception qu’a l’entourage de Leonard du mal-être dont il souffre, et face auxquels ses proches se sentent impuissants.
Avec les avancées de la médecine psychiatrique, il appartient plus que jamais au « malade » de prendre en charge son état et de « se (faire) soigner », le chargeant d’une injuste responsabilité qui engendre chez lui la culpabilité, en même temps qu’elle déculpabilise son entourage – car que peut-on face à une maladie lorsqu’on n’est pas médecin ? L’écoute et l’attention sont désormais à chercher auprès des professionnels, et la persistance du mal-être chez l’individu relève du cas clinique et non plus du désespoir existentiel.
Pour en finir avec l’imposture psychiatrique
« La tristesse et l’anxiété sont des états consubstantiels de l’existence, et le désir absurde d’y échapper conduit aujourd’hui à des dérives systématiques dont les psychiatres sont complices et prescripteurs. »
La société consumériste arrache l’homme à la terre et opère un dangereux glissement du matérialisme immanent des nécessités de la survie au matérialisme transcendant de l’accumulation et de la production des biens censés embellir l’existence. Il fallait, pour contenir la révolte naturelle des corps contre ce nouvel ordre devenu fou, l’affubler du sceau de la maladie et trouver moyen de la museler. C’est chose faite avec l’avènement des pilules « miraculeuses » que sont les antidépresseurs et leurs déclinaisons (anxiolytiques, hypnotiques…). Mais on n’a jamais fait la preuve qu’ils avaient soigné quiconque, et le patient délivré durablement de son mal-être ne le doit pas tant à l’intervention de la chimie pharmacologique qu’au tour plus heureux qu’a pris sa vie à un moment donné de son parcours. La tristesse et l’anxiété sont des états consubstantiels de l’existence, et le désir absurde d’y échapper conduit aujourd’hui à des dérives systématiques dont les psychiatres sont complices et prescripteurs.
C’est en substance ce que dénonce Steven Soderbergh dans Effets secondaires, qui de charge contre la psychiatrie et les lobbys pharmaceutiques se mue en thriller paranoïaque et lorgne du côté de Brian De Palma. Mais même alors, on aurait tort de penser que le film abandonne sa puissance critique, car c’est précisément dans sa deuxième partie – dont on ne révélera rien de l’intrigue – qu’il en décrie les aspects les plus néfastes de la manière la plus subtile. Car aujourd’hui, la situation est telle que n’importe qui peut se procurer ces médicaments avec une déconcertante facilité et en abuser, témoignant de l’incompétence criminelle des médecins. Combien de mineurs en crise se voient prescrire antidépresseurs, anxiolytiques et somnifères en tous genres, causant chez eux toutes sortes de déboires et d’accoutumances, sans même parler de l’incapacité à prendre ses démons à bras-le-corps pour affronter la dureté de l’existence ? N’importe quel médecin généraliste vous prescrira généreusement une cure de Xanax ou de Lexomil, pour peu que vous lui disiez traverser une période de stress et que vous lui souffliez la marque du médicament de votre choix…

À petit feu, ces chiens de garde du monde libéral nous lessivent le cortex et font de nous des loques incapables de révolte, impuissants face aux tourments qui agitent et agiteront toujours nos existences. Pilule bleue ou pilule rouge, cela revient au même et cela ne sert à rien. Et quant au mal de vivre, celui que chantait Barbara, ce n’est pas une maladie, il n’a pas d’antidote. Il est là, du soir au matin, niché au creux du ventre, on ne s’en défait jamais vraiment… mais il faut lutter. Et le cinéma est un avertissement et l’instrument de cette lutte.